Tintin au Tibet. Du toit du monde au Ciel

Tintin au Tibet, le vingtième album de la série de bande dessinée Les Aventures de Tintin, créé par le dessinateur belge Hergé, en 1958-1959 [1], est généralement considéré comme l’album le plus personnel et le plus abouti d’Hergé. Rappelons d’un mot l’histoire : alors que l’avion qui transporte son ami Tchang s’écrase dans le massif du Gosainthan dans le Tibet, Tintin est le seul à le croire vivant en dépit des apparences à la suite d’un cauchemar où Tchang, enseveli dans la neige, implore son secours. Contre l’avis de tous, mais avec l’aide du capitaine Haddock, d’abord réticent, il se rend sur place et tente tout, jusqu’à risquer sa propre vie pour sauver celle de son ami.

De fait, d’une richesse débordante, Tintin au Tibet invite à une lecture à plusieurs niveaux [2] :

Une lecture politique. En effet, il s’agit d’une des BD les plus résolument apolitiques de Hergé. L’on n’a par exemple pas manqué d’observer que c’est la première aventure de Tintin dans laquelle les armes à feu sont absentes (il en sera de même, ensuite, des Bijoux de la Castafiore). Et, paradoxalement, alors que le récit ne dénot eaucune intention politique, il sera enrôlé en faveur de la défense de la culture tibétaine, notamment à la suite de l’exposition bruxelloise en 1994, intitulée « Au Tibet avec Tintin » et inaugurée par le dalaï-lama en personne.

Une lecture psychologique. Hergé compose sa BD dans période de grande transformation de soi : marié depuis 1932 avec Germaine Kieckens, il tombe amoureux d’une jeune collaboratrice des studios Hergé, Fanny Vlamynck ; il interroge sa foi catholique en découvrant les philosophies et religions orientales (nous reviendrons sur ce point plus loin) ; bloqué dans sa création artistique, il hésite entre plusieurs projets qu’il abandonne et se décide enfin pour un projet qui lui tenait à cœur depuis Tintin au Tibet ; aux alentours de cinquante ans, cette fameuse crise du milieu de vie, Hergé connaît une période de dépression.

Une lecture psychanalytique. Serge Tisseron [3] n’a pas manqué de longuement se pencher sur cet album et de déchiffrer notamment dans le personnage si attachant du yéti qui prend soin de l’ami-enfant et pleure longuement son départ une des la figures paternelles qui s’égrènent sur le chemin de Hegé-Tintin [4].

Une lecture éthique. Héros qui obéit jusqu’au bout au devoir de l’amitié, Tintin incarne la morale déontologique. En quête d’amitié, de vérité et de bien, pratiquant la justice et le courage, il concrétise aussi la morale téléologique du bonheur et des vertus. Mais, bien plus encore, en accueillant, pour la première fois, l’humble vulnérabilité du désespoir et de l’abandon [5], en allant jusqu’au don total de soi, tout cela en vue de la communion amicale qui est échange de dons, il illustre la morale ontodologique de l’amour-don. L’hommage que le lama en personne rend à Tintin en conclusion de l’histoire et de l’album est un résumé de toutes les vertus héroïques exercées par le héros, justement surnommé « Cœur Pur » : « Sois béni, Cœur Pur, sois béni pour la ferveur de ton amitié, pour ton audace et pour ta ténacité [6] ! ».

Une lecture religieuse. Pour la première fois, Hergé manifeste une attention importante [7], mais progressive pour les phénomènes paranormaux [8] comme la synchronicité (le cauchemar est presque contemporain de l’envoi de la lettre où Tchang annonce sa venue en Europe), la lévitation et les visions du moine tibétain Foudre Bénie, la légende du yéti, à laquelle Hergé veut donner l’épaisseur de la réalité [9], etc. Pour la première fois aussi, il partage son intérêt pour les religions orientales. Toutefois, en demeurer là serait ignorer combien Hergé est profondément imprégné par la culture chrétienne qu’il a reçue et qu’il n’a pas reniée [10] :

Une lecture théologique. En effet, le yéti est avec Tintin une figure du Bien, comme le Bon Samaritain. Plus encore, multiples sont les mentions de « trois jours » [11] qui est la durée symbolique de la mort et de la résurrection [12]. En outre, le récit du Bien que Tintin veut faire ne peut être exposé, est toujours interrompu, comme s’il ouvrait notre chemin sur la Patrie, notre fragilité à un salut. Enfin, comment ne pas noter la présence analogique des trois théologales personnifiée par les différents protagonistes : par son don de soi indéfectiblement fidèle et totalement désintéressé qui va « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1), Tintin représente la charité ; par « la foi qui transporte les montagnes » (cf. Mc 11,22-25) qu’attestent les lamas, le capitaine Haddock, alias « Tonnerre grondant », incarne la vertu éponyme ; par la confiance inébranlable en la venue de son ami, Tchang évoque l’espérance qui espère « contre toute espérance » (Rm 4,18) [13].

 

Face à cette foisonnante polysémie [14], l’on comprend que le tintinologue averti qu’est Michel Serres (qui était aussi ami d’Hergé) dise de cet album qu’il est « de la plus précieuse rareté », au point qu’il « devrait constituer une sorte de vraie fin, sublime et magistrale [15] ».

Pascal Ide

[1] Hergé, Les Aventures de Tintin. 20. Tintin au Tibet, Tournai, Casterman, 1960.

[2] C’est ce que propose un professeur d’histoire et de géographie en lycée, qui est aussi tintinophile : Eudes Girard, « Une lecture de Tintin au Tibet », Études, 411 (juillet-août 2009) n° 7-8, p. 77-86. Nous le suivons en partie. Cf. aussi le très riche article de l’entrée « Tintin au Tibet » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

[3] Cf. Serge Tisseron, Tintin chez le psychanalyste. Essai sur la création graphique et la mise en scène de ses enjeux dans l’œuvre d’Hergé, Paris, Aubier et Archimbaud, 1985.

[4] Cf. Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, coll. « Champs biographie », Paris, Flammarion, 2006.

[5] Sur le thème de l’abandon, cf. Jean-Marie Apostolidès, Les métamorphoses de Tintin, Paris, Flammarion, 1984, rééd., coll. « Champs », 2006, p. 334-336.

[6] Tintin au Tibet, planche 61, case C1.

[7] Je dis « grande », parce que l’on rencontre par exemple des phénomène smédiumniques avec le fakir du Cipaçalouvishni, dans Le Lotus bleu, la voyante Madame Yamilah dans les Sept Boules de cristal.

[8] « Cette montée en puissance du paranormal tout au long du récit a pour effet d’empêcher le rejet final des phénomènes présentés » (Vanessa Labelle, La représentation du paranormal dans les Aventures de Tintin, Université d’Ottawa, thèse 2014, p. 67-68).

[9] Cf.  Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, p. 477.

[10] « Le procès d’intention consistant à affirmer qu’Hergé ferait du prosélytisme pour initier et convertir ses jeunes lecteurs au paranormal est ridicule et infondé. Nous avons multiplié les exemples montrant la permanence des valeurs chrétiennes d’Hergé, du premier au dernier album. Mais aussi son ouverture respectueuse vis-à-vis des autres religions, en particulier le bouddhisme et l’Islam » (Bob Garcia, Tintin, le Diable et le Bon Dieu, Paris, DDB, 2018, conclusion).

[11] Partant de la lamaserie pour le dernier épisode de sa quête, Tintin met trois jours pour rejoindre Charahbang, le village tibétain proche de la montagne nommée le museau du yack, où le yéti est supposé retenir Tchang. Il met de nouveau trois jours pour atteindre l’entrée de la grotte où son ami est retenu.

[12] Cf. Mt 12,40. Cf. l’interprétation que donne Eudes Girard, « Une lecture de Tintin au Tibet », p. 84-85.

[13] Cf. Jean-Luc Marion, « Quand Tintin arrive, le quotidien explose », Coll., Tintin et le trésor de la philosophie, vol. Hors-série, Philosophie Magazine, 2020, p. 17-18.

[14] La liste n’est pas close. Cf., par exemple, la relecture sémiotique par Jean-Marie Floch, Une lecture de Tintin au Tibet, coll. « Formes sémiotiques », Paris, p.u.f., 1997.

[15] Cité par Eudes Girard, « Une lecture de Tintin au Tibet », p. 86.

30.8.2022
 

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