« Révélation, science et philosophie, rayons d’un même Soleil »

Cahiers de l’IPC, 14 (6 janvier 1977), p. 209-226. [1]

 

Au terme de la démarche analytique qui est celle de ce Cahier n° 14, notre propos est d’en éclairer plus profondément l’intention et d’en manifester l’unité et la pleine intelligibilité ; ce rôle ne peut être celui des seuls principes de la science expérimentale.

Pour cela, nous avons dû faire appel à un maître pédagogue à l’œuvre duquel nous avons puisé avec un bonheur toujours renouvelé : il s’agit du pape Pie XII, notre modèle sur la voie de la Sagesse. Le dernier Cahier de l’IPC lui fut consacré, en commémoration du centenaire de sa naissance. Et, outre certains articles, il s’y trouve une anthologie de quelques textes fondamentaux du Docteur Angélique touchant essentiellement au sujet qui nous occupe [2].

Le mouvement de cet article est double : ascendant, puis descendant ; analytique, puis synthétique. Dans la première partie, nous nous demanderons si les sciences expérimentales, ainsi que l’art médical et les techniques, découvrent un certain ordre dans la réalité et dans quelle mesure elles l’expliquent selon ses causes prochaines. Mais ces connaissances ne trouvent leur intelligibilité ultime qu’en Dieu, nom plus élevé que la cause première confuse et impersonnelle du philosophe, le Dieu révélé dans la Bible.

En un second temps, nous montrerons plus concrètement la signification que, dans sa spéculation comme dans sa pédagogie, un savant chrétien peut donner à cette remontée quasi platonicienne au Principe du vrai et du bien. [212]

A) La science sacrée ordonne de façon ultime les disciplines expérimentales

1) Le discours scientifique

Deux puissances furent données à l’homme, par lesquelles il se distingue des animaux dénués de raison, à savoir l’intelligence et la volonté. Et la science est l’un des signes de la domination de l’esprit humain sur l’immense masse matérielle du cosmos et de l’empyrée. On ne peut nier aujourd’hui que les savants aient appris à fixer leur regard avec docilité sur chaque détail du livre étonnant de la nature. L’importance exceptionnelle des progrès scientifiques engendre diverses attitudes que Pie XII recense et hiérarchise [3]. La plupart des personnes professent une admiration inconditionnelle dans les applications techniques et cristallisent en cette croyance le but essentiel de la science. D’aucuns, plus cultivés, apprécient la méthode, le génie et les efforts des chercheurs scientifiques. Enfin, plus rares sont ceux qui s’interrogent sur les problèmes intéressant toute l’ampleur de la science, de la valeur de ses principes à la portée de ses résultats. Tel est, en partie, notre propos.

Parcourons rapidement la démarche spécifique des sciences expérimentales. On peut les classer en deux groupes sous le point de vue de la méthode. D’une part, nous trouvons les sciences qui utilisent constamment, dans chacune de leur démarche, tout l’outillage mathématique, essence même de leur mode de procéder : c’est le cas de l’astronomie que connaissaient déjà les Anciens et aussi, plus récemment, de la physique, de la chimie, de la biologie même (voir les articles de Jean Daujat, Charles de Koninck et Mademoiselle A. Lizotte dans le présent Cahier). D’autre part, il y a les sciences que l’on pourrait qualifier d’intégralement physiques dont le prototype historique nous est fourni par les traités zoologiques d’Aristote et, aujourd’hui, par l’éthologie [213] dont l’un des fondateurs est Konrad Lorenz (cf. l’article de Thierry Chatain dans ce Cahier) si elles emploient la balance ou la règle, ce n’est qu’accidentel dans leur description de la réalité.

Certes, les conclusions obtenues par ces deux types de sciences différent radicalement : les sciences physico-mathématiques construisent un modèle de l’univers et considèrent la réalité au travers du prisme quantitatif. Quant aux autres sciences, elles aboutissent à une description exhaustive des êtres et des faits, n’induisant qu’avec beaucoup de circonspection. Nous avons donc ainsi d’un côté une synthèse quantitative et de l’autre une analyse qualitative.

Mais ces différences sont là pour mieux manifester la ressemblance essentielle des deux méthodes : elles regardent la réalité sous ses causes prochaines. En effet, les sciences ont pour but d’étudier la nature à un degré de concrétion poussé : pourquoi le cuivre conduit-il l’électricité et la porcelaine, non ? Quel est le rôle de l’hypothalamus ? etc. En conséquence, elles ne sauraient en rester à des considérations générales si elles veulent rejoindre chaque espèce de phénomènes dans sa nature propre.

Maintenant, si l’on s’interroge sur l’utilité d’une telle connaissance, il suffit d’ouvrir les yeux sur la civilisation contemporaine qui vient amplement puiser aux conclusions des sciences pour assurer son bien-être. L’habitude quotidienne nous a fait oublier ce que nous devons à l’électromagnétisme de Maxwell ou à la table périodique des éléments de Mendéléiev, ou aux pionniers de l’endocrinologie, par exemple : métropolitain au grille-pain et au magnétophone, mais aussi de l’avion supersonique jusqu’aux gigantesques accélérateurs de particules. [214] La simple consultation de statistiques sur les taux de maladies relatifs à certaines maladies nous révèle le chemin parcouru depuis la physiologie du Stagirite où « les poumons et le cerveau sont destinés à refroidir le cœur, organe chaud à trois cavités où se forme le sang [4] ».

2) Insuffisance du discours scientifique

Cependant, la science se suffit-elle à elle-même quant à l’intelligibilité qu’elle donne de la nature ? Il ne semble pas.

a) Besoin de la philosophie

Tout d’abord, en effet, la science a besoin des lumières philosophiques.

– Déjà, le savant pressent lui-même ses limites. Car, comme l’explique Pie XII [5], les sciences sont aussi génératrices d’angoisse et de désarroi. L’esprit humain aspire en effet, à pénétrer l’être intime des choses, leur substance. Or, la science n’en donne que des déterminations quantitatives quand elle emploie la mathématique comme méthode, ou bien qualitatives et extrinsèques quand elle est descriptive à la manière de la botanique. De plus, la raison recherche la certitude dans le connaître. Or, les sciences expérimentales, du fait de leur grand degré de concrétion, ne sauraient prétendre à l’absolue nécessité : la matière sur laquelle elles travaillent est contingente ; il est difficile de distinguer les vraies relations de causes à effet et de passer au-delà de l’accidentel dans le sujet. Le contenu des lois est souvent statistique, imparfait, il idéalise, simplifie le réel. En outre, les théories physico-mathématiques sont toujours susceptibles de changer. En outre, l’entendement recherche l’unité harmonieuse dans ses considérations. Mais le tableau que nous laissent actuellement les sciences est celui d’un « émiettement », d’une « prédominance absolue de la spécialisation [6] » : la connaissance expérimentale de la réalité est morcelée dans une mul[215]tiplicité analytique de sciences disparates telles que la pétrochimie, la cristallographie ; et l’exemple est encore plus flagrant en médecine où l’on compte des dizaines de secteurs de recherche plus ou moins cloisonnés.

– Enfin l’intelligence aspire du plus profond d’elle-même à comprendre au sens élevé du terme ; et cette constatation nous introduit à la raison vraiment décisive de l’insuffisance intrinsèque aux sciences expérimentales exposée antérieurement : en effet, selon la célèbre définition, ne mérite le nom de science au sens philosophique qu’une « connaissance certaine par les causes ». Mais les sciences expérimentales, comme nous l’avons vu, ne donnent qu’une cause prochaine, et ce, avec probabilité. Elles ne sauraient pleinement mériter le nom de sciences de la nature. Seule, la philosophie de la nature peut prétendre à la certitude, car elle en reste au niveau des « communia », des choses les plus communes dans leur considération physique. Or, le plus universel dont elle traite est aussi le plus certain en soi : dire que nous rencontrons trois sortes de mouvement dans la nature, selon le lieu, la qualité et la quantité est sans doute plus sûr que d’affirmer que l’univers est en expansion. La philosophie de la nature pénètre l’être intime de la nature, peut la définir grâce à sa grande universalité et cela sous l’unité de l’objet formel qui est l’être mobile. Ainsi se trouve comblée l’intelligence humaine, selon ce que nous disions précédemment. De même, on saisit mieux l’ordonnance, l’architectonisme entre sciences expérimentales et philosophie de la nature : Tout d’abord, les sciences physiques posent un certain nombre de principes au départ de leur élaboration, principes dont elles ne peuvent établir la réalité, la définition adéquate : tel est le rôle de la philosophie de la nature. À tout moment de [216] sa spéculation, le savant présuppose que l’on sache par exemple ce qu’est le temps ou, que la continuité du mouvement soit prouvée lorsque l’on parcourt l’histoire, on voit à quel point le divorce philosophie-science est invivable : les savants ont dû, viciant leur synthèse et leur interprétation des faits, emprunter aux philosophies du moment, s’adonnant qui au matérialisme, qui à l’idéalisme, voire au scepticisme.

Il faut aussi remarquer, au sujet de ces principes qu’ils sont ceux que toute personne acquiert pédagogiquement en premier. En effet, non seulement la science de la nature doit procéder de l’universel au particulier, mais l’intelligence humaine elle-même part du plus commun pour aller au plus propre qui est le plus distinct [7] : l’enfant commence par appréhender confusément ce qu’est un être vivant avant de distinguer entre un épagneul et un saint-bernard. En conséquence, l’appréhension générale que donne la philosophie de la nature précède pédagogiquement les sciences physiques qui sont plus proches du singulier comme tel. Ensuite la philosophie de la nature vient éclairer et fonder la méthode employée par la science expérimentale. Cette dernière, en effet, présuppose, dans son appréhension mathématique, que le temps, la grandeur soient divisibles et, dans son appréhension plus physique, que l’induction soit une méthode légitime, efficace. De plus, la science expérimentale a besoin des lumières supérieures de la philosophie de la nature pour s’éclairer à tout moment de sa démarche et pour prolonger ses conclusions, ou mieux, les justifier, voire leur donner une portée plus large. C’est ainsi que Monod, comme la physique des quanta avec le principe d’incertitude de Heisenberg, appellent obligatoirement, dans les répercussions philosophiques de leurs expériences l’examen [217] de la notion de « contingence » et de « hasard » que donne Aristote au Livre II des Physiques.

Enfin, quant aux applications techniques et médicales du donné scientifique, il est bien évident qu’il appartient à l’éthique de les ordonner, car les domaines du vrai et du bien sont radicalement distincts. Donc, là encore, une lumière différente de la seule science expérimentale est requise.

En bref, si l’on résume les considérations ci-dessus, nous concluons que la science expérimentale doit se prolonger dans une philosophie de la nature, mais pas n’importe laquelle, dans « une connaissance plus approfondie et plus adéquate de la pensée philosophique thomiste pour frayer la voie à la vérité [8] ». La philosophie de la nature, plus commune et plus certaine, fournit les principes, ordonne les diverses sciences expérimentales, plus concrètes et plus dialectiques, par voie de conséquence [9].

Si l’on voulait achever le processus de remontée dans le domaine strictement rationnel, il faudrait encore préciser que la philosophie de la nature elle-même, n’étudiant qu’un aspect de l’être, à savoir sa mobilité et les notions subséquentes, voit ses principes fondés dans la connaissance ultime de la métaphysique : l’ontologie et la théologie naturelle, la première étudie l’être en tant qu’être.

Elle justifie, par exemple, les divisions qu’utilisait la philosophie de la nature de l’être en dix prédicaments. Elle « définit » aussi des notions que la « physique » présupposait quand elle appréhendait son objet, à savoir le mouvement, l’acte, la puissance.

Ensuite, la théologie naturelle achève tout le savoir rationnel en traitant de la cause ultime de tout être. La philosophie de la nature, pour expliquer l’existence du mouvement [218] a prouvé la nécessité d’un Premier Moteur. La métaphysique la complète en en précisant la nature : l’être Acte pur.

Donc, les sciences expérimentales sont ultimement fondées, par la lumière seule de la raison, dans la métaphysique.

b) Insuffisance de la philosophie

Mais la philosophie seule permet-elle encore de poursuivre l’effort de synthèse jusqu’à la clef de voûte de l’édifice, à savoir Dieu saisi avec distinction et objet d’amour ? C’est-à-dire, une doctrine procédant de la raison divine est-elle nécessaire aux sciences, philosophiques ou non ?

– Regardons d’abord cela quant à l’aspect spéculatif des sciences physiques.

En premier lieu, il faut remarquer que la théologie est supérieure aux disciplines expérimentales comme à la philosophie : d’une part grâce à son objet qui est divin ; d’autre part, grâce à la certitude de son mode enraciné dans la lumière de la science divine qui, à la différence de l’intelligence naturelle, ne peut faillir [10].

Ensuite, la nature de cette suprématie de la science sacrée est celle de la Sagesse comme le clame le Deutéronome (4,6) et Sagesse absolue sur tout savoir humain : « En effet, il appartient au sage de connaître et de juger et d’autre part le jugement, pour ce qui est inférieur, s’obtient par référence à une cause plus élevée. Donc est sage en un genre quelconque celui qui prend en considération la cause suprême de ce genre ». Or, Dieu est cause suprême de tout l’univers et la théologie traite de Dieu selon qu’il est cause suprême, et non pas seulement à partir des créatures, comme le fait la philosophie. « Elle enseigne aussi de Dieu ce qui n’est connu que par Lui seul et qu’il nous communique par révélation. La doctrine sacrée mérite donc par excellence le nom de Sagesse [11] ». [219]

Si l’on compare ces considérations à la science, la Sagesse divine ayant pour fonction d’ordonner car le « pourquoi » le plus intime de la réalité lui appartient, nous concluons que la théologie sous ce rapport ordonne la science. Celle-ci y trouve son fondement dans sa plus haute intelligibilité : elle lui donne certitude absolue, et une vision synthétique de la nature envisageant sous la causalité formelle d’un Dieu personnel, un et trine.

En nous appuyant sur l’enseignement du Docteur commun [12], nous pouvons éclairer notre propos par l’exemple suivant. A la question : « Pourquoi la combinaison d’un corps non métallique avec l’oxygène donne un acide ? », le chimiste répond en alléguant une formule reposant sur la structure atomique de la matière. Dans l’état actuel des théories scientifiques, il a raison. Mais que quelqu’un réponde : « Parce que c’est une loi naturelle que Dieu a voulue ! », voici qui est aussi vrai, voire beaucoup plus certain et de plus donne la cause la plus fondamentale, la plus ultime de la réalité observée. Sans Dieu, en effet, l’expérience n’existerait pas ou serait inintelligible au savant. Mais que la science fonde son intelligibilité dernière dans la connaissance théologique, ne la rend nullement caduque ou stérile, comme le montrera la seconde partie.

– Considérons enfin, les applications pratiques de la science : la théologie ordonne arts et techniques comme il ressort du raisonnement de saint Thomas [13].

Il est évident qu’il y a un ordre entre les natures ; de l’inorganique au vivant, par exemple. De plus les natures inférieures peuvent participer quant à leur perfection à ce qui appartient aux natures supérieures : ainsi, certaines bêtes très évoluées, comme le chien, participent à ce qui est certes inférieur, mais spécifique à l’homme, quand ils usent de leur cons[220]cience sensible, ou de ce que saint Thomas nomme leur « estimative » ou de leur appétit irascible. Or, la nature raisonnable, connaissant le bien et l’être dans leur aspect universel, est ordonnée immédiatement au principe universel du bien. Donc la perfection de l’homme réside dans ce qui est ordonné par une perfection supérieure venant de l’art divin [14]. D’où, la nécessité de nous plier à croire pour nous préparer à voir. « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu ». (He 10,6) Or, Dieu est le bien aimable par excellence, et les arts et techniques quoique tournés prochainement vers le beau et l’utile, sont ultimement ordonnés au bien. Donc, les médecines, les techniques industrielles, etc… ne réaliseront pleinement leur finalité que dans la mesure où elles chercheront « en Dieu leur perfection, dans la charité éclairée par la science, selon la vérité unique de l’Evangile, sous la conduite de l’Eglise une et Sainte [15] ».

B) La vérité révélée est un guide pour le savant

L’acquis scientifique appelle donc légitimement la Révélation divine comme son plein achèvement. Regardons maintenant comment un savant chrétien peut être serviteur de la théologie, serviteur un peu moins approprié que le philosophe.

1) La voie ouverte par Pie XII

La voie ouverte par Pie XII avec un si juste équilibre, sachant manifester la fécondité de la science autant que ses limites, est précieuse.

  1. a) Considérons les sciences expérimentales dans leur dimension spéculative.

– La Révélation divine certes se suffit intégralement à elle-même, car Dieu en est le principe même. C’est au contraire la parole de Dieu, développée par le magistère de l’Eglise, qui est le principe et ordre de connaissance et d’agir en matière appropriée. Néanmoins, dans son essence même, [221] la Révélation est au-delà de la pénétration de la raison humaine. Que le Créateur de toutes choses soit à la fois Unité et Trinité, voilà qui ne peut être qu’objet de foi et non de raison.

Mais justement, du fait de cette faiblesse inhérente à l’intelligence humaine, la science sacrée va utiliser les données du savoir rationnel pour davantage manifester les énoncés de foi, comme apologétique en quelque sorte. L’éclairage des sciences expérimentales ou de la philosophie sera extrinsèque à l’intelligibilité même de l’Ecriture mais elles se présenteront comme un outil pédagogique indispensable. La raison de ceci est développée dans un article paru dans les Cahiers n° 13 de l’IPC de notre professeur Aline Lizotte sur « La vérité révélée, étoile de l’esprit humain ».

La théologie est en tant que science une œuvre de la raison humaine bien qu’elle soit sacrée par son objet. Or l’intelligence doit, selon son mode naturel de connaissance, partir du connu pour elle, à savoir le sensible et du commun pour aller au propre dans l’ordre de concrétion [16]. Mais, il arrive souvent que le plus intelligible en soi ne soit pas le plus connu pour nous. Or, il est bien évident que le plus commun et le plus universel est traité par la théologie et non par la philosophie : la science sacrée, en effet, contemple Dieu comme cause universelle de tout le créé. Donc, les disciplines rationnelles permettent de bien disposer l’intelligence qui, élevée par l’éclairage de la foi, devient apte au discours de la science sacrée. Or, les sciences expérimentales sont une discipline de raison. En conséquence, elles doivent toujours, et là est l’œuvre du savant chrétien en tant que tel, s’offrir comme une manuductio (manu-ducere = conduire par la main) pour la connaissance de Dieu.

Un bel exemple nous est donné par le travail que réalisa Charles de Koninck sur le dogme de l’Assomption. En effet, [222] il effectue à la demande de Pie XII une recherche philosophique préalable introduisant à une compréhension raisonnée de l’exposé de foi, manifestant ainsi que cela ne saurait s’opposer aux données obtenues par l’intelligence. Il démontra ainsi qu’il était tout-à-fait possible qu’il y ait mort de la Vierge Marie et son assomption sans que son corps ne connut un seul instant, la corruption.

La théologie quoiqu’elle se suffise dans son intelligibilité peut donc, pour mieux manifester ce qu’elle veut montrer, user de la science, ou de l’éthique, ou tout autre savoir rationnel. Celui-ci inversement devant toujours être disposé à servir la doctrine sacrée et manifester son accord avec elle.

– Ceci mis au point, voyons la riche solution que nous donne Pie XII pour manifester comment le savant peut être professeur d’admiration du créé et partant, de son Auteur divin, revient à montrer que les sciences expérimentales sont comme le reflet éclatant de la Science divine. Et pour ce, le Pasteur Angélique suggère, en général, deux directions aussi claires qu’évidentes, dont le discours du 22 novembre 1951 donne une excellente vision de synthèse. La première direction que fournit Pie XII est comme une confirmation et une concrétisation de la première dont saint Thomas use pour prouver l’existence de Dieu [17]. La physique et la biologie modernes montrent avec une luminosité accrue qu’un incessant mouvement agite l’univers, tant le macrocosme que le microcosme, l’inanimé que l’organique. Or, la philosophie de la nature définit le mouvement comme l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel et ce passage de la puissance de l’acte est dû à un moteur. Ne pouvant remonter à l’infini, il est obligatoire de poser un être immobile qui meut sans être mû, nécessaire, immatériel, éternel. Il s’agit de Dieu, cause [223] finale de tous les mouvements, car « en Lui, pas de changement ni ombre de variation » (Ps 101,27-28). D’où l’on voit que le scientifique chrétien peut montrer quelle large contribution apportent les données expérimentales.

Une seconde direction est l’observation de l’ordre, la finalité, la beauté dans l’univers : il demande un gouverneur, un législateur unique de cosmos face à la multiplicité, la hiérarchie, la diversité des choses crées (Sg 11,21). Or, chaque scientifique ne sent -il pas, dans son ordre propre, « palpiter la Sagesse éternelle », des cieux stellaires révélés par la spectroscopie jusqu’au glissement d’un grain de sable. « Il retrouve dans ses découvertes les bribes du plan unique de la création » dit admirablement Pie XII [18]. Et les cœurs sont comme suspendus aux paroles du scientifique prêts à louer, chanter une action de grâce à Dieu [19].

Tel est donc le sens profond vers lequel le savant, (et non les sciences comme telles) peut ordonner ses considérations rationnelles comme une voie pour admirer la Sagesse divine en chacune de ses œuvres.

  1. b) Le technicien et le médecin, du fait de leur fonction concrète, peuvent par leur conduite exemplaire ordonner leur pratique au service de Dieu et des Ainsi, le médecin ne saurait oublier que son malade n’est pas qu’un ensemble de symptômes mais un être humain, personnel, doué d’une âme spirituelle

– Pie XII n’hésite pas à mettre plusieurs fois en garde, face à l’usage irréfléchi des techniques du savoir expérimental. L’expérience nous révèle, en effet, qu’autre est la science, autre est son utilisation. Et de nous rappeler le triste exemple de cet engin si destructeur qu’est la bombe atomique. Cependant, dans son usage pacifique, l’énergie nucléaire contient une puissance prodigieuse qui peut rendre les plus éminents services à l’humanité [20]. Là apparaît donc [224] encore le rôle du savant, de l’industriel catholique : il doit éclairer chaque découverte, user des créatures dans la lumière de la charité vis-à-vis de ses frères pour la plus grande gloire de Dieu.

2) La voie ouverte par l’encyclique Humani generis

Pour terminer, nous voudrions suivre la direction indiquée par l’encyclique Humani generis dans toute sa fécondité : le rôle régulateur de guide que joue la Parole de Dieu face aux progrès scientifiques, c’est-à-dire le bonheur inestimable qu’a le savant d’avoir cet outil de référence constant, extrinsèque mais supérieur que sont l’Ecriture et la Tradition de l’Eglise. Elles le gardent en certains domaines de conclusions erronées, intempestives, mais aussi lui signifient des directions de recherche dont elles éclairent la finalité.

  1. a) Pie XII donne plusieurs exemples négatifs dans cette encyclique : « Dans le cas où ces vues conjecturales (de la science humaine) s’opposeraient directement ou indirectement à la doctrine révélée par Dieu, la requête (selon laquelle la religion catholique doit tenir compte des ‘hypothèses’ scientifiques) devrait être absolument rejetée. » C’est ainsi que Pie XII nous met en garde contre des évolutionnistes, outrepassant malhonnêtement l’étendue des faits et les possibilités de leur méthode en affirmant une évolution continue passant du singe à l’homme, sans création d’un couple primitif et d’une infusion immédiate d’une âme par Dieu. Il rejette, pour la même raison la théorie improbable selon laquelle « Adam, signifierait un groupe de multiples parents originels » (hypothèse du polygénisme) « car on ne voit absolument pas comment cette opinion est compatible avec ce que les sources de la vérité révélée et les actes du Magistère ecclésiastique enseignent sur le péché originel ». Pie XII manifeste la même prudence et aussi la [225] même fermeté en histoire qu’en biologie.
  2. b) Mais, de façon positive, le savant peut-il attendre la même lumière constante, infaillible de la Parole de Dieu au moins dans ses démarches principales, au même titre qu’en théologie morale, l’agir humain est constamment rectifié, illuminé par la Révélation (comme le montre la deuxième partie, Ia-IIae et IIa-IIae de la Somme de théologie de saint Thomas) ?

Il semble que oui. Tel est, par exemple l’admirable travail d’un catholique français anonyme dans deux œuvres [21]. « Le souci de vérité et de simplicité éclate constamment dans les Saintes Lettres même de l’Ancien Testament », les Ecritures étant source de toute la théologie surnaturelle, explicitée par la Tradition de l’Eglise. « Un ne doit jamais oublier qu’ils (les anciens hagiographes) ont écrit avec le secours de l’inspiration divine qui les a prémunis de toute erreur [22] ».

En conséquence, l’auteur de Galilée… qui souhaite garder l’anonymat [23], a repris aux sources les textes bibliques, analyse leur traduction et va jusqu’à les refondre. Mais surtout il montre en s’appuyant sur tout l’acquis scientifique contemporain, non seulement la profonde vérité expérimentale du Pentateuque, du livre de Job, des Psaumes, mais aussi les innombrables enseignements que Dieu nous révèle sur les lois mystérieuses de la création. Ce trésor inépuisable qu’est la Bible peut alors transfigurer même des savoirs profanes, tels l’astronomie, l’archéologie, la chimie ou la démographie.

L’auteur nous montre ainsi, et le professeur Jérôme Lejeune en a donné plus récemment confirmation, qu’il est, en effet, tout-à-fait compréhensible et possible qu’avec son infinie puissance, Dieu ait créé un homme à partir de boue colloï[226]dale et lui ait ensuite insufflé une âme.

Dans des domaines plus dialectiques, aussi, où les sciences expérimentales n’auront jamais de réponse absolue, le savant chrétien jouit de la même lumière divine infaillible soit pour orienter ses recherches, soit pour satisfaire son intelligence quant aux inévitables carences : ainsi, la refonte de la Parole de Dieu de cet auteur anonyme, nous montre qu’aux origines de l’humanité, les continents ne formaient qu’un seul bloc dont Jérusalem occupait d’ailleurs le centre. Ceci semble confirmer les constatations actuelles de la dérive des continents.

Bref, nous comprenons mieux quels « avantages » strictement spéculatifs, le savant chrétien tire de sa foi, s’il sait employer la richesse de la Bible.

Ainsi, il est évident que les mystères de la physique, de l’astronomie, de l’histoire ancienne généralement révélés à une aristocratie intellectuelle au terme d’un long procédé discursif deviendront accessibles à tout chrétien et certifiés par la lumière divine. Néanmoins, cette connaissance n’est pas indispensable : l’exemple du Curé d’Ars, ignorant des choses de la science expérimentale, nous le montre bien.

En outre, à un niveau plus pédagogique, quelle motivation profonde pour un enfant d’étudier des disciplines aussi rébarbatives dans leur hétéroclisme sans unité que la géographie, le latin, la biologie : les sciences expérimentales apparaissent alors comme une préparation de tous instants à la contemplation surnaturelle.

Ou mieux, elles sont comme les rayons du soleil divin, quelques-unes des facettes où se reflète à nos faibles intelligences ce joyau d’amour infini qu’est Dieu dont la Sagesse ordonne toute connaissance. « Quelqu’un, en effet, serait-il parfait parmi les enfants des hommes, s’il lui manque la Sagesse qui vient de toi on le comptera pour rien » (Sg 2,9).

 

Pascal Ide

 

[1] Le numéro 14 des Cahiers de l’IPC, la revue de la Faculté libre de philosophie comparée, fut coordonné par Yves Boulic et moi-même, qui étions en troisième année (qui s’appelait commentatorat, d’un titre inspiré par le cursus médiéval). Yves Boulic en a écrit l’introduction et j’en ai rédigé la conclusion qui constitue ce texte. Je me suis contenté de préciser quelques intertitres (les subdivisions étant déjà présentes) et de placer en note les références qui étaient dans le texte.

[2] Cahiers de l’IPC, 13, p. 191.

[3] Pie XII, Discours du 24 avril 1955.

[4] Maurice Bariety et Charles Coury, Histoire de la médecine, coll. « Que sais-je ? » n° 31, Paris, p.u.f., 1992, p. 40.

[5] Pie XII, Discours du 24 avril 1955.

[6] Pie XII, Discours du 21 novembre 1946.

[7] Cf. Aristote, Physiques, L. I, chap. 1.

[8] Pie XII, Discours de septembre 1955.

[9] Cf. Charles de Koninck, « Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ? », Culture, Québec, 4 (1941) n° 2.

[10] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 5.

[11] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 6.

[12] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, L. III, chap. 97.

[13] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 2, a. 3.

[14] S. Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Physiques d’Aristote,, L. II, l. 1, n. 14.

[15] Pie XII, Discours du 14 novembre 1951.

[16] Cf. Aristote, Physiques, L. I, chap. 1.

[17] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 2, a. 3.

[18] Pie XII, Discours du 8 novembre 1948.

[19] Pie XII, Discours du 24 avril 1955.

[20] Pie XII, Discours du 8 novembre 1948.

[21] [Fernand Crombette], Galilée avait-il tort ou raison ? (2 Tomes) ; La Révélation de la Révélation (2 Tomes).

[22] Pie XII, Lettre encyclique Humani generis, 12 août 1950.

[23] Aujourd’hui, il existe un site qui lui est dédié, consulté le 10 juin 2019 : https://ceshe.fr/fr/ouvrages-originaux-de-fernand-crombette/60-galilee-avait-il-tort-ou-raison-tome-i.html J’ajoute qu’aujourd’hui et depuis très longtemps, je me désolidarise totalement de ces thèses très réactives, de la méthode pseudo-scientifique et de l’interprétation de la langue hébraïque.

22.7.2023
 

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