Chapitre 16 : Out of Africa
Out of Africa, comédie dramatique américaine de Sidney Pollack, 1986. Avec Meryl Streep et Robert Redford.
Les scènes (1 et 14 entier) se déroulent de 0 h. 0 mn. 40 sec. à 1 mn. 27 sec. et de 1 h. 48 mn. 00 sec. à 1 h. 51 mn. 00 sec.
1) Résumé de l’histoire
En 1913, la danoise Karen Christentze Dinesen (Meryl Streep) quitte son pays pour épouser le baron suédois Bror von Blixen (Klaus Maria Brandbauer) et venir s’installer dans une ferme au Kenya. À son arrivée, Karen perd vite ses illusions : l’élevage que sa riche famille finançait devient une plantation de café et son mari ne pense qu’à quitter la maison courir la gueuse. Si la jeune Mshabu (femme) ne songe pas à revenir chez elle, c’est d’abord parce qu’elle se passionne pour le pays et ses habitants, notamment la fière ethnie des Kikuyus, dirigée par le chef Kinanjiu (Stephen Kinyanjiu). Mais c’est plus encore parce qu’elle fait connaissance de deux Britanniques, dissemblables et attachants, Berkeley Cole (Michael Kitchen) et Denys Finch Hatton (Robert Redford). Elle tombe amoureuse de ce dernier, d’autant plus que Bror finit par demander le divorce. Mais Denys, quoique très attaché à Karen, se révèle être extrêmement indépendant. Choisira-t-il de l’épouser ?
2) Commentaire de la scène
Tous les spectateurs ou plutôt les amateurs, au sens le plus étymologique du terme, du biopic muti-oscarisé de Sidney Pollack, Out of Africa [1], se souviennent de la scène mythique où Denys offre à Karen, ce qu’elle-même appelle « un incroyable cadeau [incredible gift] » : un survol du Kenya, ce pays où, selon les mots ouvrant sa nouvelle la plus célèbre, « J’ai possédé une ferme […], au pied du Ngong » – le tout sur la musique enchanteresse de John Barry.
Moins nombreux sont ceux qui savent que, si La ferme africaine est une grande histoire d’amour, il s’agit d’abord de l’amour de l’Afrique. La narratrice y raconte notamment son admiration pour la fière ethnie des Masaïs et son attachement, plus encore son dévouement, pour le peuple Kikuyu, qu’elle a servi et dont elle a défendu les intérêts, notamment lorsque la Couronne menaça de déplacer ce dernier au mépris de leur bien-être, de la justice et de leur identité.
Moins nombreux encore sont ceux qui se souviennent de l’interprétation théologique que Karen Bixen fait de ce vol. Pour cela, il faut revenir au tout début du film, qui coïncide avec la fin de sa vie. Elle fait mémoire de deux dons reçus de Denys. Le premier, inaugural – « Il inaugura notre amitié par un cadeau [gift] » – est le stylo offert après la soirée où, « Shéhérazade », elle enchanta son hôte par ses contes. Le second, sommital, est le baptême de l’air – « Plus tard, il m’en offrit un autre, un incroyable cadeau [incredible gift]. Un aperçu du monde à travers l’œil de Dieu [A glimpse of the world through God’s eye] ». Or, ces cadeaux sont en étroite connexion avec la plus belle fécondité de celle qui, privée d’enfants, conçut des ouvrages qui lui valurent le prix Nobel. Cela est clair pour le stylo qui est l’instrument avec lequel elle écrit ses mémoires – si elle a donné la boussole, elle a gardé le stylo – : l’échange qui suit le confirme : « En Afrique, on paye les conteurs [storytellers] ». Mais Karen refuse le beau stylo doré qu’elle qualifie elle-même de « ravissant » [it’s lovely] : « Mes histoires sont gratuites [My stories are free] et vos présents bien trop chers ». La réponse de Denys va encore plus loin, car elle prophétise ce qui sera sa vocation future : « Un jour mettez-les par écrit [Write them down sometime] ». Mais cela est aussi vrai du vol en avion. En effet, dans sa confession initiale pleine de gratitude, elle ajoute : « Oui, je vois, c’est bien ici que ceci fut conçu [This is the way it was intended] ». Or, proches sont la subcréation [2] artistique et la création divine : Karen ne parle-t-elle pas au moment où la caméra montre la sihouette de Denys face à un somptueux lever de soleil dans la brousse kenyane ? De plus, l’Afrique, berceau du monde, est aussi l’inspiratrice et la matrice de ses ouvrages. Elle parle de ceux-ci dans la phrase suivante, à propos des personnages qu’elle a mis en scène. Or, comme elle n’a jamais écrit sur Finch Hatton, elle avance ce qui ressemblerait fort à une justification a posteriori, « il était moins clair, moins simple », si elle n’ajoutait cette phrase mystérieuse : « Lui, il m’attendait, là-bas [He was waiting for me there] ».
Est-ce pieuse invention du cinéaste qui ajoute à cette aventure (adultérine) une élévation qu’elle ne comporte pas en elle-même ? Nullement. En effet, le roman autobiographique de la baronne von Bixen laisse entendre à maintes reprises que la noblesse d’âme des Africains et la simple franchise de leurs relations, a ravivé en elle et intériorisé une relation avec Dieu que le contact avec les Européens avaient, au contraire, affadie.
Commentons maintenant brièvement la scène de l’avion. Plus que les paysages, elle nous fait découvrir ce qui se déroule dans le cœur de Karen et qu’exprime son visage. Une triple expression se succède. D’abord, la peur lorsqu’elle apprend que Denys ne sait piloter que depuis la veille ! Toutefois, si elle demeure dans l’avion, c’est que, plus grande que la peur, la confiance à l’égard de Denys…
La crainte laisse alors vite place à la jubilation face aux paysages fascinants qu’ils survolent. Karen ne sait plus où donner du regard, alternativement à droite à et gauche, pour admirer ici le serpent étincelant du fleuve, là les chutes monumentales dans l’immense caldéra, plus tard, les troupeaux de gnous sillonnant la savane infinie, et surtout, au bord du lac immense, cette flaque rose qui, lorsque l’avion s’approche, vire au carmin et révèle alors qu’elle se compose d’une foule indénombrable de flamands roses prenant leur envol.
Enfin, après avoir effleuré la terre, le biplan s’élève haut, toujours plus haut, au-dessus des nuages. La joie de Karen s’accroît encore et se transforme dans « la joie plus que pleine » de la félicité : désormais, elle ne tourne plus la tête à droite ou à gauche, son bonheur n’est pas en bas, mais tout près. Tendant la main vers Denys, elle passe du paysage au visage, du don au donateur. À l’image de son cœur qui déborde de reconnaissance, elle ne peut retenir et contenir en elle les larmes qui inondent son visage. En ce moment unique, fusionnent son triple amour pour l’Afrique, pour Denys et pour Dieu. Ou, plutôt, elle reçoit, par la médiation de l’homme de sa vie, Denys, le continent africain et « l’Amour dans la source ». Et si l’on tend l’oreille, on entend, pour la première et la seule fois, au terme du grand thème d’amour, un souffle, le souffle-Esprit même qui infuse l’amour (cf. Rm 5,5).
Ainsi, Karen Blixen noue sans les thématiser les multiples regards sur la nature : la contemplation émerveillée de la création sauvage en elle-même ; l’élévation, donc le témoignage qu’elle rend à son divin principe ; le service infatigable du bien à travers l’aide apportée à ceux qui habitent cette terre, les Kikuyu ; enfin le retour dans la reconnaissance enthousiaste, au sens étymologique, pour le Donateur et Denys, son médiateur. Ces multiples regards s’achèvent dans un au-delà de la vision, dans l’audition d’un souffle-Esprit. Dans la puissance unitive de l’amour. Oui, la création témoigne de Dieu, car Dieu, plus grand que tout, a accepté par amour de se laisser contenir par elle.
Pascal Ide
[1] Pour une analyse détaillée de ce film, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, La rencontre au cinéma, Paris, L’Emmanuel, 2005, p. 229-254.
[2] Le mot est de Tolkien. Par exemple, dans le poème inédit de 1930, Mythopoeïa : « L’homme, Subcréateur, lumière réfractée [Man, Sub-creator, the refracted Light] ». Cf. Estelle Salleron, « Subcréation », Vincent Ferré éd., Dictionnaire Tolkien, Paris, CRNS Éd., 2012, p. 556-558.