Platonisme ou Aristotélisme

Pascal Ide, « Platonisme ou aristotélisme », Revue thomiste, 95 (1995), p. 567-610.

« Au fond, l’opposition du platonisme et de l’aristotélisme se replace dans une polarité de pensée qui court à travers toute l’histoire de la philosophie [1] ».

« Dans le christianisme seulement, les visions du monde opposées sont conciliables [2] ».

« Il n’est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d’une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde ; il n’est pas mauvais qu’elles alternent [3] ».

Gœthe estimait que Platon et Aristote se sont partagé l’univers de la pensée, non seulement de leur temps, mais de tous les temps. L’objet de cet article est de comprendre pourquoi et comment. Il ne s’agit pas de comparer deux écoles, ni deux types d’influence [4], encore moins deux philosophes, mais deux formes d’esprit. Aussi parlerons-nous de « pensée », de « polarité » ou de « tendance », platonicienne et aristotélicienne, plutôt que de Platon et d’Aristote.

De prime abord, et avec raison, le penseur ne goûte guère ces distinctions trop tranchées qui sont la porte ouverte à tous les terrorismes intellectuels et font le lit des jugements sommaires dont nous ne sommes que trop coutumiers. Nous prendrons en compte cette objection, mais il ne faudrait pas qu’elle barre a priori la route à toute investigation qui, pour être audacieuse ou périlleuse, pourrait s’avérer féconde.

Je procéderai en quatre temps. Je tenterai d’abord d’établir cette distinction, usant d’une approche d’abord inductive (1), puis plus descriptive (2), avant de répondre aux objections qu’une telle bipartition ne peut manquer de soulever (3) et de chercher à en découvrir les fondements (4).

1) Quelques faits

La distinction entre pensée platonicienne et pensée aristotélicienne paraît polariser tous les types d’exercice de la pensée : scientifique, philosophique, théologique. Nous nous arrêterons à quelques illustrations représentatives.

a) En philosophie

L’histoire de la philosophie occidentale est traversée par cette bipartition. De manière simple et même simpliste, disons que Platon est le penseur de l’eidos et Aristote celui de la morphé. Pour les deux Grecs, le réel est autant le sensible ou la nature que l’immuable, l’Absolu ; mais les pondérations données à ces deux ordres de réalité diffèrent. La patrie de Platon, c’est le Ciel intelligible ; la nature est conduite par des Idées. « Mais, explique Pierre-Marie Emonet, il ne pouvait concevoir que ces ‘Idées’, aussi stables, puissent œuvrer à même une matière, toujours changeante. Entre les idées et la matière qui disperse l’être, et donc qui est responsable de la mort, une union ne lui paraissait pas possible. Il en est venu à dire que les corps dans la nature n’étaient que les copies déficientes et précaires de modèles habitant un autre monde ».

En revanche, la résidence d’Aristote est cette Terre. « Aristote lui, au contraire, défend ce monde-ci, continue le Père Emonet. Il entend qu’on n’enlève pas à la matière sa part de réalité. Mais d’abord les ‘Idées’ de Platon, lui, il les a longuement contemplées lorsqu’il étudiait, et avec quelle minutie, des centaines d’espèces vivantes comme dans son Histoire des Animaux. Une certitude était née alors en lui. L’Idée, ce principe de l’évolution vitale du germe jusqu’à la phase de la naissance, œuvre réellement à même la matière, en son sein [5] ».

Il n’y a nulle raison de se départir de cette distinction en parcourant les grandes figures de la philosophie moderne [6]. Endre von Ivanka situe ainsi Descartes du côté de l’hérédité platonicienne et Kant du côté aristotélicien : « L’opposition des deux systèmes se répète de façon singulière au sein de la philosophie moderne, dans l’opposition entre le cartésianisme et le kantisme [7] ».

Du point de vue matériel, l’anti-aristotélisme de Descartes [8] et son admiration pour les mathématiques sont bien connus. Plus profondément, est platonicienne « l’exigence de ne conférer la valeur de connaissance véritable qu’à ce qui est immédiatement donné à la conscience connaissante en tant qu’‘idée claire et distincte’, et de ne considérer les autres perceptions comme contenu de connaissance qu’à la condition de les ramener à ces premiers principes de connaissance, ou plus encore à la condition de les déduire, en les reconstruisant à partir de ceux-ci ». Pour Descartes, « seul ce qui est connu a priori possède un caractère de connaissance véritable ». Or, ce dispositif est au centre de la pensée platonicienne. Aussi Descartes est-il inapte à rendre compte correctement de l’unité organique et de la vie, donc du corps.

Faire de Kant l’Aristote des temps modernes étonne de prime abord, tant que l’on oppose le réalisme aristotélicien et l’idéalisme né de la révolution copernicienne. Mais partons du cœur de sa pensée : le processus de connaissance réside dans la détermination opérée par le contenu cognitif sur la conscience. Une intuition intellectuelle serait divine, car elle auto-constituerait son objet. Chez Kant, comme chez Aristote, les idées sont l’application des principes de pensée à l’objet qu’elles ne constituent pas. Notre entendement est seulement capable de penser, c’est-à-dire de relier des représentations qu’il n’a pas pu se donner à lui-même, qu’il a reçues dans une perception. Si, pour le Stagirite, les idées disent le monde et Dieu, alors que, pour Kant, elles ne font qu’exprimer la structure du sujet, si, pour Aristote, mais non pour le philosophie allemand, la forme est aussi donnée, puisqu’unique est l’acte du connaître, au fond, les différences, tant entre Descartes et Platon [9] qu’entre Kant et Aristote, tiennent d’abord au principe de subjectivité introduit par la modernité.

La situation de Hegel le confirme [10]. Certes, il est séduisant et fréquent, notamment depuis Alain, de faire de l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit l’Aristote des temps modernes [11] ; le maître de Berlin se présentait volontiers comme un nouvel Aristote, notamment par son souci de prendre en compte l’empiricité et son refus de tout dualisme. Mais à y regarder de près, Hegel est plus proche de la mouvance platonicienne. Retenons trois signes parmi beaucoup : l’idéalisme ; le primat de la méthode dialectique ; la perspective verticale et, plus encore, théologique qui commande tout le système [12].

b) En théologie

En théologie, le couple emblématique n’est plus Platon-Aristote, mais Augustin-Thomas. On sait quelle admiration le premier porte à Platon : dans les Livres des platonici, dit-il, « j’ai lu, non pas assurément en ces termes, mais le sens était absolument le même […] j’ai lu qu’au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu [13] ». Goulven Madec commente : « Cela veut dire que, dans l’esprit d’Augustin, il n’y a pas à faire le partage, en cette doctrine commune, entre ce qui serait platonicien et ce qui serait chrétien : non, mais c’est simplement vrai [14] ». On n’ignore pas non plus quelle importance Thomas, qui connaissait Platon [15], a donné au Stagirite et combien il a fondé sa philosophie et sa théologie sur ses intuitions principielles.

Maritain donne une belle présentation de « la situation réciproque » de ces deux géants qui ont marqué tout l’Occident chrétien : « Un évêque du ive-ve siècle, un scolastique du xiiie ; non seulement des époques, des débats, des circonstances intellectuelles entièrement différentes, mais des tâches tout autres. Un pêcheur d’hommes, un constructeur de vérités. La doctrine chrétienne à engendrer, à découvrir, à opposer à la sagesse de ce monde ; la doctrine chrétienne à parfaire et consolider en elle-même et pour elle-même. Une source, un fruit [16] ».

La différence se poursuit aujourd’hui. On la retrouve par exemple en théologie systématique dans le couple Karl Rahner-Hans Urs von Balthasar [17] : le premier, plus attiré par la démarche ascendante est de sensibilité aristotélicienne ; le second, très sensible au caractère théocentré du discours théologique est de sensibilité toute augustinienne. Selon une distinction qui sera reprise plus loin, le théologien allemand a davantage insisté sur l’immanence des causes secondes, en particulier humaines, et le théologien suisse sur la transcendance de la Cause première.

Il n’est pas jusqu’à la spiritualité qui obéit aussi à cette bipolarité [18]. Le Catéchisme de l’Église catholique, si attentif à la riche diversité de l’Église et à la faire respirer par ses deux « poumons », occidental et oriental, n’a par exemple pas voulu se contenter d’une seule approche de la prière. En l’occurrence, il juxtapose presque une définition plus subjective, de saveur augustinienne [19], et une définition plus objective, de saveur thomiste [20]. Par ailleurs, une mystique augustinienne n’hésite pas à manifester l’incomplétude du monde pour acheminer l’esprit vers Dieu, alors qu’une mystique thomiste se réjouit de la complétude du réel qui n’ôte rien au Très-Haut, pour nous unir davantage à Lui. Il en découle deux regards très divers sur le monde et la « gestion » des affaires terrestres.

c) En sciences

Il est plus étonnant de constater que, malgré leur neutralité, les approches scientifiques vérifient la bipolarité aristotélico-platonicienne. Cependant, même si Platon avait quelques affinités avec les pythagoriciens et Aristote avec les disciples d’Esculape, cette ligne de partage ne passe pas d’abord entre les spécialités scientifiques ; elle affecte chacune d’entre elles [21]. La philosophie des mathématiques est depuis longtemps partagée entre ces deux tendances : le récent dialogue-débat français opposant la médaille Fields (équivalent du Prix Nobel en mathématiques), Alain Connes, au titulaire de la chaire de communications cellulaires du Collège de France Jean-Pierre Changeux, l’illustre de façon presque caricaturale [22]. Il n’y a pas que l’aristotélicien Henri Poincaré à répugner aux élaborations transfinistes du platonicien Cantor (et de son ami Dedekind) [23]. Pour le premier, l’infini demeure toujours un oméga auquel on tend, pour le second, il est un aleph positivement nommé d’où l’on part.

Le réaliste inconditionnel Einstein est de tendance aristotélicienne, les représentants de l’école de Copenhague, par exemple Bohr ou Heisenberg qui ne cache pas ses affinités avec l’idéalisme, sont de tendance platonicienne [24].

La bipolarité est surtout nette en biologie depuis que l’histoire naturelle a acquis un statut scientifique, donc depuis Darwin. Autant un Monod semble fasciné par la fixité des espèces, voire gêné par le mutationnisme néodarwinien, autant le dynamisme d’un Teilhard de Chardin est plus aristotélicien qu’il n’y paraît.

Enfin, en sciences humaines, le psychiatre de type aristotélicien Sigmund Freud s’oppose à son confrère suisse, le psychiatre de type platonicien Carl Gustav Jung : ce dernier se plaignait de ce que, trop scientiste, Freud fasse de la religion l’avatar sublimé de pulsions libidinales ; les archétypes jungiens ne sont pas sans parenté avec les Idées du disciple de Socrate. En revanche, le biologisme très expérimental de Freud n’aurait pas déplu au fondateur du Lycée [25].

Les différents types de méthode herméneutique ne semblent pas non plus étrangers à cette influence. Le structuralisme n’est-il pas de saveur plus platonicienne, tandis que la méthode historico-critique emprunterait davantage à une mentalité aristotélicienne ? [26]

d) Conclusion

On connaît le mot grandiloquent et rebattu de Whitehead selon lequel la philosophie occidentale est constituée de notes en bas des pages de Platon [27]. Il serait tout aussi vrai de l’appliquer à Aristote, et peut-être encore davantage [28]. En fait, quoiqu’avec des fortunes différentes, ces deux penseurs ont tous les deux marqué l’Occident de manière indélébile. Mais ne s’agit-il que de deux influences disparates dont l’importance s’expliquerait par la taille tout-à-fait démesurée de leur génie ? Peut-on dépasser la simple juxtaposition ? Ayant repéré certaines constantes philosophiques qu’en première approche on a qualifiées de plus aristotéliciennes et de plus platoniciennes, est-il possible d’essayer de les systématiser ?

2) Quelques critères de distinction

Désormais je parlerai seulement des philosophes et des théologiens. Nous nous aiderons pour une part du Plato Christianus d’Ivanka [29], et surtout d’un des grands observateurs de l’histoire de l’intelligence humaine et de celle-ci que fut Étienne Gilson [30]. Or, celui-ci a plusieurs fois établi un parallèle entre l’esprit augustinien et l’esprit thomiste – qu’il est aisé d’appliquer à la distinction Platon-Aristote [31].

Si aucun des critères ne peut prétendre épuiser la distinction, cela ne signifie pas que leur place soit interchangeable ni qu’ils présentent tous le même degré d’importance. Il est possible de distinguer plusieurs points de vue distinctifs : méthodologique, épistémologique, métaphysique, anthropologique, cosmologique, théologique.

a) Critères méthodologiques

À la suite de Gilson, j’emprunterai mon point de départ à Blaise Pascal : « Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration, le cœur en a un autre… Jésus-Christ, St Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit ; car ils voulaient échauffer, non instruire. St Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours [32] ». Autrement dit, le premier principe d’une doctrine thomiste est spéculatif, alors qu’il est pratique dans une doctrine d’inspiration augustinienne ; or, dans l’ordre pratique, la fin est le principe ; et ici, c’est la charité (précisément le Dieu-Amour) ; aussi, toute la doctrine tend à s’organiser autour de la charité. « la méthode naturelle de l’augustinisme est la digression ; l’ordre naturel d’une doctrine augustinienne est ce rayonnement autour d’un centre, qui est l’ordre même de la charité [33] ». Ce principe de distinction peut être aisément déconnecté de son contexte théologique et laïcisé. Le but d’une pensée plus platonicienne est de toucher la personne et de la sauver des ténèbres mortelles de son ignorance ; celui d’une pensée plus aristotélicienne n’est pas d’abord curatif, mais plus informatif, sans être moins vital. Les deux veulent convertir au vrai, mais la première au sens chrétien du terme, la seconde au sens étymologique qui est plus neutre.

Pascal lui-même en tirait une conséquence méthodologique facilement repérable : l’ordre d’une pensée platonicienne est plus souvent circulaire ou radiaire, celui d’une pensée aristotélicienne est plus linéaire. Dans le premier cas, il s’agit de conduire à un centre [34], dans le second à un terme. Autant, la pensée de Ricœur se développe de manière progressive et ressemble à une symphonie, autant celle de Lévinas est radiaire et rappelle des variations sur un thème. On peut en rapprocher la distinction opérée par Balthasar à propos de saint Grégoire de Nysse : « Une pensée notionnelle [ce que Pascal appelle l’ordre de l’esprit] progresse par enchaînement et extension, une pensée existentielle [ce que Pascal appelle l’ordre du cœur] par contre, par répétition toujours plus approfondie du même point », ce qu’il appelle ailleurs « intensification [35] ».

De fait, il existe des pensées plus revêches que d’autres à l’exposé systématique : je ne pense pas seulement aux philosophies aphoristiques, comme celles de Pascal ou de Nietzsche, mais à la pensée d’un Maine de Biran [36] qu’il paraît difficile de traiter de la même manière que celle d’un Spinoza.

b) Critères gnoséologiques

Chez Platon, explique Endre va Ivanka, tout part de l’activité autonome du sujet connaissant « qui reconstruit l’objet connu à partir d’éléments intellectuels fondamentaux, accessibles à la pensée de façon immédiate et indépendante de l’expérience : il «refait» ainsi en pensée l’extérieur, qui apparaît d’abord comme seulement «donné» dans la conscience ». D’où la propension de l’épistémologie platonicienne à l’idéalisme.

L’épistémologie aristotélicienne incline plus au réalisme [37]. Le Stagirite voit dans la connaissance, continue Ivanka, « une détermination de la conscience, d’abord purement réceptive », à l’égard d’un donné. L’activité de l’esprit se contente d’élaborer l’ordre global des objets et des perceptions du monde extérieur, mais ne produit jamais le contenu des objets eux-mêmes : d’où sa propension au réalisme naïf.

Par ailleurs, dans la constitution de l’acte cognitif, le réalisme aristotélicien ne requiert que l’apérité constitutive et mystérieuse de la faculté noétique et donc l’immédiate identité du connu et du connaissant [38], tandis que l’idéalisme platonicien aura toujours tendance à demander la médiation d’un facteur affectif qui rende compte de cette prime ouverture.

On connaît, en outre, la différence opérée par Aristote entre « plus connu en soi » et « plus connu pour nous [39] ». Cette distinction repose pour une part sur la distinction sens-intelligence ; plus profondément, elle trace deux chemins d’accès différents à l’intelligible. Pour Platon et pour Aristote, la connaissance humaine procède du sensible à l’intelligible. Mais pour le premier, la valeur épistémologique de la sensation est toujours suspecte [40] et ne pourra jamais s’élever au-dessus de l’opinion ; pour le second, tout à l’inverse, la certitude appartient aux jugements d’existence portant sur le monde sensible qui se présente à notre expérience, et, loin d’être l’apanage de l’intelligibilité, elle semble la fuir : on peut être certain d’un fait sans en connaître la cause ni l’essence. Ainsi entre une pensée platonicienne qui opine spontanément vers le plus intelligible en soi, et une pensée aristotélicienne qui accorde plus de crédit et de certitude au plus intelligible pour nous, « l’écart demeure infranchissable [41] ».

La différence des théories de la connaissance de saint Augustin et saint Thomas le confirme. Soigneusement localisé par Gilson, le désaccord ne porte pas sur le fait de l’illumination ni même sur la connaissance dans les raisons éternelles (qui n’est surtout pas une vision des idées divines), il porte sur le mode même de l’illumination. Tout le monde aurait accordé à l’homme un intellect doué d’une activité propre. Mais saint Thomas, en refusant une collaboration d’un agent séparé pour la production de l’intelligible en l’âme humaine, se sépare d’ »un aspect important du Dieu illuminateur de saint Augustin [42] ». Plus généralement, dans une noétique platonicienne, la connaissance est un rayon de lumière divine participée ; une noétique aristotélicienne insistera sur la présence de la lumière de l’intellect agent immanente à l’esprit humain. Selon une heureuse comparaison de Themistius [43], volontiers reprise par saint Thomas : « Aristote a comparé l’intellect agent à la lumière qui est une qualité reçue dans l’air, alors que Platon a comparé au soleil l’intellect séparé qui laisse une impression en nos âmes [44] ». Voilà aussi pourquoi, pour un aristotélicien, l’acte de connaissance est l’identité objective du sujet connaissant et de l’objet connu, alors que pour un platonicien, cette identité est subjective.

c) Critères métaphysiques

1’) Relation de Dieu aux êtres finis

Une doctrine platonicienne accordera plus de place à ce qui appartient à l’ordre du transcendant, de l’immuable, une doctrine aristotélicienne plus de place au monde de l’immanent, du muable. Dès lors, pour la première, la finitude est d’abord vue comme négation de l’infini ; pour la seconde, le fini est doué d’une réelle positivité, non exclusive de l’infinité. Cette différence apparaît nettement au xiiie siècle au moment où se heurtent les deux approches, l’une plus platonicienne, l’autre plus aristotélicienne. C’est ce choc que résume Maurice de Gandillac : « La Weltanschauung qui apparaissait si manifeste à travers la Fons vitae d’Ibn-Gabirol, le livre ‘platonicien’ peut-être le plus lu du Moyen-Age latin, se résume à la limite en une image simple : celle de cette force spirituelle unique qui rayonne de façon quasi physique, passant à travers les corps comme une lumière, sans nécessiter l’existence de ‘formes substantielles’ au cœur de ce que Spinoza appellera la nature naturée. Il semble à saint Thomas qu’une telle perspective restreint singulièrement la notion centrale de création. Le monde d’Aristote est éternel et ne fait aucune place à un mythe d’origine comme celui du Timée. Mais c’est un monde ‘réel’, où rien n’‘apparaît’ qui d’abord ne ‘soit’ [45] ». Voilà pourquoi Thomas d’Aquin a si vivement critiqué Platon [46].

Néanmoins il serait gravement erroné de penser que l’une des deux dimensions de l’être, transcendantale (au sens scolastique) ou catégoriale, disparaît chez l’un ou l’autre type de pensée. En réalité, pour être fluent, le monde physique n’est pas dénué de consistance pour Platon et l’Acte pur garde toute sa primauté dans la cosmologie du Stagirite. Si l’on veut justement typer aristotélisme et platonisme, il est donc plus rigoureux de faire intervenir la relation de l’infini au fini (dans une terminologie plus platonicienne) ou le double ordre de la cause première et des causes secondes (dans une terminologie plus aristotélicienne). Une pensée aristotélico-thomiste concède plus à l’ordre des causes secondes, sans sacrifier la transcendance et le primat de la Cause première ; une pensée platonico-augustinienne concède plus à l’ordre de la cause première, demeurant sauve la consistance des causes secondes (notamment la liberté de la créature humaine). Mais, répétons-le, ces deux types de pensée, lorsqu’ils sont équilibrés, se refuse à enlever à l’un pour donner à l’autre ; chacun tient que tout effet créé est totus ab utroque. Plus encore, ils les hiérarchisent toujours en accordant la primauté à l’Infini de la Cause première. Seulement, ces données une fois admises, on peut concevoir le concours de causalité sans concurrence ni conflit en valorisant davantage l’un des deux niveaux d’efficience et de réalité. Comme l’explique Étienne Gilson, « entre deux solutions d’un même problème, une doctrine augustinienne inclinera spontanément vers celle qui accorde moins à la nature et plus à Dieu [47] ». En termes imagés sinon simplistes, une pensée platonicienne est plus verticale, une pensée aristotélicienne, plus horizontale [48].

Ce critère est fécond et relativement aisé à mettre en œuvre. À partir de lui s’éclairent les prises de position les plus diverses et apparemment les plus étrangères. Prenons l’exemple de l’augustinisme : c’est parce qu’il est toujours périlleux d’attribuer à la créature ce qui est à Dieu, que le monde ne saurait être éternel, que les anges ne peuvent être purement spirituels, mais doivent être composés de matière et de forme, que la vertu ne peut être conquise sans le secours de la grâce, etc. Bref, dans cette forme d’esprit, « les créatures sont ce qu’elles doivent être en elles-mêmes, dans la mesure exacte où elles sont ce qu’elles doivent être pour Dieu [49] ».

2’) Approches de l’être

La métaphysique aristotélicienne est une philosophie de l’être en tant qu’être ; la métaphysique platonicienne est en quête d’un au-delà de l’être : elle n’est pas d’abord ontologie, mais agathologie (Platon) ou hénologie (Plotin). D’un autre point de vue, on pourrait dire qu’un platonicien interroge l’être et un aristotélicien l’étant « pour découvrir ce qu’il signifie, y compris sans doute, moyennant un effort considérable, le non-étant qu’est Dieu [50] ».

Il serait caricatural de prétendre qu’une pensée de type platonicien incline vers l’essentialisme et une pensée de type aristotélicien vers l’existentialisme [51]. De même, la différence existant entre Thomas et Augustin ne réside pas dans une insistance unilatérale sur l’un des deux pôles. Les contradictions dans les appréciations sont d’ailleurs révélatrices : un Étienne Gilson a trop voulu faire d’Augustin un essentialiste [52] et F. Körner un existentialiste [53]. Les deux types de métaphysique ne sauraient sacrifier l’un des deux pôles de la distinctio realis et donnent à l’existence sa légitime primauté. Par contre, il est vrai que la relation de l’essence et de l’existence joue différemment : peut-on dire alors que le platonicien envisage la relation des pôles de l’essence et de l’esse dans un sens dynamique, historique, par exemple comme un progrès du minus esse vers un magis esse [54] et l’aristotélicien les considérera de façon plus statique, plus ontologique ?

3’) Saisie rationnelle de Dieu

Pour le platonicien, Dieu est toujours le premier connu. Pour l’aristotélicien, le monde est premier connu. Le premier recherche une intuition de Dieu [55] ; le second s’élève discursivement à sa rencontre. Le platonicien cherche à découvrir le monde en Dieu, ou du moins dans l’être ; l’aristotélicien s’applique d’abord à considérer l’étant concret, pour en dégager, ultimement, l’invisible qui en est la source et la raison d’être.

Pour Platon, Dieu est toujours hors du monde : la contemplation ne le découvre que si l’on quitte ce monde de pure mutabilité. En regard, « Aristote voit Dieu dans le monde », disait joliment le père Festugière [56].

Aussi la démarche d’Augustin est-elle à la racine de tous les arguments dits ontologiques. La place accordée à cet argument est d’ailleurs un bon critère de discernement : ce n’est pas un hasard si Thomas d’Aquin, Leibniz ou Kant qui l’ont critiqué se rangent du côté des aristotéliciens, alors qu’Anselme, Descartes ou Hegel qui l’ont défendu sont du côté des platoniciens. [57]

4’) Analogie ou dialectique ?

À bien relire l’histoire des pensées, on pourrait sans durcir les répartir selon qu’elles accordent plus de place à l’analogie ou à la dialectique : « le terme de dialectique peut avoir deux sens nettement différents, note Roger Verneaux : un sens élogieux, selon la ligne platonicienne, comme méthode de recherche de la vérité, – ou un sens péjoratif, selon la ligne aristotélicienne, comme raisonnement sans fondement ni vérité [58] ». La distribution manque de nuances, mais est globalement juste. Pour un penseur platonicien, la dialectique est au minimum la méthode même d’accès au vrai, et au maximum, le dynamisme structurant l’être, y compris divin [59] ; aussi tendra-t-il spontanément à traduire toute tension en termes de contradiction [60]. Pour un penseur aristotélicien, la dialectique est un chemin, parfois indispensable, mais non le meilleur, de confrontation fructueuse des idées ; en tout cas ce n’est le but ni la forme même prise par la vérité, et surtout pas la forme prise par l’être.

Là encore, comprenons-nous bien : dialectique et analogie sont présents chez ces deux types de pensée, mais avec des pondérations différentes. Par exemple, l’importance que Balthasar accorde à la dialectique n’efface jamais la place qu’il donne, plus que Barth et Przywara, à l’analogie [61].

Aussi, la thèse de Simone Pètrement est-elle excessive et même irrecevable sur plusieurs points. Elle a du moins le mérite de noter une corrélation entre les pensées tant philosophique que théologique d’un côté plus subjective ou personnelle, plus négative et plus dualiste, de l’autre plus objective, plus affirmative ou sereine et plus moniste [62]. Ce qui nous livre un nouveau critère de distinction : les pensées de polarité plus aristotélicienne tendent davantage au monisme, les pensées de polarité plus platonicienne au dualisme.

d) Critères anthropologiques

1’) Intelligence et volonté

Dans une pensée platonicienne ou augustinienne, la volonté – la liberté chez le moderne – devient la faculté prédominante. Ainsi, le connaître ne peut se comprendre sans une participation du vouloir ou du libre arbitre [63]. Dans une pensée aristotélicienne ou thomiste, c’est l’intelligence – la raison chez le moderne – qui est première. Ainsi, la vision béatifique est formellement un acte d’amour, donc de volonté pour saint Augustin ou saint Bonaventure : la sagesse est la fruition béatifiante du souverain Bien ; pour saint Thomas, elle est un acte de l’intelligence : la sagesse est la contemplation de l’Être pur et parfait.

La relation à l’infini n’est pas étrangère au primat accordé à la liberté ou à la raison : si un Scot ou un Cantor estiment que le fini présuppose toujours l’infini, c’est par un geste de liberté souveraine qui refuse l’horror infiniti et lève l’interdit aristotélicien. En regard, le refus d’un infini créé en acte ne tient pas d’abord à une décision mais à une raison qui répugne à affirmer plus que ce qu’elle peut énumérer.

2’) Âme et corps

L’équilibre de l’âme et du corps est directement affecté par ces types de pensée. Une pensée platonicienne sera plus sensible à la transcendance de l’âme sur le corps, une pensée aristotélicienne, à son immanence. En termes aristotéliciens, le premier type de considération explicitera plus spontanément cette relation en termes de cause efficiente et le second en termes de cause formelle. Alexandre Koyré l’a bien montré : « L’âme – voilà le grand mot des platoniciens, et toute philosophie platonicienne est toujours, finalement, centrée sur l’âme. Inversement, toute philosophie centrée sur l’âme, est toujours une philosophie platonicienne ». En regard, « l’aristotélicien a, sans doute, une âme ; mais certainement, il n’est pas une âme. Il est un homme ». En effet, « autant la philosophie du platonicien est centrée sur la notion d’âme, autant celle de l’aristotélicien est centrée sur celle de nature. Or, la nature humaine embrasse son corps autant qu’elle embrasse l’âme ; elle est l’unité des deux [64] ».

Il en découle quelques importantes conséquences gnoséologiques : d’abord, dans l’augustinisme métaphysique, explique Gilson, « l’évidence par laquelle l’âme s’appréhende elle-même est la première de toutes les évidences et le critérium de la vérité ». Ensuite, « l’âme y est plus connue que le corps », à preuve l’innéité des connaissances, y compris sensorielles ; par ailleurs, « la voie qui conduit à Dieu passe nécessairement par la pensée, parce que Dieu nous est plus connu que le corps [65] ». En effet, pour juger du vrai, on part de la première évidence ; or, celle-ci naît du premier objet donné de façon certaine ; mais c’est l’âme qui est donnée en un acte immédiat et premier (premier car tout vient à l’âme du dedans, rien ne lui étant antérieur ; immédiat car rien ne sépare le sujet pensant de son objet). En regard, une philosophie plus thomasienne privilégie l’extériorité et la connaissance sensible : l’âme n’est donc pas premièrement connue. Claudel distinguait avec profondeur : « L’homme extérieur savoure les créatures comme créatures, comme du pain, du vin, de la viande, mais l’homme intérieur ne les savoure pas comme créatures, il les savoure comme don de Dieu [66] ».

Là encore, ne durcissons pas ce qui est en nuance et en équilibre délicat : tous les ingrédients sont présents dans chaque type de pensée. C’est une caricature de la pensée platonicienne qui donne dans le spiritualisme désincarné ; c’est une déformation de la pensée aristotélicienne qui vire au positivisme et à l’empirisme.

e) Critères cosmologiques [67]

En philosophie de la nature, un platonicien aura tendance à majorer la place de la cause formelle ou exemplaire [68] ; un aristotélicien accordera plus à la cause efficiente. Le premier verra dans la matière une sorte de sujet amorphe, muable, infiniment divers, voué au multiple, voire attiré vers le mal ; aussi peut-il être incliné vers le spiritualisme ou l’idéalisme [69]. Le second lira dans la matière beaucoup plus qu’un sujet : elle est une capacité, une puissance qui appelle son accomplissement actuel ; aussi peut-il être incliné vers le matérialisme. Augustin se passionne pour les raisons séminales à qui Thomas n’accorde qu’un intérêt très latéral.

Pour un aristotélicien, le platonicien semble toujours s’approcher de la nature avec des gants [70], et si ce dernier consent à y consacrer son attention, la phusis ne sera jamais qu’un passage : son but est de conduire à Dieu qui a tout créé avec « nombre, poids et mesure » selon la parole du Livre de la Sagesse (11, 21). Même chez Hegel, dont on sait quel développement impressionnant il consacre à la Nature et son refus du dualisme, celle-ci n’est jamais que le lieu où n’est pas l’Esprit et dont il faut nier la contradiction (donc la finitude) interne. On se souvient peut-être de la remarque de Bergson qui est de lignage – plus encore que de lignée – aristotélicien : « le métaphysicien ne descend pas facilement des hauteurs où il aime à se tenir. Platon l’invitait à se tourner vers le monde des Idées. C’est là qu’il s’installe volontiers, fréquentant parmi les purs concepts, les amenant à des concessions réciproques, les conciliant tant bien que mal les uns avec les autres, s’exerçant dans ce milieu distingué à une diplomatie savante. Il hésite à entrer en contact avec les faits, quels qu’ils soient, à plus forte raison avec des faits tels que les maladies mentales : il craindrait de se salir les mains. Bref, la théorie que la science était en droit d’attendre ici de la philosophie, – théorie souple, perfectible, calquée sur l’ensemble des faits connus, – de la philosophie n’a pas voulu ou n’a pas su la lui donner [71] ».

Pierre Duhem propose une intéressante comparaison de Platon et d’Aristote : le Timée oppose les deux grands mouvements du Ciel que sont la rotation diurne et le mouvement des astres errants suivant l’écliptique comme le principe de l’unité et le principe de la diversité, le « mouvement de l’essence du différent ». En regard, chez Aristote, « le principe d’unité devient un principe de perpétuité » et « le principe de diversité devient un principe de génération et de corruption [72] ». « Comparée à la doctrine platonicienne », continue l’historien des sciences, la doctrine péripatéticienne « nous apparaît comme une réhabilitation de la perception sensible, de l’expérience aux dépens du raisonnement géométrique et de l’intuition ». En revanche, pour Platon, « tandis que la perception sensible saisit seulement des accidents perpétuellement variables, des apparences qui sont aujourd’hui et qui, demain, auront disparu, la Géométrie connaît des objets permanents et éternels, des réalités [73] ».

f) Critères théologiques

Que ces deux types de polarité d’esprit perdurent au sein de la théologie n’étonnera que celui qui a oublié que la grâce n’abolit pas la nature, mais la perfectionne. Là encore, je présenterai seulement quelques distinctions parmi beaucoup.

1’) Autonomie de la raison face à la Révélation

Pour un thomiste, la consistance des causes secondes permet un discours philosophique autonome de bout en bout, ce qui ne signifie pas qu’il donne réponse à toutes les questions. Pour un augustinien, la vraie philosophie – autant la métaphysique que l’éthique – ne peut s’achever dans l’ordre naturel, ce qui ne signifie pas que l’argument rationnel soit toujours décevant et illusoire. Plus encore, l’acte de foi doit être présent dès le départ. Car non seulement la nature s’ouvre sur une finalité qui la dépasse, mais elle est, dès l’origine, affaiblie par le péché : « Il n’y a pas d’augustinisme sans cette présupposition fondamentale : la vraie philosophie présuppose un acte d’adhésion à l’ordre surnaturel, qui libère la volonté de la chair par la grâce et la pensée du scepticisme par la révélation [74] ». Voilà pourquoi la philosophie vraie sera toujours contenue par la vera religio, pour saint Augustin [75].

2’) Nature et grâce

Une théologie d’inspiration augustinienne privilégie toujours la grâce sur la nature. Une théologie d’inspiration thomiste, sans rien ôter à la primauté en perfection de la vie divine, prend son enracinement dans la nature que le grâce, certes perfectionne et guérit, mais présuppose.

Précisons. Pour un Augustin comme pour un Thomas, l’homme est blessé par le péché originel. Abandonné à ses propres ressources, il est incapable de connaître le vrai et d’accomplir le bien en plénitude. Mais la lecture que chacun donne de ce fait universel est loin d’être identique. La « méthode » mise en œuvre par une pensée de type augustinien en anthropologie est plus psychologique et historique : elle considère non des essences pures mais des êtres dans leur état de fait de plus ou moins grande corruption [76]. Aussi, toute atteinte de son dynamisme reflue vers sa nature et semble l’altérer. Une pensée de type thomiste discerne toujours en l’homme une nature intacte derrière les variations d’état et de condition [77]. L’expression de nature pécheresse et rachetée ne semble un oxymore qu’aux pensées de facture augustinienne. Dès lors une théologie de polarité augustinienne misera sur l’œuvre opérée par la grâce ; une théologie de polarité thomiste misera sur la bonté de la nature que le péché, si profond soit-il, ne peut entamer. La première privilégiera la vie théologale ; la seconde rappellera l’importance de la morale naturelle. Et répétons sans nous lasser que les deux types d’approche n’excluent jamais l’un des deux membres ni leur hiérarchie ; seulement, elles insistent davantage sur l’une ou sur l’autre : un Thomas d’Aquin garde sa confiance dans la nature, sans ignorer ni qu’elle est blessée par le péché originel ni que la vie divine à laquelle elle est appelée est sans commune mesure avec quelque hypothétique béatitude naturelle que ce soit.

3’) Autres différences

On rencontre une tendance à l’optimisme modéré dans une pensée de type thomiste et au pessimisme dans une pensée de type augustinien [78]. Arrêtons-nous à la seule question de l’existence de la libido avant le péché originel. Si Augustin accepte l’éventualité de sa présence avant la chute, il lui préfère l’hypothèse d’une tranquille union des sexes sans exaltation sensuelle, où la volupté serait à ce point soumise à la volonté qu’elle en viendrait à disparaître [79] ; tout au contraire, Thomas estime que la libido existait dans l’état de justice originelle et même que la jouissance sexuelle était plus grande qu’après la faute, puisqu’elle était voulue et mise au service de la communion des personnes dans un pacifique empire sur soi-même [80].

Ne trouve-t-on pas aussi un écho de la bipolarité platonico-aristotélicienne dans la double école théologique et scripturaire d’Antioche et d’Alexandrie ? L’école antiochienne, plus ascendante, donne plus de poids aux causalités mondaines et l’école alexandrine, plus descendante, à la cause première. La première privilégie l’approche historique et le sens littéral de l’Ecriture ; la seconde sera spontanément portée vers l’allégorie et les sens spirituels que déploie la Révélation biblique [81]. Et cette différence ne se poursuit-elle pas jusqu’à aujourd’hui dans la distinction des christologies d’en-bas et d’en-haut [82], voire, en sens inverse, des sotériologies ascendantes et descendantes [83].

Enfin, les doctrines spirituelles n’échappent pas à notre bipartition, puisqu’un bon connaisseur comme le Père Labourdette opposait les spiritualités « de type platonicien » et « de type aristotélicien » : les premières sont toujours enclines à donner le primat à l’ascèse, à dialectiser la vie spirituelle et les autres activités de la vie humaine, et les secondes à parler harmonie [84]. Précisément, une spiritualité plus augustinienne laisse une place importante à la mémoire et à la confession du fidèle qui, revenant sur lui-même, peut rendre grâce de l’action de Dieu dans sa vie [85] ; en regard, une spiritualité plus thomiste place le croyant en face de l’objectivité du mystère et demeure non pas réticente ni réservée, mais seulement plus étrangère à cette attitude qui consiste à « partager » à autrui l’action de l’Esprit en sa propre vie. Encore une fois, ne cherchons pas à comparer ces différentes manières de vivre le don de Dieu ni à les graduer. En exclure une serait encore pire.

g) Conclusion

Cette multiplicité de points de vue finit par étourdir. Y en a-t-il un qui serait unificateur ? Il est possible de partir des distinctions proposées par Pascal, Gilson ou Balthasar. On pourrait aussi s’aider d’un mot profond de Bachelard : « Le philosophe avec le dedans et le dehors pense l’être et le non-être. La métaphysique la plus profonde s’est ainsi enracinée dans une géométrie implicite, dans une géométrie qui – qu’on le veuille ou non – spatialise la pensée ; si le métaphysicien ne dessinait pas, penserait-il [86]? » Si tout discours rationnel présente une telle dimension symbolique, car elle s’enracine, pour une part, dans des catégories imaginatives, la distinction du dedans et du dehors n’est-elle pas asymétriquement présente chez les pensées de type platonicien et aristotélicien ? Les premières privilégieraient l’intériorité et les secondes l’extériorité. Pour Aristote, la connaissance part toujours de la nature et s’y résout ; pour Platon, la vraie connaissance est celle des Idées, et demande que l’on descende d’abord dans l’intimité de son âme.

Une difficulté permettra de revenir sur ce point. En attendant, l’esprit de système menace déjà trop cet article pour que nous l’alimentions davantage. Restons sobres et restituons au moins la pluralité à la multitude des critères proposés, sachant que la liste est loin d’être exhaustive.

3) Quelques difficultés

a) Une infinité de formes d’esprit ?

Le penseur répugne toujours, et avec juste raison, à ces partitions trop tranchées [87]. Il sait combien d’arbitraire, d’intolérance, de jugement téméraire [88] et de paresse intellectuelle se dissimulent derrière ce genre de distinction. Le risque croît à une époque qui n’a que trop tendance à pratiquer le prêt-à-penser. La bipartition aristotélico-platonicienne est-elle respectueuse de l’infinie variété des profils philosophiques ? Ne risque-t-elle pas d’enfermer et de violenter les pensées ? D’ailleurs, l’induction fondatrice de cette intuition n’est-elle pas fort étroite ? Le vaste monde de la pensée orientale n’a pas été exploré. Prenons un exemple : où situer Duns Scot ? [89] D’un côté, on peut le trouver aristotélicien, puisque son épistémologie refuse la théorie augustinienne de l’intellect agent : Thomas d’Aquin est passé par là. D’un autre côté, on sait que grande fut l’influence d’Avicenne (par le biais d’un important courant avicennien présent à Oxford). Mais plus encore, pourquoi ne pas insister sur l’originalité irréductible et indéniable de sa pensée ?

Nous répondrons avant tout que la thèse de cet article hérite des limites de celui qui l’émet et que jamais elle ne pourra prétendre valoir pour toutes les philosophies : il faudrait toutes les connaître. Je pense, néanmoins, contre un empirisme émiettant l’universel, qu’une raisonnable certitude naît d’une induction suffisamment élargie. Par ailleurs, jamais la distinction proposée n’a prétendu épuiser l’identité intellectuelle de la personne. Poussée dans ses retranchements, l’objection suppose que l’intelligibilité se borne à l’espèce seule. Ce que les faits démentent ou plutôt précisent. Une juste vision des choses inviterait plutôt à distinguer trois niveaux d’extension : l’universel, le particulier et le singulier. L’universel se dit de tous ; le particulier se dit de quelques-uns, à l’exclusion de la totalité ; le singulier se dit d’un seul. [90]

Or, le concept exprime l’universel de façon exhaustive ; a priori, l’essence universelle exprimée par l’espèce, est connaissable dans sa totalité. En regard, aucun concept ne dira jamais le singulier, ce que les scolastiques exprimaient par l’adage individuum ineffabile. Le statut épistémologique du particulier est intermédiaire : il n’échappe pas à l’intelligibilité, tel le singulier, mais il demeure infra-intelligible, par défaut d’essence, sans obliger à la mutité. Trop d’exemples nous en assurent : masculin et féminin ne divisent pas l’espèce humaine au point de pouvoir constituer deux espèces distinctes (auquel cas, machisme ou féminisme trouverait la matière d’un débat sans fin) ; néanmoins, nombreux sont ceux qui se sont efforcés de comprendre cette distinction, avec plus ou moins de bonheur, en évitant le double obstacle, d’une part de l’élever ou la durcir en une distinction spécifique monolithique, d’autre part, de la réduire à la simple énumération indéfinie de caractères différentiels, d’ordre anatomique, psychologique, social, culturel, etc. Un signe de ce caractère particulier en est que si, bien comprise, la différence raisonnable permet d’exprimer la nature humaine, aucune différence unique n’épuise la réalité de la masculinité et de la féminité. Mutatis mutandis, la bipolarité platonisme-aristotélisme n’a pas l’intelligibilité d’une note spécifique universelle, ce que l’objection exige d’elle ; par contre, elle s’élève au-dessus du foisonnement luxuriant des notes singulières, ce que l’objection lui dénie.

Appliquant cette distinction à notre sujet, je distinguerai donc trois perspectives en toute pensée (philosophique ou non) : universelle, commune à toute pensée et spécifique de celle-ci ; particulière, que l’on retrouve dans un certain nombre de pensée (c’est ici où s’inscrit la bipolarité des tendances aristotélicienne et platonicienne [91], d’autres différences de perspective étant possibles) ; et singulière : la variété est ici infinie.

Quelle que soit l’heccéité du philosophe Scot, le germe [92] profond est platonicien. Par exemple, « dans la noétique de Duns Scot, Avicenne ouvre la voie, par où se réintroduit dans un cadre emprunté à Aristote l’inspiration profonde de saint Augustin ». Et si Scot a subi l’influence d’un Avicenne « pénétré de platonisme », c’est non pas passivement, mais parce qu’il « lui convenait », qu’il « lui permettait de transposer les thèses fondamentales de saint Augustin sur un plan philosophique nouveau et de sauver leurs résultats essentiels, en les formulant en une langue philosophique plus technique, plus précise, que celle dont avait usé saint Augustin lui-même [93] ». Sans doute, sur certains points, comme l’abstraction intellectuelle, Scot contredit ouvertement le philosophe arabe et tombe d’accord avec Thomas. Mais le point de départ demeure radicalement différent. Le Doctor subtilis veut d’abord et avant tout pouvoir penser Dieu comme être infini en acte : tout être autre que Dieu est notifié en premier lieu par sa finitude. Seul Dieu ne supporte aucune limitation : « Là où on finissait par ne plus voir que chicanes irritantes et esprit de contradiction – note le père Labourdette dans sa présentation de l’ouvrage de Gilson sur Duns Scot –, on découvre une opposition plus radicale et bien plus significative, l’affrontement grandiose de deux univers intellectuels, où la divergence commence dès les toutes premières vues sur l’être et les prises de positions initiales [94] ».

Mais il faut serrer de plus près notre sujet. Est-il possible d’envisager une multitude infinie de polarités ? On peut considérer une pensée sous deux aspects différents : matériel (le contenu) et formel (la perspective). Quant au contenu, un Platon ou un Aristote avait assimilé l’essentiel des connaissances de leurs temps ; cela est vrai des grands penseurs jusqu’à Leibniz environ. Aujourd’hui, s’il est bien entendu impossible de connaître davantage qu’une infime portion du savoir (les mathématiciens de plus haut niveau connaissent à peine un dixième du champ de savoir mathématique), s’il n’est cependant pas insurmontable pour quelques intelligences extrêmement érudites de se donner une connaissance commune générale des divers champs philosophiques, le contenu des pensées, des philosophies se démultiplie selon les auteurs : tot philosophiae, quot philosophi. Néanmoins la diversité des contenus n’est pas la diversité des polarités.

Autre chose, en effet, est la perspective adoptée par la pensée. Ici, la variété est bien moins grande. Là encore, ce n’est pas quelque déduction a priori qui autorise à l’affirmer, mais une patiente enquête, toujours incomplète et à corriger. En l’occurrence, il m’a semblé que, sous un certain point de vue, une pensée était toujours plus aristotélicienne ou plus platonicienne. Seule l’épreuve des faits brisera ou bronzera cette distinction. Du moins, les critères adoptés permettent de comprendre pourquoi nous nous retrouvons face à une distinction bipartite et non par exemple tripartite : les distinctions proposées sont dichotomiques. Il n’y a pas de troisième terme à côté de l’ordre du cœur et de l’ordre de l’esprit, entre le principe de vie considéré comme cause formelle et cause efficiente. On peut envisager des pondérations diverses, mais non faire éclater la bipolarité.

b) Réduction à l’unité ?

Tout à l’opposé, ne peut-on imaginer qu’un seul esprit réunisse les deux polarités et fasse la synthèse de ce qu’il y a de meilleur en elles, compte tenu qu’il élimine ce qui est incompatible [95] ? Une théologie s’emmembrant des acquis du hégélianisme n’est-elle pas à même de surmonter certaines tensions prétendues indépassables, comme celle du Jésus de l’histoire et du Christ de la foi, de l’immanence et de l’économie, des christologies « von oben » et « von unten » [96] ? Ne fut-ce pas le cas d’un saint Thomas qui a puisé aux deux sources de l’aristotélisme et du platonisme chrétien ? N’est-ce pas le cas d’un Balthasar aujourd’hui, du moins en théologie ? Où se situe le néoplatonisme dans un tel schéma ? Ne tente-t-il pas de corriger les exagérations du platonisme par l’aristotélisme ? De même, les philosophes arabes ont tenté la conciliation. Y ont-ils réussi ? Ils y ont en tout cas consacré une partie de leurs meilleures énergies.

Au plan plus subjectif, la pensée d’Aristote comporte une incontestable polarité platonicienne. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à la théorie aristotélicienne de la connaissance, Le Blond soulignait que l’esprit d’Aristote était comme partagé entre les deux tendances opposées, idéaliste et réaliste. Il reprend par exemple la distinction opérée par Gomperz à propos du Stagirite entre le platonicien « qui croit à la valeur absolue de ses idées […], qui poursuit un idéal de savoir mathématique » et l’asclépiade « qui ne se rend tout à fait qu’aux expériences sensibles [97] ». De même l’ouvrage classique de W. Jaeger, comme celui, plus récent, de Nuyens, corrigent l’idée d’un Aristote massivement réaliste [98]. D’ailleurs, Denys l’Aéropagite distinguait trois sortes de contemplation : linéaire qui va d’un objet à un autre, circulaire qui revient toujours sur le même, et une troisième, en hélice, combinant les deux premiers mouvements : tel l’aigle qui tourne et s’élève en profitant d’une ascendance, l’esprit, élevé par l’Esprit (cf. Rm 8, 16), ne quitte jamais sa première vision, mais l’enrichit à chaque nouveau passage [99].

Enfin, passant d’une visée plus synchronique à une perspective évolutive, on pourrait se demander si un même penseur est pas à même de changer. Il est désormais bien connu que Thomas a connu une phase plus néoplatonicienne avant d’adhérer à une métaphysique plus aristotélicienne [100].

Je crois qu’il faut dépasser la trompeuse impression d’une possible synthèse. Laissons à nouveau la parole à Étienne Gilson : « Réduites à leur essence nue, ces métaphysiques sont rigoureusement antinomiques ; on ne peut être avec l’une sans être contre tous ceux qui sont avec l’autre, et c’est pourquoi saint Thomas reste avec Aristote contre tous ceux qui se rangent du côté de Platon. […] le point de départ de la réforme thomiste se trouverait peut-être, dans la découverte, dont nul autre que saint Thomas ne nous offre le moindre signe, des deux grandes voies ouvertes à la spéculation métaphysique, et de l’inévitable option qui s’impose à tout esprit soucieux de penser avec cohérence. Deux théories du réel, supportant des théories des opérations naturelles et, par conséquent aussi, de la connaissance qui n’est que la plus noble de ces opérations ». En effet, Platon s’est refusé au matérialisme et au scepticisme de ses prédécesseurs ; de ce fait, il a valorisé le monde des formes pures contre celui du pur devenir et du sensible qui n’est pas celui de la vérité. De l’autre côté, Aristote « refuse le scepticisme latent sous le platonisme, et tire les conséquences logiques de ce refus : il y a un élément de stabilité dans les êtres sensibles », donc de vérité [101].

Prenons l’exemple du néoplatonisme parmi beaucoup d’autres [102]. Certes, le vœu d’un Plotin fut de réunir les intuitions d’Aristote et de Platon. Mais la réalisation est-elle à la hauteur du désir ? Il ne semble pas. L’intuition directrice, la recherche d’un epekeina tès ousias [103], demeure foncièrement platonicienne. Pour Ivanka, le néoplatonisme est plutôt l’enfant naturel, le bâtard de l’union illégitime du platonisme et du stoïcisme. Aussi pose-t-il plus de problèmes qu’il n’en résout [104].

Que répondre enfin à l’objection selon laquelle la pluralité des accès au vrai contrarie son unicité ? Il faut déjà distinguer la vérité considérée en elle-même et la vérité considérée dans sa relation aux différentes intelligences qui tentent d’en rendre compte. La bipolarité ne touche pas la vérité objective, mais la vérité en sa relation aux sujets pensants, précisément les raisons humaines. L’explication sera cependant différente selon les climats où elle se développe : pour l’augustinien Balthasar, la limitation de la perspective tient d’abord à l’excès de la vérité non seulement incréée, mais finie, puisque celle-ci exprime ainsi sa source surabondante. Dès lors, l’esprit est congénitalement voué, certes à entrer dans un silence adorateur, mais aussi à multiplier les angles d’approche ; même la vision béatifique voile davantage qu’elle ne révèle Dieu. Pour un disciple de saint Thomas, la bipolarité n’a de sens que pour l’intellect humain, dans son régime pérégrinant. Elle tient donc à l’intrinsèque finitude de la raison.

Mais pourquoi cette bipolarité ne serait-elle pas résorbable ? Elle pourrait l’être de jure, mais, de facto, elle ne l’est pas. Revenons aux précédents développements : les esprits reconnus comme les plus déliés n’ont pas pu tout dire, non seulement matériellement, ce qui est une évidence, mais aussi formellement. Une perspective autre permet d’approcher le mystère des choses, de l’homme et de Dieu, de façon complémentaire. Il est certain que des génies comme Platon et Aristote, Augustin et Thomas, Kant et Hegel, Rahner et Balthasar, ont cherché à penser le plus possible non pas dans les marges ou les extrêmes, mais au centre, en tentant de réconcilier les opposés. Néanmoins, malgré d’indéniables réussites partielles, aucun d’eux n’a, de fait, réussi à rassembler la totalité des approches de l’unique vérité en son unique esprit.

Nous touchons au plan noétique, une limite aussi intrinsèque que la limite des sexes au plan physique. Et, de même que la sexuation peut être vécue soit comme humiliation disposant aux fantasmes de l’androgynie, soit comme complémentarité ouvrant à la joie partagée de la fécondité, de même la bipolarité intellectuelle peut soit désoler une humanité tentée par l’individualisme autosuffisant que symbolise la parthénogenèse, soit la réjouir d’ainsi partager le service et la contemplation du soleil de la vérité, dans le bien plus grand de la communion jamais achevée des esprits et des cœurs.

Enfin, que les idées, les principes thomasiens aient évolué, et pas seulement à propos de l’analogie, il n’y a aucun doute. Comme tout grand penseur, Thomas n’a cessé de remettre sa pensée sur le métier. Mais d’abord, il serait erroné, parce qu’on a découvert quelques thèmes plus avicéniens chez celui qu’on appellerait un peu vite le « premier Thomas », d’en faire, sans nuance, un penseur de tendance plus platonicienne qu’aristotélicienne ; la seule lecture du De ente et essentia, ouvrage de jeunesse, nous en dissuade. Ensuite, que Thomas ait fait son miel de toute pensée ne signifie surtout pas qu’il soit syncrétiste : le thème si platonicien de la participation a toujours été réinterprété en fonction des catégories aristotéliciennes d’acte et de puissance. En outre, c’est peu à peu que l’Aquinate a pleinement découvert son identité intellectuelle : patient est le déploiement d’un esprit hors du commun ; grande fut aussi l’influence des maîtres surtout s’ils ont le rayonnement d’Albert le Grand dont la fibre est plus néoplatonicienne ; d’ailleurs Thomas a rencontré Aristote dès ses études à Naples. Enfin, derrière l’aporie se profile la question plus générale de la part de l’inné et de l’acquis au sein de la vie intellectuelle : il en sera traité plus loin.

c) La porte ouverte au scepticisme ?

Dans le même ordre d’idées, ainsi répartir les types d’intelligence et de sagesse, n’est-ce pas alimenter le relativisme culturel ? À trop mettre en parallèle ces deux tendances, ne risque-t-on pas de nourrir le scepticisme ? Si les modes d’approche platonicien et aristotélicien sont réellement inconciliables, si « l’originalité d’Augustin et de Thomas l’un par rapport à l’autre est irréductible [105]« , n’est-ce pas faire le jeu d’une universelle tolérance qui rime trop souvent avec indifférence ? Bref, soit la vérité est une, soit elle n’est pas. S’il est possible de tenir deux discours contradictoires à l’égard d’un même énoncé, celui-ci n’a plus de consistance que subjective et trouve sa cohérence dans la seule pensée de celui qui l’énonce. Peu importe dès lors que la répartition soit double, multiple ou indéfinie, dès lors que la vérité n’est plus une, elle s’estompe dans le nuage de Magellan des opinions, qu’elles soient singulières ou particulières. Entre notre position et celle du culturalisme, il n’y a qu’une différence de degré, non pas de nature.

Pointant trop la différence, voire l’opposition, résidant entre platonisme et aristotélisme, on finit par oublier ce qui les rassemble. L’altérité ne se comprend que sur fond de « mêmeté », pour reprendre le néologisme de Lacan. Par exemple, nous l’avons déjà constaté, Platon et Aristote se rencontrent sur nombre de questions, comme la dualité du sensible et de l’intelligible, l’ordre du monde, la présence de divin, la primauté de la contemplation, etc. Il y a d’incontestable points de convergence entre Thomas et Augustin, non seulement sur l’intégralité du Credo et de sa métaphysique implicite, mais sur des questions de détail, comme celle concernant la recherche universelle du bonheur [106]. La différence entre ces deux types de pensée ne touche pas d’abord le contenu des vérités qui y sont défendues : là-dessus, la divergence est bien moindre qu’on veut le dire ; elle concerne plutôt une certaine manière d’envisager les questions, donc le point de vue formel et non pas matériel. Analogiquement, un émotif et un non-émotif vivent dans le même univers, reconnaissent tous deux que le ciel est bleu, le mensonge déshumanisant et le monde contingent ; mais ils ressentent très différemment chaque événement, sans que cette tonalité affective n’altère l’objectivité matérielle de la réalité.

Distinguons les deux points de vue classiques du sujet et de l’objet connu, afin d’ôter toute crainte à celui qui serait tenté de faire rimer dualisme et scepticisme. Objectivement, la vérité est une. Il serait de ce point de vue absurde de tenir que deux énoncés contradictoires peuvent être vrais ensemble, quand ils sont soutenus par deux systèmes différents : la distance est ici accidentelle à la vérité. L’être ne peut, par exemple, être analogue et univoque. Mais divers sont les accès à cette unique Vérité. Et l’expérience nous montre que ce pluralisme est en fait une dualité d’approche : aristotélicienne et platonicienne. Précisons encore quant à la théologie. Le pluralisme ici défendu ne se fonde pas sur l’inadéquation de la théologie, quelle qu’elle soit, à l’égard de la Vérité divine. Telle fut la thèse du père Le Blond [107]. Le Père Labourdette, dans la continuité du Dialogue théologique, a justement répondu que la théologie se mesure non « à la vérité de l’Esprit divin », mais aux « vérités divines déjà humanisées en leur formulation [108] ». La bipolarité naît des diverses systématisations intelligibles du Mystère en langage humain qui jamais ne peuvent épuiser leur objet. La prochaine difficulté va permettre de préciser.

d) Hiérarchisation des polarités ?

Notre thèse oppose, sans les conflictualiser, les pensées de polarité platonicienne et de polarité aristotélicienne. Mais c’est implicitement présupposer qu’elles ont même valeur de vérité. Ne faut-il pas, au contraire, les hiérarchiser ? Si les philosophies recherchent la vérité, il convient de se demander si l’une d’elles n’est pas plus à même de rendre compte du vrai que l’autre. On se doute que l’on trouvera des partisans des deux côtés. Par exemple, autant Étienne Gilson a tracé les frontières entre ces deux types de pensée avec une minutie sans pareille, autant, à titre personnel, il a clairement défendu ce qui lui semblait être la supériorité objective de la métaphysique de saint Thomas [109].

Nous avons dit et répété que cette distinction n’est pas au service d’un jugement de valeur. Arrêtons-nous à la théologie. Certains privilégient le thomisme. Thomas d’Aquin n’est-il pas le Docteur commun, celui que le concile Vatican II conseille à deux reprises ? Certes, dans le Catéchisme de l’Églsie catholique, Augustin est le premier auteur chrétien cité, mais Thomas le suit de peu. Dans cette perspective, l’histoire sera relue au profit de l’Ange de l’Ecole. Lorsque Gilson a écrit son ouvrage sur Bonaventure, il s’est trouvé confronté à une interprétation « que l’on peut considérer comme classique » et qui est en fait une « perspective thomiste sur les événements : un xiiie siècle commençant avec la tradition augustinienne, menacé par l’invasion de l’averroïsme et réagissant avec Albert le Grand contre cette invasion en assimilant toute la vérité du système d’Aristote. La thèse de l’anarchie augustinienne en résulte nécessairement puisque, par hypothèse, si l’augustinisme avait suffi, le thomisme n’aurait pas eu de raison d’exister [110] ». Autrement dit, Bonaventure, et a fortiori Augustin, seraient le brouillon de Thomas.

D’autres, au contraire, font primer l’augustinisme. Dans cette perspective, Aristote est toujours vu comme un traître ou un bâtard [111] et Thomas semble trahir le primat du Bien et de l’Amour mis en place par la tradition augustinienne et trop réduire la place laissée à la via negativa [112].

Notre position veut éviter un double écueil. Le premier est celui d’un monisme de l’approche qui réduirait toute pluralité de fait à une imperfection résorbable. Participent de cette vision quelques relectures thomistes de l’histoire ; le congrès Augustinus Magister a définitivement fait justice de certaines interprétations néothomistes réductrices de saint Augustin. Le second écueil, tout aussi dommageable, est celui d’un pluralisme éclaté où aucune intelligibilité n’est plus discernable qu’à titre d’hypothèse à critiquer [113]. Ici règne une méfiance marquée par l’idéalisme latent ou avoué de la théorie kuhnienne des paradigmes et de la prétendue étanchéité des cadres de référence. Traitant de la figure, en particulier de la Gestalt du Christ, qu’il a voulu introduire au sein de la théologie, Balthasar remarque : « Voilà pourquoi je ne crois pas au pluralisme dont le pessimisme de Rahner est effectivement convaincu : je crois à la catholicité [114] ».

Cela dit, comment sauver la pluralité des polarités sans attenter à l’unicité de la vérité ? Il me semble que la raison de fond de son existence tient à l’intrinsèque discursivité de l’esprit humain. L’expérience montre qu’une même intelligence ne peut embrasser toutes les perspectives et tenir tous les équilibres. Sans aucun doute, certaines débats sont clos : que l’homme est dénué de toute liberté, que l’existence de Dieu est inaccessible à la raison, que la nature est mue par le seul hasard, qu’assassiner un innocent n’est pas un mal intrinsèquement déshumanisant – pour ne donner que quelques exemples parmi une kyrielle – ne font pas partie des questions ouvertes. Mais d’abord, nombre de réalités sont d’une telle richesse ou d’une telle arduité (liée à leur complexité, à leur haute abstraction, à leur disproportion à l’égard d’un intellect incarné) que l’on ne saurait prétendre en percer tout le mystère [115] : il y a place pour une pluralité non-contradictoire de points de vue. Plus encore, et ce point touche le spécifique de la bipolarité de l’esprit humain, il y a une manière d’envisager le réel qui, dès le point de départ, ne permet ni de l’épuiser, ni d’en percevoir tous les équilibres. Et même si certains êtres d’exception sont arrivés à des synthèses supérieures qui tiennent compte des apports respectifs des deux tendances – au-delà des limites de contenu inhérentes à notre finitude de créature -, ces esprits n’ont pour autant jamais considéré le réel que selon l’une des perspectives, aristotélicienne ou platonicienne, sans embrasser les richesses conjointes des deux points de vue. C’est tout ce qu’ont essayé de montrer les seconde et troisième parties. « Si notre vue du premier principe en épuisait le contenu ou, simplement, en pénétrait toute la profondeur, il n’y aurait qu’une seule métaphysique ». Telle est, pour Gilson, « la raison la plus profonde qui explique la coexistence de plusieurs métaphysiques [116] ». Mais cette affirmation que nous faisons nôtre ouvre une voie à l’intégration et à un monisme métaphysique : au nom même de l’Unicité absolue de la vérité et de l’universalité de l’intelligence qui la sert, on peut concevoir, en droit, sinon en fait, que l’esprit humain, puisse, de plus en plus, tenir l’équilibre ou, mieux encore, résorber tout pluralisme dans l’unité d’un système compréhensif.

Qu’en est-il en théologie ? La hiérarchisation est plus nette. Au plan de la théologie systématique [117], le thomisme semble préférable, pour les différentes raisons développées par le Magistère et qui ont dicté son choix [118]. En revanche, au plan de la sagesse mystique, il faudrait peut-être inverser l’ordre de primauté. Reprenant le mot de Pascal qui, comme en cascade, place Jésus-Christ, puis saint Paul, ensuite saint Augustin, du côté de l’ordre de la charité, Maritain estime que la sagesse d’Augustin prend sa source plus haut que celle de Thomas. Certes, il reconnaît bien une « différence d’ordre, de point de vue formel, de lumen » entre un Thomas (l’ordre de l’esprit) et un Augustin (l’ordre de la charité) ; mais cette altérité se double d’une hiérarchie : la source propre de l’enseignement du Père de l’Église est « située plus haut, c’est la sagesse du Saint-Esprit [119] ». Maritain fait en effet appel à la distinction classique des trois perspectives de (l’unique) sagesse : philosophique, théologique et mystique. La première est d’ordre naturel ; les deux autres opèrent en régime de foi, mais la sagesse de registre théologique est œuvre conjointe de la raison et de la foi théologale, selon un mode discursif et humain, tandis que la sagesse d’ordre mystique opère selon un mode intuitif et divin, sous la motion infuse du don de sagesse. Or, le mode divin de connaissance est supérieur au mode humain. Mais l’on conçoit combien cette question demanderait plus que ces quelques remarques hâtives [120].

e) Cohérence des critères ?

Jusqu’à maintenant les apories portaient sur la thèse elle-même. Mais la critique porte aussi sur la mise en œuvre des critères, ce que feront les deux dernières objections : se répartissent-ils tous de façon bipolaire ? N’assiste-t-on pas parfois à des croisements ? Par exemple ne peut-on envisager une pensée qui privilégierait l’amour et l’horizontalité ?

En droit, tous les hybrides sont possibles. L’histoire de la philosophie n’a jamais reculé devant la tératologie [121]. Il demeure que la connexion des différents critères typant une pensée plus platonicienne ou plus aristotélicienne est intrinsèque. De ce point de vue, le néoplatonisme me semble en équilibre instable entre une philosophie de la nature plutôt aristotélicienne et une théologie du Bien plutôt platonicienne ; mais de ces deux éléments plus juxtaposés qu’intégrés, c’est le second qui l’emporte. À ce sujet, de même qu’il existe des gauchers ou des visuels contrariés, de même certaines éducations intellectuelles ont pu méconnaître et contrarier une inclination plus aristotélicienne ou plus platonicienne (je pense par exemple aux méfaits d’un enseignement scolastique qui ne permettait d’accéder aux Pères qu’à travers les lunettes de saint Thomas).

En outre, la critériologie proposée ne permet-elle pas, en retour, une grille de lecture critique, autorisant à évaluer non pas les options de départ des pensées, mais la cohérence de leurs développements ? On peut ainsi se demander si le plus grand réalisme de certaines conclusions hégéliennes face à l’idéalisme critique ne traduit pas un certain déséquilibre interne de ces deux pensées ?

Enfin cette difficulté oblige à une hiérarchisation et une coordination des critères utilisés : certains sont plus significatifs et plus fondamentaux que d’autres. Nous avons tenté quelques corrélations, en refusant à davantage systématiser. S’il fallait absolument choisir, je retiendrais deux ordres de critères, critiques (noétiques) et anthropologiques : du premier point de vue, le platonicien privilégie toujours l’intériorité, l’âme, et l’aristotélicien l’extériorité, la nature ou le monde [122] ; du second point de vue, le platonicien accorde une primauté à la volonté aimante (ordre du cœur) et l’aristotélicien à l’intelligence en acte de contempler (ordre de la raison). Tels nous semblent être les deux critères dirimants. Ce qui ne signifie pas qu’il soit toujours aisé de les appliquer.

f) Adéquation de la distinction ?

L’objection précédente imaginait de croiser les critères de distinction. Mais celle-ci n’est-elle pas trop exclusive ? En effet, ce n’est pas trop dire que de constater le désaccord des spécialistes sur la place d’Aristote dans la pensée de saint Bonaventure [123]. Certains voient plutôt dans celle-ci une sorte de mixte Aristote-Platon. De même, plus d’un lecteur de saint Thomas a rappelé la grande place qu’il a faite au platonisme et au néo-platonisme [124]. Un Hegel lui-même n’essaie-t-il pas de réconcilier les efforts souvent opposés d’un Kant et d’un Leibniz ?

Nous répondrons d’abord que notre propos n’est pas de faire œuvre historique, mais doctrinale. À la limite – je dis bien : à la limite -, que Platon ne soit pas platonicien et qu’Aristote ne soit pas aristotélicien, au sens où nous avons tenté de le typer ci-dessus, importe peu ! Nous avons seulement voulu montrer qu’un certain nombre de thèses et d’options intellectuelles n’étaient pas dénuées de solidarité et permettaient de situer un climat de pensée que l’on était autorisé à qualifier soit de platonicien soit d’aristotélicien.

Par ailleurs, qu’en est-il de chaque figure historique ? Doivent-elles nécessairement incarner l’un des types de pensée ? Il en est de notre typologie comme de la caractérologie de Le Senne : un non-émotif chimiquement pur n’a jamais existé qu’à titre d’hypothèse de recherche ; en fait, toute personne se situe entre les deux pôles émotif et non-émotif. Les différences demeurant sauves (et nous reprendrons plus bas cette analogie), il en est de même pour les pensées plus platoniciennes ou plus aristotéliciennes. Certaines philosophies sont donc d’un aristotélisme plus marqué, d’autres d’un platonisme plus net. Maintenant, il appartient aux historiens de la pensée de repérer la part respective d’aristotélisme ou de platonisme que l’on trouve chez chaque philosophe, par exemple de peser la part d’anti-aristotélisme présente dans la pensée de Bonaventure. Mais que celui-ci soit moins platonicien qu’on le pensait de prime abord, non seulement ne contredit pas ma thèse, mais la nourrit, car la distinction proposée se fortifie de la polémique qui la prend comme critère : les contraires appartiennent au même genre. [125]

4) Quelques fondements

Quels sont les fondements de la bipolarité des formes de pensée plus aristotélicienne et plus platonicienne ? Certes, nous en avons vu les critères de différenciation, mais du point de vue de l’objet ; nous avons aussi montré que la distinction répond aux critères de la distinction logique : exhaustive, exclusive et dichotomique. Comment donc l’enraciner subjectivement ?

a) Explication culturelle

La première explication, la plus évidente, fait remonter la cause de cette bipolarité à l’influence du milieu, notamment culturel. C’est ainsi qu’une mentalité plus orientale, par exemple slave, adoptera une approche plus circulaire, tandis que l’occidentale se mouvra avec plus d’aise dans un exposé de type linéaire. La difficulté qu’éprouve le français à lire Jean-Paul II est, de ce point de vue, aussi normale que symptomatique [126]. De même la mentalité juive privilégiera une démarche plus platonicienne. « le style du Talmud […] est, en quelque sorte, en «colimaçon». On n’y hésite pas à quitter la ligne droite pour emprunter des transversales, quitte à revenir ensuite au point de départ [127] ».

Mais si cette explication suffisait, il deviendrait difficilement compréhensible qu’au sein d’un même peuple d’une même époque, on rencontre des personnalités intellectuelles si diverses. Un autre facteur doit donc rentrer en ligne de compte.

b) Explication éducationnelle

Ce n’est certainement pas un hasard si Platon s’est plutôt formé auprès des mathématiciens d’Elée et Aristote auprès de son père et de son grand-père médecins [128]. Pour répondre au célèbre aphorisme présent sur le frontispice de l’Académie, on aurait pu inscrire, à l’entrée du Lycée : « Nul n’entre ici s’il n’est biologiste ».

Dans son Introduction , Gilson introduit son exposé sur la spécificité de l’esprit augustinien par un long commentaire de l’itinéraire intellectuel de saint Augustin. De même, Maritain explique pour une part la différence des approches d’Augustin et de Thomas par leur trajectoire personnelle : « Des vocations, des témoignages tout autres. L’un habite au cœur de l’humanité, il en a tout connu, c’est avec la voie des abîmes de l’âme qu’il doit rendre témoignage à la souveraine vérité ; aux sommets les plus purs de sa théologie, on reconnaît encore cette voix. Un enfant prodigue, un amoureux, un converti, sauvé de la pire erreur de l’esprit et des pires erreurs de la chair, un homme que l’expérience du mal lui-même a instruit et étoffé, avant que l’expérience de la grâce l’ait grandi jusqu’à toucher les choses divines ; un homme fait pour gouverner des hommes et paître des âmes, de génération en génération. L’autre habite au cœur de l’intelligence, il fréquente les anges, c’est avec leur regard tranquille et puissant qu’il éclaire pour nous les secrets divins et nous révèle à nous-mêmes. Un fils toujours fidèle, un chaste, une fontaine cristalline où les eaux de la divine sagesse n’ont cessé de croître ; un esprit fait pour rayonner sur les siècles et enseigner les esprits [129] ». Un Augustin écrit les Confessions et un Thomas des Sommes, un Descartes rédige des Méditations Métaphysiques et un Kant trois Critiques.

Cela est d’autant plus vrai que chez un augustinien, la démarcation entre sa pensée et sa vie est moins nette, ce qui ne signifie pas que sa philosophie ne soit qu’une longue confidence subjective ni qu’une pensée de type plus thomiste ne soit qu’une froide dissertation indifférente aux conditions de sa genèse. « Ainsi, explique Gouhier, tel est le cas d’une philosophie où un itinéraire est trop intérieur au système pour permettre au système de s’en détacher ; les idées elles-mêmes se rangent suivant un «avant» et un «après» : l’ordre de découverte coïncide au moins partiellement avec l’ordre d’exposition [130] ».

Mais comment l’éducation joue-t-elle ? Dans un texte très célèbre, Aristote remarquait que la recherche de la vérité repose sur une habitude (exis), une manière de procéder : « Le résultat des leçons dépend des habitudes de l’auditeur. […] L’accoutumance favorise la connaissance ». Or, continue-t-il, « à quel point l’habitude est forte, c’est ce que montrent les lois, où les fables et les enfantillages ont plus de puissance, par la vertu de l’habitude, que la connaissance de la vérité au sujet de ces lois. Or certains n’admettent qu’un langage mathématique ; d’autres ne veulent que des exemples ; d’autres entendent qu’on recoure à l’autorité de quelque poète ; d’autres, enfin, exigent pour toutes choses une démonstration rigoureuse, tandis que d’autres jugent cette rigueur excessive, soit par impuissance à suivre la chaîne du raisonnement, soit par crainte de se perdre dans les futilités. […] C’est pourquoi il faut avoir appris quelles exigences on doit apporter en chaque espèce de science, car il est absurde de chercher en même temps une science et la façon d’atteindre cette science ; et aucun de ces deux objets n’est facile à saisir [131] ». Ce qui vaut de la diversité des habitus intellectuels en différentes disciplines ne vaut-il pas, mutatis mutandis, pour les multiples perspectives possibles au sein d’une même discipline, surtout si elle demande une haute capacité abstractive ? De même que nul, de fait, ne peut prétendre avoir en lui tous les habitus intellectuels (et la différence est de perspective et pas seulement de contenu), de même nul, toujours de fait, n’est à même d’embrasser la diversité des approches platonicienne et aristotélicienne [132].

c) Explication innéiste ou caractérologique

Les deux précédentes causes sont acquises, soit dans l’ordre social, soit dans l’ordre individuel (à quoi le théologien joint une explication providentielle). Mais, sans exclure le rôle joué par les deux premiers types de raison, ne peut-on envisager une autre influence, qui, elle serait, innée [133] ? Telle est l’hypothèse que je voudrais formuler pour finir ; il y a été plusieurs fois allusion chemin faisant : la différence des polarités platonicienne et aristotélicienne vient de plus loin que les influences éducatives ; elle s’enracine, pour une part, dans la forme d’esprit dont nous héritons ; autrement dit, ces inclinations de pensée sont des traits de caractère [134]. La forme adoptée par la philosophie de la nature et la métaphysique d’Aristote ne s’explique pas seulement par son admiration pour le disciple d’Esculape qu’était son père.

La caractérologie connaît d’autres notes intellectuelles innées [135], dont l’influence sur la vie noétique est loin d’être négligeable [136]. On peut se demander si la différence en jeu ne porte pas sur des caractéristiques de la personne, extérieures à la vie intellectuelle, telles les prédispositions affectives. Il me semble toutefois que la saisie des concepts et de la réalité en sa teneur intelligible est trop intrinsèquement affectée par cette bipolarité pour que celle-ci s’explique par une réduction à une cause extra-intellectuelle, même d’ordre volontaire. Mais cette explication ne risque-t-elle pas alors de valoriser l’ordre de l’esprit ?

Canguilhem pensait que l’on naît vitaliste ou mécaniste [137]. De la même façon, note Jackie Pigeaud, « l’on est, pensons-nous, moniste ou dualiste par tempérament, par le donné de nature [138] ». Certaines options intellectuelles semblent donc précéder tout choix conscient [139].

Gilles-Gaston Granger [140] a montré que, dans les disciplines les plus objectives, les plus dénuées de considérants extrinsèques, telles la mathématique ou la physique fondamentale, chaque chercheur ne se départit jamais d’un style qui lui est absolument propre. On peut discerner structure et style : « La visée scientifique – et aussi bien dans les sciences de l’homme -, c’est la structure ; l’effet de style n’est que la conséquence seconde d’une contrainte d’individuation [141] ». Un signe de l’effectuation de la singularité jusque dans l’œuvre objectivante, universalisante par excellence qu’est la mathématique, la constante présence « des redondances, ou si l’on veut, des surdéterminations [142] ». La notion de style valorise en tout chercheur la personnalité cachée irréductible à l’universalité de la structure.

Partant de là, il ne semble pas impossible de découvrir des invariants. Il existe un style euclidien, cartésien ou vectoriel ; de même le calcul newtonien des fluxions est d’un style différent de l’analyse infinitésimale leibnizienne : l’objet est le même, mais le style est dissemblable. De ce point de vue, il y aurait deux styles intellectuels fondamentaux : platonicien et aristotélicien.

En faveur de cette hypothèse, nous retenons trois ordres de faits et un argument a priori : 1. l’universalité de cette distinction ; 2. sa profondeur ; 3. son caractère ineffaçable, quel que soit le type d’éducation reçu.

  1. Arrêtons-nous à la seule extension géographique et culturelle. Mon ignorance de la pensée orientale m’interdit de parler de ce domaine. Notons toutefois le couple formé par le platonicien Avicenne et l’aristotélicien Averroès [143]. Par ailleurs, confucianisme-taoïsme ne reproduisent-il pas, dès l’aurore de la pensée chinoise, la dualité du platonisme et de l’aristotélisme ? En leur dimension religieuse, ces deux pensées sont fondées sur une solidarité active entre l’homme et le monde, sur la participation de l’homme à l’ordre universel, mais diversement : « La tradition confucéenne appréhende cet ordre comme une donnée abstraite, idéale, imaginée sur le modèle de l’ordre social », alors que la tradition taoïste « le considère comme un principe concret [144] ». Toute pensée douée d’un minimum d’identité affirmée ne présente-t-elle pas une polarité plus aristotélicienne ou plus platonicienne ?
  2. Cette bipolarité marque toute la personne. Non seulement elle touche la vie de la pensée, philosophique, scientifique et théologique, mais elle affecte la forme dans laquelle elle se moule. Le « platonicien » aura toujours de la difficulté face à un cours, un ouvrage analytique, linéaire (« il se noie dans le détail ») ; inversement, l’ »aristotélicien » accusera l’exposé circulaire, synthétique de manquer de rigueur ou de contenu (« il répète la même chose »).
  3. Il en est de ces formes d’esprit comme des deux langues maternelles, auditives et visuelles, de l’intelligence [145] que distingue La Garanderie [146]. L’éducateur se doit de connaître cette donnée innée, s’il souhaite que sa pédagogie porte pleinement ses fruits. L’expérience montre aussi qu’en travaillant, l’étudiant découvre souvent, soit seul, soit avec l’aide d’un aîné, qu’une forme de pensée lui convient mieux que l’autre ; alors, rétrospectivement, il lui est possible de relire sa vie intellectuelle et de percevoir, à travers joies et échecs, en creux comme en plein, qu’inconsciemment prédominait en lui telle ou telle polarité qui cherchait ses outils pour s’exprimer [147]. Un étudiant en théologie disait qu’en s’initiant à la forme de pensée dialectique par la lecture de Gaston Fessard, il avait découvert que, déjà en science, spontanément, il aimait penser de façon dialectique ; ses autres traits de caractère correspondaient aussi à la forme d’esprit platonicien décrite ci-dessus : sens du mystère, primat de la verticalité, etc.
  4. Mais ne peut-on aller plus loin ? Une certaine influence culturaliste a trop relativisé l’intelligence et son enracinement personnel [148]. La personne humaine tient sa dignité de son unicité, de son caractère irrépétable ; et ce caractère n’est pas acquis, mais inné, sinon il pourrait être dénié à certains et soumis à l’arbitraire d’une autorité : cet argument d’ordre juridique exprime un fondement éthique et anthropologique plus décisif. Or, l’esprit est ce qui caractérise la noblesse et la spécificité de l’homme. Il serait donc pour le moins surprenant que cette unicité ne s’enracine pas dans ce qui constitue la dignité de l’homme, être d’intelligence rationnelle et de libre volonté. Sur ce point, Aristote et Platon communient. Reste qu’en faisant appel aux principes propres de leurs doctrines, ils en rendraient compte différemment. Voyons-les une dernière fois à l’œuvre. Pour une pensée platonicienne, l’individuation humaine vient d’en haut : c’est par sa participation à l’Idée que l’être, notamment humain, tire sa singularité ; autrement dit, le principe d’individuation est formel. Pour une pensée aristotélicienne, l’individuation est le fruit d’un processus ascendant : c’est la matière singulière, la materia signata, qui est responsable de l’existence circonscrite, et donc des caractéristiques personnelles ; cela ne signifie en rien que l’âme soit une entité générale et vague qui devrait son individualité au corps, mais, selon le principe hylémorphique de proportion intime de la puissance et de l’acte, cela veut dire que le corps détermine, dans la ligne de causalité qui lui est propre (à savoir la cause matérielle) les caractéristiques singulières de l’esprit ; plus précisément encore, tout concept, pour Aristote, est obtenu par abstraction ; or, si le concept est en droit universel, l’image relève des particularités somatopsychiques de la personne, donc de l’ordre du particulier et du singulier. Peu importe ici le détail. Que l’on adopte la première ou la seconde lignée explicative, on peut désormais comprendre que l’esprit humain possède, de manière innée, des notes distinctives irréductibles aux acquisitions culturelles et éducatives [149]. On peut aussi comprendre que cette diversité liée aux conditionnements incarnés de notre esprit, donc du sujet connaissant, n’entache en rien l’unicité de la vérité en son objectivité.

Enfin, ce tableau à double entrée propose un résumé partiel et sommaire de quelques critères et idées proposés dans cet article.

Type de polarité intellectuelle

 

Type platonicien Type aristotélicien
Interprétation métaphysique Primat accordé aux causes secondes, restant sauve la transcendance de la Cause première. Primat accordé à la Cause première, restant sauve la consistance des causes secondes.
Mode de raisonnement Ordre du cœur

Ordre radiaire, circulaire. Rayonnement autour d’un centre. On montre un même point. Digression constante.

Aussi ce type de pensée est-il incliné vers la méthode.

Ordre de la raison

Ordre linéaire qui avance de point en point. Démonstration ordonnée. Tout est formalisé.

Aussi ce type de pensée est-il incliné vers le système.

Primat de la faculté propre à l’homme Organisation autour de la volonté (de l’amour) et du bien. Organisation autour de l’intelligence (de la connaissance) et de l’être.
Relation entre Dieu et la créature, entre le naturel et le surnaturel, restant saufs les équilibres Entre deux solutions possibles d’un même problème, incline à ce qui accorde le plus à Dieu et le moins à la nature. Entre deux solutions possibles d’un même problème, incline à ce qui accorde le moins à Dieu et le plus à la nature.
La vision de l’homme. D’où le critère de vérité et la voie menant à l’existence de Dieu L’âme est plus évidente que le corps ; l’évidence par laquelle l’âme s’appréhende elle-même est première et critère de vérité. La voie menant à l’existence de Dieu passe par la pensée. Le corps est plus évident que l’âme ; le corps et le sensible en général sont premièrement connus et critère de vérité. La voie menant à l’existence de Dieu passe par le sensible, le corporel.
Quelques exemples de philosophes et théologiens (opposés termes à termes) Platon

René Descartes

Emmanuel Lévinas

Jean-Jacques Rousseau

Saint Augustin

Hans Urs von Balthasar

Benoît XVI

Aristote

Emmanuel Kant

Paul Ricœur

Thomas Hobbes

Saint Thomas d’Aquin

Karl Rahner

Jean-Paul II

Risque psychospirituel (à type de renforcement ou d’induction) Propension (ou tentation) à la fuite du monde, à l’inflation de la prière, au spiritualisme, au fidéisme. Propension (ou tentation) à la compromission avec le monde, l’activisme, à la sécularisation, au rationalisme.
Le présupposé de l’acte philosophique La vraie philosophie présuppose un acte d’ouverture spirituelle, voire de conversion surnaturelle. La raison se fonde sur une confiance première La vraie philosophie commence avec l’évidence de telle ou telle vérité naturelle. La raison fait l’économie de cette confiance originaire
Logique philosophique poussée à bout, jusqu’à une vision erronée Le parménidisme. Les dualismes (néo)gnostiques, engendrés par la haine de ce monde matériel. L’héraclitéisme. Le matérialisme athée engendré par l’idolâtrie du monde matériel.

Conclusion

Dans la chambre de la Signature, au Vatican, à côté des trois fresques que, sur la demande du pape Jules II, Raphaël Sanzio a consacré à la Poésie (le Parnasse), à la justice (la Jurisprudence) et à la Théologie (la Dispute du Saint Sacrement), on peut admirer une autre fresque, tout aussi fameuse, dédiée à la rationalité : l’École d’Athènes. On y voient se côtoyer le vieux Platon dont le doigt se lève majestueusement vers le ciel, symbole du monde intelligible des Idées, et le jeune Aristote dont la main se retourne vers la terre qu’il paraît autant modeler que caresser [150]. D’un coup de génie, tout est dit : l’un n’est pas l’autre, mais l’un n’exclut pas l’autre, enfin les deux, au centre, vont de pair.

Tel fut mon point de départ : l’étonnement que quelques esprits singuliers autant qu’éminents aient incarné, à toute époque, deux, et seulement deux, formes d’esprit si radicalement opposées. Répétons-le encore : notre travail a prétendu établir une ligne de démarcation non pas d’abord entre les deux philosophes grecs, mais entre deux types de pensée riches, profondément convergents, mais inconciliables de bout en bout.

Ce travail sera critiqué. Comme pour toute hypothèse, c’est le sort qu’il mérite. J’ai bien conscience de laisser en suspens bon nombre de questions et singulièrement de n’avoir fait qu’effleurer la raison d’être profonde de la bipolarité des formes d’esprit. La première critique qu’on ne manquera pas de m’adresser est que, si toute pensée est située au sein de cette dualité de tendance, la mienne l’est de même. Prétendre qu’un point de vue est extérieur ou supérieur à la bipolarité platonico-aristotélicienne serait nier in actu exercito la thèse que j’ai tenté de défendre in actu signato. La présentation linéaire de l’exposé ne signe-t-elle pas assez la forme d’esprit de son auteur et cette infranchissable limite ne l’expose-t-il pas à être irrecevable par une pensée platonicienne ? À quoi je réponds deux choses : l’objection engraisse la thèse par l’argument même dont elle se prévaut. Par ailleurs, elle durcit en opposition irréconciliable ce qui est pour moi diversité complémentaire. Platonisme et aristotélisme ne sont pas des formes de pensée en relation univoque ou équivoque ; or, parmi les énoncés communs auxquels ils souscrivent, se trouve la reconnaissance de cette double tendance.

La pluralité théologique ne nie pas l’unité de la vérité intramondaine ou divine, mais souligne la finitude de l’esprit humain. Autrement dit, à l’instar de la foi et la théologie, consubstantiellement inaptes à donner à voir l’essence de leur objet, cette diversité s’abolit avec la vision. Mutatis mutandis, il en est de même dans le discours philosophique : aucun regard humain ne saurait épuiser la nature, ni a fortiori l’homme ou l’être. La bipolarité platonico-aristotélicienne ne tient pas à une déficience objective du vrai qui pourrait dégénérer en perspectivisme nietzschéen, mais à l’impuissance congénitale et subjective d’un esprit fini et incarné qui doit multiplier ses prises de vue sur la même inépuisable réalité. Voilà pourquoi cette thèse ne porte préjudice ni à l’unité de la vérité ni même à la possibilité d’y accéder en droit, mais, sans tomber dans les ornières du pluralisme, veut défendre l’humilité de l’intelligence humaine qui s’attache à contempler le vrai, tout en respectant l’une des deux grandes démarches qui permettent d’y accéder.

[1] Endre von Ivanka, Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, trad. Elisabeth Kessler, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1990, p. 48.

[2] Hans-Urs von Balthasar, La vérité est symphonique. Aspects du pluralisme chrétien, trad. Robert Givord et Michel Beauvallet, Namur, Culture et Vérité, 1984 (Saint Maur, Parole et Silence, 22000), p. 158.

[3] Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1974, p. 290.

[4] De ce point de vue-là, la dissymétrie est patente : Aristote a davantage fait école que Platon.

[5] Pierre-Marie Emonet, Une métaphysique pour les simples, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1991, p. 22 et 23.

[6] Nous parlerons du Moyen-âge en appliquant la bipolarité à la théologie, ce qui n’est nullement nier l’existence d’importants et nombreux philosophes médiévaux.

[7] Endre von Ivanka, Plato Christianus, p. 49.

[8] Ibid., p. 49 à 51.

[9] Cf. Ibid., p. 50.

[10] Une juste vue de l’histoire de la pensée demande donc de dédoubler chaque sommet : Platon et Aristote pour le monde grec ; Augustin et Thomas d’Aquin, pour le monde médiéval ; Kant et Hegel pour le monde moderne et contemporain. Qui seront les Platon et Aristote de la prochaine période ?…

[11] Un exemple parmi beaucoup : Hegel est « l’Aristote des pensées contemporaines » (Claude Bruaire, « Hegel », in Encyclopædia Universalis, Paris, tome 9, p. 159).

[12] On pourrait poursuivre l’induction : Jean-Jacques Rousseau est à Thomas Hobbes, Karl Marx à Auguste Comte, Martin Heidegger à Edmund Husserl, Maurice Blondel est à Henri Bergson (surtout revisité par Henri Hude, Bergson, coll. « Bibliothèque européenne », Paris, Éd. Universitaires, 1990, 2 tomes), ce que Platon est à Aristote.

[13] Confessions, VII, ix, 13, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 13, Paris, Desclée, 1962, tome 1, p. 608-609.

[14] Goulven Madec, La Patrie et la Voie. Le Christ dans la vie et la pensée de saint Augustin, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 36, Paris, Desclée, 1989, p. 310. Sur les relations entre Augustin et les platoniciens qui n’est pas « simple dépendance passivement subie », mais « vire aussi régulièrement à la polémique » (p. 311), cf., bien entendu, la seconde partie du L. vii des Confessions et toute l’excellente conclusion de l’ouvrage de Madec, notamment p. 307 à 312.

[15] Cf. à ce sujet, R. J. Henle, Saint Thomas and Platonism. A study of the Plato and Platonici texts in the writings of Saint Thomas, La Hague, Martinus Ninjhoff, 1956. Cet ouvrage donne les références complètes à Platon chez Saint Thomas et tente une synthèse. À noter cette réflexion intéressante : « the most important single source is the Metaphysics of Aristotle and especially its first book ». (p. 422)

[16] Jacques Maritain, « De la sagesse augustinienne », article de la revue Philosophie, 1930, repris dans Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, coll. « L’Ordinaire », Paris, DDB, 81963, Chap. VII, p. 577-613, ici n. 1, p. 577 et 578.

[17] Qu’il me soit permis de renvoyer à Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, Namur, Culture et vérité, 1995, p. 161-171.

[18] On raconte que saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila se retrouvent face à un panier de fruits. Le premier dit : « Je renonce à ces fruits, par amour de Dieu ». La seconde dit à son tour : « Je mangerai de ces fruits, par amour de Dieu ». Je ne sais si l’histoire est véridique. On connaît le todo y nada du Docteur Mystique ; de son côté, la Madre remarquait : « Il nous en coûterait cher de ne pouvoir chercher Dieu qu’une fois que nous serions morts au monde. Madeleine ne l’était point, ni la Samaritaine, ni la Chananéenne, lorsqu’elles l’ont trouvé ». (Marcelle Auclair, La vie de sainte Thérèse d’Avila, Paris, Seuil, 1960, p. 331. L’auteur donne d’autres exemples dans le même sens).

[19] « Pour moi, la prière c’est un élan du cœur, c’est un simple regard jeté vers le ciel » (Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Ms C, 25 r°).

[20] Celle de saint Jean Damascène : « La prière est une ascencion de l’esprit vers Dieu ». (De Fide Orthodoxa 3, 24. Cité par le Catéchisme de l’Église catholique, Paris, Plon-Mame, 1992, n. 2559, p. 519) Cette définition est d’ailleurs volontiers reprise par saint Thomas d’Aquin (Somme Théologique [désormais abrégé ST], IIa-IIae, q. 83).

[21] Dans l’avertissement introduisant aux actes du Colloque de Cordoue qui s’est tenu du 1 au 5 octobre 1979, Michel Cazenave remarquait : « Depuis la grande séparation philosophique des xiie et xiiie siècles, qui a présidé en Occident à la dissociation de la pensée vécue dans une expérience psychique privilégiée, et de la pensée purement analytique, le fossé s’est élargi pendant des siècles entre les sciences et la philosophie ». (Science et conscience. Les deux lectures de l’univers, Paris, Éd. Stock et France Culture, 1980, p. 11) Quoique l’évaluation soit discutable, l’ouvrage constate la différence entre deux types d’approche, que nous qualifierions de platonicien pour le premier et d’aristotélicien pour le second.

[22] Jean-Pierre Changeux et Alain Connes, Matière à pensée (1989), coll. « Points », Paris, Odile Jacob, 1992.

[23] Cf. Hourya Sinaceur, « L’infini », in La Recherche, n° 268, septembre 1994, vol. 25, p. 904 à 910. Cf. aussi J. Dauben, Georg Cantor. His mathematics and philosophy of the infinite, Cambridge, 1979.

[24] Ganoczy retrouve aussi volontiers, et à toutes les époques, ces deux types de discours autant en christologie qu’en philosophie et en sciences de la nature : « à côté des empiristes [sous-entendu aristotéliciens] tels que Galilée, Newton, Laplace, Einstein et une série de physiciens, de chimistes et de biologistes modernes, il y a toujours eu une lignée platonicienne avec Képler, Planck, Heisenberg et von Weizsäcker pour rechercher les fondements philosophiques des sciences de la nature, par le biais des «idées» et de l’esprit ». (Alexandre Ganoczy, Dieu, l’Homme et la Nature. Théologie, mystique, sciences de la Nature, trad. revue par l’auteur, coll. « Cogitatio fidei » n° 186, Paris, Le Cerf, 1995, p. 317 ; cf. p. 316s)

[25] Le psychiatre-philosophe suisse Binswanger distingue soigneusement deux approches (objets formels) et deux démarches dans l’étude psychologique de l’homme : d’une part, la fonction vitale (s’intéressant au corps vécu et l’âme comme fonction cérébrale et comme fonction de la science naturelle), d’autre part l’histoire intérieure de la vie de la personne. La biologie et la psychologie classique, Freud, adoptent la première perspective, l’analyse existentielle (la Daseinanalyse), mais aussi les études de Jaspers, Frankl, etc., adoptent la seconde. Or, « Ce qu’a été Aristote pour le problème de la fonction vitale, saint Augustin le fut pour celui de l’histoire intérieure de la vie ». (Ludwig Binswanger, « Fonction vitale et histoire intérieure de la vie », in Introduction à l’analyse existentielle, trad. Jacqueline Verdeaux et Roland Kuhn, coll. « Arguments », Paris, Minuit, 1971, p. 49 à 77, ici p. 62)

[26] Faut-il élargir la base de l’induction à l’art ? Le platonicien Constantin Brancusi (attiré par les formes célestes, épurées) ne se distingue-t-il pas progressivement de son maître aristotélicien, Auguste Rodin (qui n’en finit pas de modeler une terre, une roche d’où émergent et où reviennent les créatures) ? En littérature, il serait par exemple tentant d’opposer le plutôt platonicien Graham Greene et le plutôt aristotélicien Georges Bernanos. En musique, la polarité d’un Bach n’est-elle pas plus platonicienne, celle d’un Messiaen, plus aristotélicienne ?

[27] Alfred North Whitehead, Process and Reality. An essay in Cosmology, coll. « Gifford Lectures », The University of Virginia 1927-1928, New York, Mac Millan Co, 1929, p. 63.

[28] Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l’ontologie, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1988, p. 52 et du même, Du temps chez Platon et Aristote. Quatre études, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1982, 4ème de couverture.

[29] Cet ouvrage clair et pédagogique, s’il n’a pas la finesse d’analyse d’un Étienne Gilson, a le mérite d’en confirmer l’intuition centrale : platonisme et aristotélisme sont, pour lui, deux formes extrêmes de pensée, deux types irréductibles d’approche du réel et de la Révélation. Par ailleurs, Ivanka ne cache pas ses préférences pour l’aristotélisme contre le platonisme. En effet, sa thèse est que, contrairement à une opinion trop courante, le christianisme n’est pas un « platonisme pour le peuple », selon l’expression de Nietzsche. Certes, historiquement, les Pères de l’Église ont été davantage sensibles à Platon, qu’ils ont plus utilisé. Mais, toujours selon Ivanka, l’analyse montre que ce ne fut jamais sans recul critique, et sans profondes modifications : précisément, c’est l’aristotélisme qui corrige les dangers d’un platonisme totalitaire et totalisant ; pour autant, l’Église qui a davantage opté en faveur de l’aristotélisme, afin d’éviter les errements du platonisme, n’en est pas devenue aristotélicienne et a fait subir à la pensée du Stagirite les habituels examens de passage.

[30] Le sens historique très fin du médiéviste et son immense respect de la personnalité de chaque auteur étudié se doublaient d’une stupéfiante capacité à repérer certains invariants noétiques.

[31] Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, coll. « Études de philosophie médiévale » n° xi, Paris, Vrin, 21943, conclusion, notamment p. 310-323. Nous renvoyons à ce texte riche d’intuitions fulgurantes, et qui ne nous semble pas avoir pris une ride. Cf. aussi Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, coll. « Études de philosophie médiévale » n° iv, Paris, Vrin, 21978, p. 379. Ce dernier ouvrage, quoique d’une importance moindre que le premier, fut salué par un concert de louanges (cf. par exemple ce qu’en dit P. Robert, dans « Le problème de la philosophie bonaventurienne », in Laval philosophique et théologique, 6 (1950), p. 147), ce qui ne veut pas dire qu’il fit l’unanimité (cf. notamment les critiques adressées par Ferdinand van Steenbergen, Siger de Brabant d’après ses œuvres inédites, Louvain, II, 1942, p. 446-464 ; Id., Aristote en Occident. Les origines de l’aristotélisme parisien, coll. « Essais philosophiques », I, Louvain, 1946 ; Aimé Forest, Ferdinand van Steenbergen et Maurice de Gandillac, Le mouvement doctrinal du xie au xive siècle, Paris, 1951, p. 179-305).

[32] Blaise Pascal, Pensées, n. 72, in Œuvres complètes, Jacques Chevalier (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 1102. Éd. Brunschvicg, n. 283.

[33] Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 312. Souligné dans le texte. En effet, Augustin veut amener à faire désirer et connaître le Christ. Mais Dieu est charité (1 Jn 4, 8.16) ; or, pour exciter l’amour, il faut montrer, non démontrer : il faut montrer que Dieu n’est pas un terme mais un centre à quoi chaque chose se ramène.

[34] Saint Bonaventure « peut expliquer plusieurs fois la même chose en suivant un ordre différent, et chacun de ces ordres est légitime, parce que la pensée se déplace autour du centre dont le lieu sera d’autant plus certain que les recoupements qui le fixent auront été plus nombreux et pris d’origines plus éloignées ». (Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 379) Or, c’est le Christ qui est au centre (Ibid., p. 380) « À la place de l’ordre synthétique et linéaire des doctrines qui suivent la norme de l’intellect, nous trouvons le mode d’exposition nécessairement autre, qui convient à une doctrine dont le centre est dans la grâce et la charité ». (Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 312)

[35] Hans Urs von Balthasar, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, 21988, p. 144 ; cf. par exemple p. XXIV. C’est moi qui souligne. À noter que les qualificatifs de « notionnelle » et de « existentielle » ne sont pas très heureux, car les deux types de pensée peuvent donner le primat à l’existence sur l’essence (la notion) ; de surcroît, une pensée plus aristotélicienne est moins tentée par l’essentialisme.

[36] C’est de lui dont Victor Delbos disait : « Nous avons tâché de le suivre dans ses développements et ses accroissements ». (Maine de Biran et son œuvre philosophique, Paris, Vrin, 1931, p. 282 ; cf. p. 289)

[37] Cf. à ce sujet, le suggestif ouvrage d’Henri Hude, Prolégomènes, coll. « Philosophie européenne », Paris, Éd. Universitaires, 1991, notamment le chapitre 2. À sa manière, par sa thèse d’une option présidant à l’entrée en théisme ou panthéisme, Henri Hude nourrit l’idée présidant à cet article.

[38] « L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur essence [nature] n’est pas la même ». (Aristote, De l’âme, L. III, 2, 425 b 2526 ; trad. Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21972, p. 154) « L’âme est, en un certain sens, les êtres mêmes ». (Ibid., L. III, 8, 431 b 21-23,, p. 196)

[39] Cf. en particulier Anal. Post., L. I, 2, 71 b 33-72 a 5 ; Phys., I, 1, 184 a 16-23 ; De An., L. II, 2, 413 a 11-15 ; Métaph., L. Z, 4, 1029 b 3-12 ; Eth. Nic., L. I, 2, 1095 b 2-4.

[40] Que ce soit dans la célèbre allégorie de la Caverne (en République, L. VII, 515s) ou, en langage non plus mythique, mais philosophique, dans le Théétète (184 d-186 c) ou le Philèbe (58 a-59 b).

[41] Sur toute cette question, cf. Suzanne Mansion, « «Plus connu en soi», «plus connu pour nous». Une distinction épistémologique importante chez Aristote », Études aristotéliciennes. Recueil d’articles, « Aristote. Traductions et études », Louvain-la-Neuve, Éd. de l’Institut Supérieur de Philosophie, 1984, p. 213 à 222, ici p. 222. Voici la vraie citation qui est plus favorable au philosophe de Stagire : « Entre le rationalisme d’un Platon et ce que nous appellerions un sain empirisme, l’écart demeure infranchissable ».

[42] Gilson va même jusqu’à parler « du plus grand événement philosophique de tout le moyen âge occidental » pour justifier l’existence du Docteur angélique (Étienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin ? (suivi de Avicenne et le point de départ de Duns Scot), Paris, Vrin-Reprise, 1981, p. 120). Cet ouvrage reprend deux articles parus dans les Archives d’Histoire dotrinale et littéraire du Moyen Age, de 1926 et 1927. Le premier article (p. 5-127) s’interroge sur le devenir de l’épistémologie augustinienne, en particulier sur l’origine de la substitution de la synthèse doctrinale augustinienne relative à l’illumination divine, constante jusqu’à cette époque, par la doctrine aristotélicienne de l’intellect agent, que l’on voit apparaître chez saint Thomas. À ce propos, Avicenne est plus extrême que saint Augustin. En effet, pour ce dernier, la doctrine de l’illumination touche l’acte judicatif, la vérité du jugement, et non les contenus des concepts ; or, pour Avicenne, ce sont les formes intelligibles elles-mêmes qui viennent du dehors ; d’où la doctrine bâtarde du Dieu intellect agent. On passe de l’illumination-vérité d’Augustin à l’illumination-concept d’Avicenne (cf. Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Ière Partie, chap. V, 2-3, p. 103 à 141). Saint Thomas ne s’y trompera pas, lui qui sauvera l’illumination-vérité de saint Augustin en donnant à la Vérité divine sa fonction illuminatrice, mais se refusera à l’illumination-concept, pour restituer à l’intellect humain toute sa puissance abstractive.

[43] De anima, L. VI, 410B, Éd. Gérard Verbeke, p. 235.

[44] ST, Ia, q. 79, a. 4. Et un autre texte précise que l’intellect agent est une substance séparée pour Platon, aussi saint Augustin le compare au soleil dans son livre sur les Soliloques (VI, 12) ; « mais selon Aristote, l’intellect agent est comparé à la lumière participée dans un certain corps ». (De malo, q. 16, a. 12, ad 1um) Cf. aussi De Spir. Creat., a. 10.

[45] Maurice de Gandillac, « Les deux versants du platonisme. Vue cavalière sur le platonisme au xiie et xiiie siècle », in Genèses de la modernité. Les douze siècles où se fit notre Europe, De la ‘Cité de Dieu’ à la ‘Nouvelle Atlantide’, coll. « Passages. Librairie européenne des idées », Paris, Le Cerf, 1992, p. 229-241, ici p. 240. « un monde de causes secondes efficaces, tel que celui d’Aristote, est seul digne d’un Dieu dont la causalité est essentiellement bonté ». (Étienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin ?, ici note 1, p. 127)

[46] Par exemple, lorsqu’il s’oppose à Avicenne et Averroès, il le fait au nom de leur « commun platonisme » (Étienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin ?, p. 125). Ce texte décisif de saint Thomas a beaucoup marqué le Moyen-Âge : « Augustinus autem Platonem secutus quantum fides catholica patiebatur… » (De spiritualibus creaturis, a. 10, ad 8um). Cf. aussi ST, Ia, q. 115, a. 1 où saint Thomas critique le platonisme d’Ibn Gabirol et d’Avicenne.

[47] Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 317. Souligné dans le texte. « De deux conclusions possibles, dont l’une attribue plus à la nature ou au libre arbitre et moins à Dieu, et dont l’autre attribue plus à Dieu au contraire, en retirant quelque chose à la nature ou au libre arbitre, c’est toujours la deuxième qu’il choisira pourvu seulement qu’elle ne supprime ni le libre arbitre ni la nature. Mieux vaudrait pour lui se tromper par humilité que de risquer un péché d’orgueil » (Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 382 et 383).

[48] Voici, comment Ivanka présente les « trois visées ou intuitions » du platonisme. La première est ontologique : « 1/ L’ensemble des êtres réels et possibles, c’est-à-dire aussi bien ceux qui sont, que ceux qui sont possibles, est nécessairement un ensemble ordonné ». La seconde est théologique : « 2/ Cet ensemble provient d’une source suprême de l’être qui contient toute réalité et tout être dans une unité originaire ; leur existence isolée résulte de leur éparpillement dans la multiplicité du tout ». À côté de ces deux premières « visées » métaphysiques, la troisième est épistémologique : « 3/ L’existence de cet Un originaire peut être l’objet d’une «expérience» et d’une certitude immédiates, parce qu’il n’est pas seulement la source de tout être mais aussi le but ultime de l’effort propre à l’homme, même s’il ne peut être atteint sans la grâce, puisque l’effort, en soi, n’est qu’un «axe d’orientation» que seule la grâce peut mettre en mouvement, pour qu’il devienne un effort en acte : mais alors cet effort suscité par une motion de la grâce rend un témoignage immédiat à l’existence de ce but «éprouvé» dans l’effort même ». (Endre von Ivanka, Plato Christianus, p. 425) Au descencus correspond la dialectique, donc une connaissance elle aussi descendante : Dieu est le premier objet connu. Contrairement à Platon, « Aristote ne cherche pas à déduire l’ordre de l’univers à partir de principes premiers, dont l’évidence serait irrémédiablement présente à l’esprit. Il s’efforce au contraire de comprendre cet ordre à partir d’éléments susceptibles d’être lus dans l’expérience, à partir de la réalité donnée dans la perception sensible ». (Ibid., p. 433)

[49] Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 385.

[50] Florent Gaboriau, Jean Duns Scot ou la révolution subtile, Entretiens sur France Culture et présentation Christine Goémé, Paris, Fac-Editions, 1982, p. 100 ; cf. p. 98 à 100. Il précise quelques lignes avant, en joignant les démarches des franciscains Scot et Bonaventure : « Chez l’un, saint Bonaventure, le moment ontologique se trouve […] comme précipité dans la hâte d’en venir aux sublimités que l’esprit fait goûter à l’esprit des saints. Chez l’autre, une puissante ferveur spéculative déçue par la modalité humaine de son objet, consciente aussi de l’impossibilité d’une compréhension des choses par coïncidence ici bas avec le point de vue de Dieu, cherche sous le signe de l’univocité de l’être, une voie moyenne qui » l’oppose à la « voie mineure, apparemment mineure, parce que rivée au sol : celle de saint Thomas ».

[51] « À travers l’histoire, la philosophie se déploiera soit en cernant davantage le noyau de l’essence, soit en se concentrant sur la pensée de l’existence ». (Hans Urs von Balthasar, La Théologie. I. La vérité du monde, trad. Camille Dumont, Namur, Culture et Vérité, 1994, p. 261)

[52] Étienne Gilson, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque de philosophie médiévale », Paris, Vrin, 51948, p. 42 s.

[53] Das Sein und der Mensch. Die existentielle Seinsentdeckung des jungen Augustin, Freiburg-München, 1959.

[54] Telle est l’intuition traversant le bel ouvrage d’Emilie Zum Brunn, Le dilemme de l’être et du néant chez saint Augustin. Des premiers dialogues aux Confessions, coll. « Bochumer Studien zur Philosophie », Amsterdam, Verlag B. R. Grüner, 1984. Augustin « a fait sienne une fois pour toutes l’expression platonicienne de cette loi fondamentale de la vie spirituelle qui édicte la croissance ou la diminution de l’âme, selon que cette dernière se nourrit de l’intériorité de l’esprit ou selon qu’elle se détourne vers le monde de l’extériorité ». (p. 98) Or, « le caractère sui generis de cette «ontologie spirituelle» [et anagogique] interdit de la classer sous l’étiquette d’un «essentialisme» ou d’un existentialisme» » (ibid.), mais invite d’abord à comprendre la personne dans son déploiement historique.

[55] « une connaissance qui saisirait les choses non dans leur réalité concrète mais dans leur existence suprasensible et leur origine spirituelle, une connaissance qui se produirait non en se tournant vers les perceptions sensibles, mais en se retirant en soi-même et en séparant son âme par élévation au-dessus du sensible, ne saurait être autre chose que l’intuition de Dieu » (Endre von Ivanka, Plato Christianus, p. 47)

[56] Père Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste. II. Le dieu cosmique, Paris, Gabalda, 1949, p. 227.

[57] La place accordée à Dieu et à la nature explique qu’Aristote soit à Platon ce que le cataphatisme est à l’apophatisme. L’expérience professorale montre de manière plus générale que certaines formes d’esprit craignent que le discours rationnel n’en vienne à effacer le mystère et qu’à force de chercher la lumière, il ne mette la main sur l’objet ; d’autres formes d’esprit craignent tout à l’inverse qu’une pensée exclusive du mystère n’en vienne à justifier une préférence pour la nuit, sinon la ténèbre. Là encore, on devine combien de bémols cette distinction suppose.

[58] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie moderne, coll. « Cours de philosophie », Paris, Beauchesne, 181963, p. 195. Sur les deux regards possibles sur la dialectique, cf. aussi la mise au point de Heinz R. Schmitz, Progrès social et Révolution. L’illusion dialectique, coll. « Prémices », Fribourg (Suisse), 1983, chap. 1 : « La dialectique chez Aristote et chez Hegel ». Primitivement, ce texte fut édité sous le titre « Progrès social et changement révolutionnaire. Dialectique et révolution », dans la Revue Thomiste, 74 (1974/3), p. 391-451. Cependant, pour Schmitz, la véritable différence n’apparaît qu’avec Hegel. Cf. aussi Erich Przywara, Analogia entis, trad. Philibert Secrétan, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1990.

[59] Emilie Zum Brunn en donne une explication éclairante : « Le thème de la croissance et de la décroissance ontologiques de l’âme (magis esse et minus esse) s’inscrit au cœur d’une métaphysique qui regarde alternativement l’Etre et les êtres, l’Immuable et ce qui change, l’Eternel et ce qui passe. Une telle métaphysique est dialectique jusque dans son analyse du créé, sans cesse référé aux deux termes antithétiques dont il provient et entre lesquels il se situe : l’Etre et le néant absolus ». (Le dilemme de l’être et du néant chez saint Augustin, p. 9. C’est moi qui souligne)

[60] Par exemple chez l’augustinien Balthasar dont je cite un passage parmi une foule innombrable : « Plus deux êtres s’aiment librement, plus tragique apparaît le destin qui les voue à la mort. […] La contradiction entre le don de soi voulu définitif et la mort […] reste insoluble : l’homme est, dans son existence finie, cette contradiction ». (Hans Urs von Balthasar, Dans l’engagement de Dieu, trad. Robert Givord, coll. « Ressourcement » n° 7, Sherbrooke (Québec), Éd. Pauline et Paris, Apostolat des Editions, 1973, p. 72 et 73. Souligné dans le texte)

[61] Georges de Schrijver, Le merveilleux accord de l’homme et de Dieu. Étude de l’analogie de l’être chez Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum » n° lxiii, Louvain, University Press, 1983. En fait, au fond du débat sur le statut de la dialectique, on retrouve celui de la place de la liberté dans l’accès à la vérité. Un thomisme scolastique a cru à un objectivisme passif et oublié combien la liberté intervient dans l’accueil du vrai. En regard, la modernité a parfois fait de la liberté, de son déchirement et de son jeu dialectique, l’instance créatrice des valeurs. C’est dans la différence vrai-bien, intelligence-volonté que s’inscrit la place accordée à la dialectique.

[62] Cf. Simone Pètrement, Le dualisme dans l’histoire de la philosophie et des religions, Paris, NRF-Gallimard, 1946, notamment le chapitre 5 : « la pensée dualiste est […] plus subjective que la pensée moniste », c’est-à-dire « plus inséparable du sujet » (p. 78) et de sa trajectoire ; la pensée dualiste est « négative et critique » (p. 80)

[63] Le platonisme, explique Léon Robin, n’est pas seulement « perpétuellement en quête de la vérité » (cf. Phèdre 278 cd), mais est une pensée chez qui « la conquête intellectuelle du Vrai » ne peut jamais être séparée de « l’Amour ». D’où « cette inquiétude qui sans cesse la stimule ». (Léon Robin, Platon, Paris, Alcan, 1935, nouvelle édition Pierre-Maxime Schuhl, Paris, p.u.f., 1988, p. 241)

[64] Alexandre Koyré, « Aristotélisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age », études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, p.u.f., 1966, réédité coll. « tel », Paris, Gallimard, 1973, 24-49, ici p. 34 et 41.

[65] Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 321 et 322. Souligné dans le texte.

[66] Paul Claudel, Cahier V, dans Journal I (1904-1932), éd. Jacques Petit et François Varillon, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1968, p. 682.

[67] Nous entendons cosmologie au sens philosophique de philosophie de la nature.

[68] Chez saint Bonaventure, « l’exemplarisme » est « au centre de la métaphysique » et de sa philosophie de la nature (Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 381).

[69] De ce point de vue, le pape Gerbert est un exemple de penseur platonicien à l’état pur : « Je vous invite à entrer dans ce paradis terrestre qu’est la contemplation des causes. Ce qu’on peut faire au moyen de cette magie que les Perses nomment sagesse, les Juifs kabbale, les Grecs philosophie, les pythagoriciens science des nombres formels et les Platoniciens souverain remède qui donne à l’âme une parfaite tranquillité par la vertu qu’il a de joindre les effets, passifs, aux vertus agentes. Cette magie n’est autre que la philosophie naturelle, c’est-à-dire l’étude des lois qui régissent la nature […]. Si vous n’étiez pas fermement convaincu que la science des nombres contient en elle ou produit, comme d’une source, les prémisses de toutes choses, vous ne montreriez pas tant d’ardeur à en prendre une connaissance entière et approfondie… » (Gerbert, pape Sylvestre II, cité par Dimitri Davidenko, Le pape de l’an mil, [roman], Paris, Plon, 1993, p. 9, en exergue)

[70] « …à quel point diffèrent une méthode d’examen fondée sur la nature des choses et une méthode dialectique : la réalité des grandeurs indivisibles résulte, en effet, pour les Platoniciens, de ce que le Triangle-en-soi serait sans cela multiple, tandis que Démocrite apparaît avoir été conduit à cette opinion par des arguments appropriés au sujet et tirés de la science de la nature ». (Aristote, De la génération et de la corruption, 316 a 10-14, trad. Jean Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 31971, p. 14)

[71] Henri Bergson, « L’âme et le corps », conférence d’avril 1912, éditée dans L’Energie spirituelle, in Œuvres, éd. du Centenaire, Paris, P.U.F., 1970, p. 836 à 860, ici p. 843.

[72] Pierre Duhem, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, tome 1, nouveau tirage, 1988, p. 163 et 164. Duhem fait cette remarque à propos d’un texte d’Aristote (De la génération et de la corruption, II, 10, 236a).

[73] Ibid., p. 130 et 131. Cf. p. 52.

[74] Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 311. Souligné dans le texte.

[75] S. Augustin, De vera religione, 5, 8, trad. Jean Clémence, Joseph Pegon, Œuvres de saint Augustin. VIII. 1re série : Opuscules, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 8, Paris, DDB, 1951, p. 36. « Une philosophie qui veut être un vrai amour de la sagesse doit partir de la foi dont elle sera l’intelligence. Une religion qui se veut aussi parfaite que possible doit tendre vers l’intelligence à partir de la foi. Ainsi entendue, la vraie religion ne fait qu’un avec la vraie philosophie et, à son tour, la vraie philosophie ne fait qu’un avec la vraie religion » (Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 46). « L’adhésion au Verbe incarné «en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science» (Vol 2, 3) opère la fonction de la sagesse et de la piété, l’identification de la philosophie et de la religion, de la connaissance de Dieu et de l’adoration » (Goulven Madec, « Connaissance de Dieu et action de grâces. Essai sur les citations de l’Ép. aux Romains I, 18-25 dans l’œuvre de saint Augustin », Recherches Augustiniennes, 2 [1962], p. 273-309, ici p. 309).

[76] « Augustin […] veut saisir à la fois l’homme universel et l’homme singulier, l’homme fait pour Dieu et l’homme pécheur, les exigence de l’essence et les données de la condition humain » (Aymé Solignac, note sur le Livre viii, Les Confessions, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, Œuvres de saint Augustin, n° 13 et 14, coll. « Bibiothèque augustinienne », Paris, DDB, 1962, 2 tomes, vol. 2, p. 541)

[77] Cf. les importants articles 1 et 2 de ST, Ia-IIae, q. 85. Sur la distinction entre essence et condition, cf. par exemple Cardinal Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Saint-Maurice, Suisse, Éd. Saint-Augustin, 21985, p. 125.

[78] Étienne Gilson dit que saint Bonaventure est profondément marqué par le caractère « tragique » de l’histoire (La philosophie de saint Bonaventure, p. 382). La cité de Dieu narre aussi un drame. Même en lavant saint Augustin des déformations imposées par Baïus et Jansénius et du « système de défense organisé contre leur erreur », on ne peut s’empêcher de constater son « pessimisme excessif » (Henri de Lubac, Augustinisme et théologie moderne, coll. « Théologie » n° 63, Paris, Aubier, 1965, p. 328 et 12).

[79] Cf. De grat. et pecc. orig., L. II, xxxv, 40 ; De nupt. et conc., L. II, viii, 20, etc.

[80] Cf. par exemple ST, Ia, q. 95, a. 2. Moins connue et significative est la position respective des deux saints docteurs au sujet des mouvements spontanés des organes de la génération. Pour Augustin, ils sont toujours nécessairement pécheurs, au moins quant à leur racine, puisqu’ils ne sont pas maîtrisables par la volonté. En regard, Thomas n’hésite pas à dire qu’à l’instar de la physiologie cardiaque, le mouvement sexuel échappe à la volonté : ces organes « habent proprios motus naturaliter ; quia principia oportet esse naturalia » (ST, Ia-IIae, q. 17, a. 9, ad 3um).

[81] Anne-Marie Pelletier parle de « la pondération respective du sens historique et du sens allégorique (Antioche/Alexandrie) » (Lectures du Cantique des Cantiques. De l’énigme du sens aux figures du lecteur, coll. « Analecta biblica » 121, Rome, Editrice Pontificio Istituto Biblico, 1989, p. 418).

[82] C’est Wolfram Pannenberg qui a vulgarisé cette distinction (cf. Esquisse d’une christologie, trad. A. Liefooghe, coll. « Cogitatio fidei » n° 62, Paris, Le Cerf, 1971, p. 30 à 35). Cf. Bernard Sesbouë, « Une problématique nouvelle en christologie », Études, août-septembre 1975, p. 277-299, ici p. 291.

[83] Sur cette dernière distinction, moins classique, cf. Bernard Sesbouë, Jésus-Christ l’unique médiateur. I. Essai sur la rédemption et le salut, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 33, Paris, Desclée, 1988, toute la seconde partie ; cf. par exemple p. 86.

[84] « Qu’est-ce que la théologie spirituelle ? », Revue thomiste, 92 (1992), n° spécial sur le Père M. M. Labourdette, p. 355-372, ici p. 356. La présentation spontanément plus négative à l’égard des spiritualités platoniciennes tient aux options résolument thomistes de leur auteur, bon spécialiste de la vie spirituelle. Elle n’ôte rien à la pertinence de la distinction qu’il propose.

[85] On trouve un beau retour sur soi-même dans la lecture qu’un Jean Vanier, fondateur de l’Arche, fait de son chemin, dans plusieurs de ses œuvres (par exemple Le corps brisé. Retour vers la communion, Montréal, Bellarmin, Paris, Le Sarment-Fayard, 1989, p. 81 s ; Une porte d’espérance. Paroles de Jean Vanier, Québec, Bellarmin, 1993, chap. 1)

[86] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, p.u.f., 1958, p. 191.

[87] Il est intéressant qu’un historien de la pensée soucieux de la nuance comme le Père Marie-Dominique Chenu estimait qu’il existe une « ligne de clivage des esprits, dans cette pensée scolastique comme dans toute activité intellectuelle. Les uns sont plus sensibles à l’arête vive des choses et des idées, à leur rigueur exclusive, à leur incommunicable structure, et donc à leur intelligence possible dans une définition qui les exprime dans leur imparticipable propriété. Les autres se complaisent au contraire dans la communication des êtres, dans les emboîtements de leur participation, dans l’instabilité de leur autonomie, dans leur situation concrète, dans les échanges de leurs frontières sémantiques, et ils procèdent alors par des descriptions qui enregistrent les états des choses plus que leurs natures ». (« Les catégories affectives au Moyen Age », Jacques Durandeaux éd., Du corps à l’esprit, coll. « Micromégas », Paris, DDB, 1989, p. 145 à 153, ici p. 147)

[88] Par exemple, on a pu être tenté d’opposer un xviie siècle plus augustinien et le xviiie siècle plus aristotélicien, comme déjà le xiie face au xiiie . Peut-être existe-t-il une loi d’alternance historique. Cependant, il ne faut jamais perdre de vue que les deux types de pensée demeurent présents, l’un prédominant peut-être parfois sur l’autre. De même, la distinction évolue historiquement, ainsi que le remarque Alexandre Koyré : « le platonisme du Moyen Age, celui d’un saint Augustin, d’un Roger Bacon ou d’un saint Bonaventure, n’était pas, il s’en faut de beaucoup, le platonisme d’un Platon. De même, l’aristotélisme, même celui d’un Averroès et, a fortiori, celui d’un Avicenne ou, pour ne parler que des philosophes du Moyen Age occidental, l’aristotélisme de saint Albert le Grand, de saint Thomas ou de Siger de Brabant n’était pas, non plus, celui d’Aristote ». (Alexandre Koyré, « Aristotélisme et platonisme dans la philosophie du Moyen Age », p. 38)

[89] Cf. Étienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin ?, p. 129-189. Là encore, il ne s’agit que d’un premier état de la pensée gilsonienne. Mais l’intuition de fond est là. Cf. bien entendu son grand livre : Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, coll. « Bibliothèque de philosophie médiévale », Paris, Vrin, 1952.

[90] Par exemple, ‘être capable de réfléchir’ est un attribut universel, car il se prédique de la totalité des hommes ; ‘être français’ est un attribut particulier, car il ne vaut que pour une partie de l’humanité ; ‘s’appeler Chaprot, avoir tel groupage HLÀ et tel numéro de Sécurité Sociale’, voilà qui est propre à une personne : il s’agit donc d’attributs singuliers.

[91] Il est significatif que tout récemment encore, Dom Ghislain Lafont ait fait sienne l’idée gilsonienne d’une prise en compte simultanée des théologies de saint Thomas et saint Bonaventure : « J’aimerais suggérer que la vérité théologique se trouve peut-être là où on s’efforce […] d’allier avec tact Bonaventure et Thomas. La polarité Bonaventure-Thomas demeure probablement la clef du discernement théologique ». (Histoire théologique de l’Église catholique, coll. « Cogitatio fidei » n° 197, Paris, Le Cerf, 1994, p. 381. Cf. p. 380 à 382)

[92] Nous entendons le terme germe dans le sens que développe longuement Henri Gouhier, in L’Histoire et sa philosophie, Paris, Vrin-Reprise, 1981 (11952), chapitre 2 : « Le point de vue de l’évolution ».

[93] Endre von Ivanka, Plato Christianus, p. 186 et 187.

[94] « Une présentation de Duns Scot », in Revue thomiste, 53 (1953), p. 565-570, ici p. 565.

[95] Alain Michel observant la différence existant entre l’hymnique de type plus augustinien ou platonicien qui est plutôt symbolique et analogique, alors que la poétique thomiste, aristotélicienne est réaliste, et typologique ; la première insiste sur la métaphore et la seconde sur la causalité. Or, cette différence, « selon l’humeur des savants et des clercs […] pourra soit nourrir l’esprit de polémique (entre Platon et Augustin, ces deux penseurs et Aristote et S. Thomas, il y a des différences, c’est sûr, il faut le dire), soit apparaître au contraire comme le signe et la raison d’une réconciliation profonde ». (Alain Michel, In hymnis et canticis. Culture et beauté dans l’hymnique chrétienne latine, coll. « Philosophes médiévaux » XX, Louvain, Publications Universitaires et Paris, Vander-Oyez, 1976, p. 227. Cf. p. 223-228)

[96] Cf. par exemple en ce sens le remarquable travail d’Emilio Brito, Hegel et la tâche actuelle de la christologie, trad. Thierry Dejond, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1979, seconde partie.

[97] Logique et Méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 1939, p. 187.

[98] Wilhelm Jaeger, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Enwincklung, Berlin, 1923, par exemple le chapitre 4, p. 200-236, sur l’évolution de l’objet de la métaphysique. François Nuyens sur L’évolution de la psychologie d’Aristote, coll. « Aristote, trad. et études », Louvain, Éd. de l’Institut Supérieur de Philosophie, 1948, réimprimé en 1973.

[99] Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms Divins, ch. 4, § 8, in Œuvres complètes, trad., commentaires et notes par Maurice de Gandillac, coll. « Bibliothèque philosophique », Paris, Aubier, 1943, p. 102.

[100] C’est par exemple ce qu’a démontré Bernard Montagnes, pour l’objet limité qui était le sien, à savoir l’analogie : La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, coll. « Philosophes médiévaux » n° vi, Louvain, Publications Universitaires, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1963.

[101] Étienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin ?, p. 126. Cf. aussi du même, « La signification historique du thomisme », Études de philosophie médiévale, Strasbourg, 1921, p. 122 et 124.

[102] Ainsi, Balthasar comme Hegel ont recherché un dépassement par le haut de l’opposition sommaire du réalisme naïf et du criticisme, et ils ont cru le trouver dans la réconciliation opérée par Dieu ou l’Idée absolue. Mais cette réconciliation elle-même pouvait prendre deux visages : soit réaliste, soit idéaliste. Or, l’identité hégélienne du sujet de l’objet est bien subjective et Balthasar accorde toujours son primat à la subjectivité, constitutive pour une part de l’actualité du connaître, quoique d’une toute autre manière.

[103] République, 506 b.

[104] Endre von Ivanka, Plato Christianus, chap. 1, p. 62 à 81.

[105] Jacques Maritain, « De la sagesse augustinienne », Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, n. 1, p. 579.

[106] Cf. Marie-Anne Vannier, « Du bonheur à la béatitude d’après saint Augustin et saint Thomas », La Vie spirituelle, n° 698 (1992), p. 45 à 58.

[107] Jean-Marie Le Blond, « L’analogie de la vérité. Réflexions d’un philosophe sur une controverse théologique », in Recherches de science religieuse, 34 (1947), p. 129-141.

[108] Marie-Michel Labourdette, en collaboration avec Marie-Joseph Nicolas, « L’analogie de la vérité et l’unité de la science théologique », in Revue Thomiste 47 (1947), p. 417-466, ici p. 432. Cf. l’allusion de Serge-Thomas Bonino, « Le thomisme du Père Labourdette », in Revue Thomiste. Un maître en théologie le Père Marie-Michel Labourdette, 92 (1992), p. 88 à 122, ici p. 100, note 49 ; et les développements du même, « Pluralisme et théologisme. Deux aspects doctrinaux de la correspondance Gilson-Labourdette », Revue Thomiste. Autour d’Étienne Gilson. Études et documents, 94 (1994), p. 530-553, ici p. 535, note 14. Cf. Jean Racette, Thomisme ou pluralisme ? Réflexions sur l’enseignement de la philosophie, coll. « Essais pour notre temps », Montréal, Bellarmin, 1967.

[109] Par exemple : « Pour ceux qui en vivent, la métaphysique du Docteur commun acceptée dans sa plénitude est un nec plus ultra de l’entendement. À la fois indépassable en soi et inépuisable en ses conséquences, elle est l’entendement humain lui-même dans son travail permanent l’interprétation rationnelle de l’homme et du monde ». (Étienne Gilson, Les Tribulations de Sophie, coll. « Essais d’art et de philosophie », Paris, Vrin, 1967, p. 54)

[110] Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 390. L’autre hypothèse que développe Gilson et qui est aussi la nôtre est que « la scolastique du xiiie siècle eut deux sommets et que le puissant mouvement qui souleva la pensée chrétienne dressa deux pics, sans préjudice des soulèvements secondaires qui forment autour d’eux une double chaîne : l’un, né d’une poussée dont les origines sont lointaines, correspond à la doctrine de saint Bonaventure ; l’autre, d’inspiration en apparence au moins toute nouvelle, atteint son sommet avec le système de saint Thomas d’Aquin ». (Ibid.)

[111] « Est-ce blasphémer de dire que, dans l’histoire de l’Académie, il y a eu un Platonisme honteux, inavoué, et que ce fut l’ontologie d’Aristote ? » (Léon Robin, Platon, p. 238)

[112] C’est cette position que l’on trouve défendue, non sans outrance, par Jean-Luc Marion dans L’idole et la distance et Dieu sans l’être.

[113] Telle est la position de Claude Geffré qui tient le pluralisme comme une des notes caractéristiques les plus importantes de la théologie actuelle : « il faudra de plus en plus, dans l’Église, accepter le pluralisme théologique comme un fait inévitable ». La cause en est la situation de l’Église contemporaine qui est celle de « la diversification progressive des communautés » et la situation de la culture ou plutôt de la multitude des expressions culturelles. À quoi s’ajoute « un pluralisme philosophique insurmontable. […] Il n’y a plus un système total de la culture au sens ancien du mot ». (Un nouvel âge de la théologie, Paris, Le Cerf, 1972, p. 48 et 49)

[114] Michael Albus, Geist unf Feuer. Ein Gespräch mit Hans Urs von Balthasar, in Herder Korrespondenz, 1976, p. 72-87.

[115] Il est hautement significatif que d’aussi fidèles et profonds disciples de saint Thomas que le sont Gilson et Maritain n’ait pas réussi à s’accorder jusqu’à la fin de leur jour sur la question si cruciale et si difficile de la saisie métaphysique de l’être (cf. Étienne Gilson, « Propos sur l’être et sa notion », in Studi Tomistici. III. San Tommaso e il pensiero moderno, Rome, Saggi, 1974, p. 7-17). De ce point de vue, il n’est pas impossible que la différence de forme d’esprit existant entre les deux penseurs à laquelle il sera fait allusion plus bas, ne soit pas totalement étrangère à cette dissension. L’on a peut-être oublié l’audacieuse remarque de saint Thomas, qui ne fait que rendre compte d’une tradition patristique, à propos d’une éventuelle discorde (pugna seu discordia, dit Thomas) entre bons anges dans le gouvernement des créatures (ST, Ia, q. 113, a. 8).

[116] Jean Duns Scot, p. 667.

[117] Il faudrait distinguer deux types d’unité par rapport à la quelle se prend le pluralisme, « celle de l’orthodoxie ou celle de l’idéal scientifique de la synthèse théologique », ainsi que le propre le père Bonino (« Pluralisme et théologisme », p. 540).

[118] Qu’on se reporte à l’encyclique Æterni Patris (14 août 1879). Après avoir décerné, entre tous les Pères, la « palme » au « puissant génie » de saint Augustin, après avoir loué, à la suite de Sixte V, les « deux glorieux docteurs, l’angélique saint Thomas et le séraphique Bonaventure », Léon xiii s’attarde sur celui qui, « entre tous les docteurs de l’Ecole brille, d’un éclat sans pareil, leur prince et maître à tous, Thomas d’Aquin, lequel, […] pour avoir profondément vénéré les saints docteurs qui l’ont précédé, a hérité en quelque sorte de l’intelligence de tous ». La raison même qu’avance le pape fait penser à une sorte de synthèse ; il ne faudrait toutefois pas minimiser la présence de saint Augustin et la mise en parallèle avec saint Bonaventure.

[119] Jacques Maritain, « De la sagesse augustinienne », Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, n. 2 et 3, p. 579 et 580.

[120] La notion de « perspective » ou « point de vue »ne fut pas assez élaborée. Par ailleurs, il faudrait montrer dans le détail comment telle ou telle perspective est souvent plus à même de rendre compte de tel ou tel aspect du réel : le platonisme est plus à l’aise pour penser l’histoire et l’aristotélisme pour penser la nature. Là encore, tout est question de nuance.

[121] Ne nous cachons pas que les critères de bipolarité vont se brouiller, s’abâtardir, sous le poids poids des passions, des expériences multiples et inégales, de croisements plus ou moins heureux. De plus, certaines diversités culturelles sont telles qu’elles semblent effacer ou rendre très secondaire cette distinction (que l’on pense à la différence entre Orient et Occident, entre Grecs, Romains et Juifs, etc.). Enfin, il y a une très légitime variété d’aristotélisme et de platonisme selon les contextes historiques et qui est la conséquence heureuse de ce principe de diversification qu’implique l’incarnation : « le platonisme du Moyen Age, celui d’un saint Augustin, d’un Roger Bacon ou d’un saint Bonaventure, n’était pas, il s’en faut de beaucoup, le platonisme de Platon. De même, l’aristotélisme, même celui d’un Averroès et, a fortiori, celui d’un Avicenne ou […] de saint Albert le Grand, de saint Thomas, ou de Siger de Brabant n’était pas, non plus, celui d’Aristote ». (Alexandre Koyré, « Aristotélisme et platonisme dans la philosophie du Moyen Age », p. 38)

[122] Je ne pense donc pas que le critère de démarcation métaphysique relatif à l’articulation du fini et de l’infini, des causes secondes et de la cause transcendante soit premier, décisif, même s’il est plus aisément repérable.

[123] Sur ce sujet, cf. le débat argumenté de Joseph Ratzinger, La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, trad. révisée de Robert Givord, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1988, chap. iv, p. 137 à 182.

[124] Par exemple Cornelio Fabro, Participation et causalité selon saint Thomas d’Aquin, trad. anonyme, Paris, Béatrice Nauwelaerts, Louvain, Publications Universitaires, 1961. Ou bien Pierre Faucon de Boisleve, Aspects néoplatoniciens de la doctrine de saint Thomas d’Aquin, Thèse, Université de Strasbourg II, 13 juin 1970, Lille, Atelier de Reproduction de Thèses, et diff. Paris, Librairie Champion, 1975. Ce dernier auteur penche nettement en faveur d’une « symbiose » originale « du platonisme et de l’aristotélisme » (p. 678).

[125] On pourrait tirer deux ordres de conséquences pastorales des développements qui précèdent. D’une part, la bipolarité aristotélico-platonicienne des regards portés sur le réel en toute son amplitude, scientifique, philosophique et théologique, permet de tracer les frontières au-delà desquelles se rencontrent l’erreur, l’absurde et l’intolérance. En puisant dans la pensée grecque, il ne serait pas impossible de nommer les bornes extrêmes entre lesquelles se meut la vérité philosophique : Parménide d’un côté et Héraclite de l’autre (du moins tels qu’ils sont relus par la Métaphysique d’Aristote). Lorsqu’on dépasse les bornes du platonisme acceptable, on foule la terre éléate ; lorsqu’on outrepasse les limites d’un aristotélisme recevable, on entre dans la cité d’Ephèse. Comme le note Gaston Fessard en passant, le risque de Platon est l’orgueil et celui d’Aristote la cupidité (« Connaissance de Dieu selon saint Paul », Archivio di Filosofia, Roma, Istituto di Studi Filosofici, 1966, p. 117 à 160, ici p. 129).

D’autre part, comprendre et reconnaître cette bipolarité ouvre à l’acceptation d’une diversité que l’on peut comprendre, même si on ne peut la penser jusqu’au bout ni la vivre. C’est aussi cesser de transformer la différence en contradiction exclusive. Combien de conflits serait désamorcé si l’on cessait de durcir sa position en opposition. La personne de tendance thomiste n’accusera plus si vite la personne de tendance augustinienne d’ »affectif » et de pécher par manque d’incarnation, et la forme d’esprit augustinien ne soupçonnera plus si facilement la forme d’esprit thomiste de sécheresse et de rationalisme opaque à l’amour. Tel professeur, tel chercheur de sensibilité aristotélicienne arrêtera de juger son collègue platonicien de fonctionner à l’intuition et de tourner en rond ; alors que l’homologue de sensibilité platonicienne tolérera davantage un style aristotélicien qu’il ressent comme exagérément analytique et pointilleux.

Comme le disait Étienne Gilson dans la conclusion de son étude sur Bonaventure dont il compare la doctrine à celle de saint Thomas d’Aquin. « Sans doute, nier leur accord fondamental serait absurde ; ce sont deux philosophies chrétiennes et chaque menace contre la foi les trouve unies pour faire front contre elle. […] Les tentatives auxquelles se livrent parfois leurs interprètes pour transformer en une identité de contenu l’accord fondamental que nous avons marqué entre les deux systèmes, peuvent donc être considérées d’avance comme inutiles et vaines dès leur principe ; car il est clair que si ces deux doctrines sont organisées selon deux préoccupations initiales différentes, elles n’envisagent jamais sous le même aspect les mêmes problèmes, et que par conséquent l’une ne répondra jamais à la question précise que l’autre se sera posée. La philosophie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure se complètent comme les deux interprétations les plus universelles du christianisme, et c’est parce qu’elles se complètent qu’elles ne peuvent ni s’exclure ni coïncider ». (Étienne Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 396)

[126] Les lecteurs de Dostoïevski, de Pasternak ou de Soljenitsyne le savent. Or, le Polonais aime cette pensée qui revient constamment sur ses pas, greffant de nouvelles idées sur la première. Jean-Paul II est bien sûr conditionné par son origine socio-culturelle. « Le discours slave désoriente souvent le lecteur cartésien, mal habitué à ces retours cycliques de la pensée dont sont si friandes les intelligences est-européennes ». (Magistère-Information, du 1 au 15 octobre 1986)

[127] Rina Geftman, Guetteurs d’aurore, coll. « Pour quoi je vis », Paris, Le Cerf, 1985, p. 12.

[128] Ce qui caractérise ce « dissident » de l’Académie, selon le mot de Robin, « c’est son opposition au mathématisme, quel que soit l’aspect qu’il prenne, et inversement, son attachement décidé à l’ordre du concept et de la qualité » (Léon Robin, Platon, p. 238).

[129] Jacques Maritain, « De la sagesse augustinienne », Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, p. 578. En fait, pour l’auteur du Paysan de la Garonne, double est l’explication de cette riche diversité : l’une liée à la trajectoire, l’autre à la Providence ; l’une au plan des causes secondes, l’autre au plan de la Cause première.

[130] Henri Gouhier, L’histoire et sa philosophie, p. 31.

[131] Aristote, Métaphysique, L. 2, 3, 994 b 32 à 995 a 19, trad. Jean Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21953, tome 1, p. 117 et 118.

[132] On pourrait reprendre un mot de Kant, mais interprété dans un sens tout différent : « s’orienter dans la pensée signifie donc : étant donnée l’insuffisance des principes objectifs de la raison, se déterminer selon un principe subjectif de celle-ci ». (Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, trad. Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques. II. Des Prolégomènes aux écrits de 1791, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1985, p. 533, note)

[133] Pascal est le type même de l’augustinien. Or, il n’a quasiment pas lu Augustin : il ne cite jamais le Docteur de la grâce. En conséquence, note Garrone, « Pascal est augustinien d’une autre façon, plus profonde. Il l’est d’instinct ; il l’est par le mouvement de toute son âme. On reconnaît en lui les traits qu’on peut appeler éternels de cette famille d’esprits qui n’a cessé le long des siècles de connaître des représentants et que tout près de nous le nom d’un Maurice Blondel symbolise si parfaitement ». Il conclut ainsi : « Là où un jugement superficiel fait penser «janséniste», une analyse plus profonde et plus vraie fait dire : «augustinien» » (Gabriel-Marie Garrone, Ce que croyait Pascal, Paris, Mame, 1969, p. 160 et 162). Confirmation est fournie par le caractère dialectique de sa démarche, qui est un critère de l’esprit augustinien (cf. Albert Béguin, cité p. 145)

[134] Bien évidemment, le caractère n’a jamais été qu’une prédisposition ; il faut croiser cette inclination avec les traits acquis, ce qui expliquerait peut-être pour une part les profils intellectuels hybrides qui mélangent des caractères propres à chaque polarité.

[135] Cf., par exemple, les longs développements d’Emmanuel Mounier, Œuvres. II. Traité du caractère, Paris, Seuil, 1961, p. 601-680.

[136] Tel est par exemple le cas de la largeur ou l’étroitesse du champ de conscience (cf. Marie-Madeleine Martinie, Communiquer en famille. Ecouter pour entendre, coll. « Guides Totus », Paris, Le Sarment-Fayard, 1993, p. 60-65).

[137] Georges Canguilhem, Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 21967, p. 88.

[138] Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Coll. d’études anciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 536.

[139] Est-ce aussi le cas du choix en faveur d’une pensée continuiste ou discontinuiste (on dirait aujourd’hui : analogique ou numérique) ? « La pensée continue naît-elle d’élément discontinus assemblés ; ou faut-il admettre que la pensée continue s’impose d’elle-même, le discontinu ne s’obtenant que par fractionnement du continu ? Ce problème domine toutes les formes de la pensée humaine, formes mathématique, métaphysique, physique et même pratique. Doit-on se ranger à la conception continuiste, ou discontinuiste ? Cette question fait prolégomène à toutes les autres ; elle est absolument première ; elle précède toute considération épistémologique et critique ». On la rencontre « dès l’aurore de la pensée grecque » (Jean Milet, Bergson et le calcul infinitésimal, ou La raison et le temps, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1974, p. 133 et 134).

[140] Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Odile Jacob, 1988 (Paris, Librairie Armand Colin, 11968). Granger définit le style comme une « modalité d’intégration de l’individuel dans un processus concret, qui est travail ». (I, 4 ; p. 8 ; cf. II, 1 ; p. 19). Il ne le définit pas d’abord par sa finalité esthétique, mais à partir de l’une de ses propriétés marquantes : la singularité.

[141] Ibid., X, 3 ; p. 299.

[142] Dans « un fragment de la chaîne parlée prononcé par tel locuteur : mille traits apparemment non pertinents dans le système de la langue surchargent le message et l’individualisent. De ce point de vue informationnel, la notion d’individuel prend un sens opératoire dans le processus de connaissance d’une science prolongée en pratique. Dans la mesure où cette redondance n’apparaît pas comme distribuée de façon totalement aléatoire, où dans son traitement s’ébauchent certaines constances, il y a style ». (Ibid., I, 4 ; p. 8)

[143] Un signe en est que, contrairement à ce que l’on pense parfois, l’aristotélicien saint Thomas reconnaît toujours toute sa dette à l’égard de ce dernier, par opposition à Avicenne (voici un exemple, décisif, parmi des dizaines : De Potentia, q. 5, a. 3) ; c’est seulement à un moment de querelle vive, sur la question de l’unicité de l’intellect agent, que Saint Thomas a pu dire de lui qu’il était plus « corrupteur que Commentateur ».

[144] Christine Barbier-Kontler, dans Marcel Neusch éd., Le sacrifice dans les religions, coll. « Sciences théologiques et religieuses », n° 3, Paris, Beauchesne, 1994, p. 226.

[145] « Il existe deux grandes «familles pédagogiques» correspondant aux deux langues maternelles possibles : visuelle et auditive » (Françoise Brissard, Développez l’intelligence de votre enfant par la méthode la Garanderie, Monaco, Éd. du Rocher, 1988, p. 40). Cf. par exemple Antoine de La Garanderie, Les profils pédagogiques. Discerner les aptitudes scolaires, Coll. « Païdoguides », Paris, Le Centurion, 1989.

[146] La comparaison s’arrête là : d’une part, Antoine de La Garanderie admet que certains cumulent les deux formes d’esprit ; d’autre part, celles-ci sont de l’ordre du conditionnement sensible et ne concernent pas la vie intellectuelle ut sic. Omnis comparatio claudicat…

[147] D’où une importante conséquence pédagogique : de même qu’il existe des « auditifs » ou des « visuels » contrariés, voire culpabilisés ou complexés, il peut exister des platoniciens complexés, parce qu’on leur aura imposé une formation plus aristotélicienne qui ne correspond pas à leur forme d’esprit. En revanche, la découverte de son identité intellectuelle, loin de fermer à une forme d’esprit différente, permet de se réjouir de cette diversité et d’y trouver un ressourcement.

[148] Nous n’entrerons pas dans le vaste débat relatif à l’innéité de l’intelligence. Il souffre (ou plutôt a souffert) d’une double limite : d’une part, il était trop idéologisé ; ensuite, il demandait aux sciences humaines une tâche épuisante qu’elles sont par nature inaptes à accomplir, puisqu’il ne leur appartient pas, mais à la philosophie, de définir ce qu’est l’intelligence humaine.

[149] Ne faudrait-il pas joindre à ces trois explications d’ordre naturel une hypothèse d’ordre surnaturel : dans sa Providence, Dieu gouverne le monde par de hautes figures, plus que par des communautés. Hegel le note fortement. N’est-il pas dès lors surprenant et significatif que, dans l’histoire de la philosophie et de la théologie, vont toujours de pair un grand penseur de polarité platonicienne et un grand penseur de polarité aristotélicienne ? Les fondateurs de l’Académie et du Lycée sont contemporains et de même : Bonaventure et Thomas, Kant et Hegel, Rahner et Balthasar, etc. Certains y verront l’effet d’un processus dialectique. Mais ces penseurs sont aussi des génies ; or, Nietzsche nous a appris que la réaction est inapte à générer un génie.

[150] La différence d’âge est-elle simple respect de la réalité historique (cedont le sujet allégorique permettrait de douter), ou expression de la polarité qui, maintenant, ne saurait plus nous surprendre, nettement néoplatonicienne caractérisant l’époque en général et la peinture de Raphaël en particulier (Michel-Ange illustrerait-il alors une tendance plus aristotélicienne ?) : un signe parmi beaucoup en est que les quatre grandes compositions (ou « Histoires », comme on dit) expriment des réalités quotidiennes ; or, si on lève les yeux, peu à peu, les Idées platoniciennes se dégagent (dans les tondi se trouvant aux angles de la voûte) et enfin, se révèlent clairement dans les personnifications qui figurent, à la voûte, l’Empyrée des Idées pures.

17.3.2017
 

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