Philosophie critique de la connaissance. Une intégration du dogmatisme et du scepticisme 3/3

7) Autres philosophes modernes et penseurs contemporains

L’on aurait aussi pu relever de nombreux exemples d’intégration du doute ou de l’intégration de ce moment sceptique chez les autres philosophes modernes : l’émondation opérée par la réforme de l’entendement (Spinoza) ; la critique préalable de la métaphysique (Kant) ; le « travail du négatif » qu’opère la dialectique (Hegel). L’Aufklärer inquiet qu’est Lichtenberg avait une perception très aiguë des limites de la raison : « Aujourd’hui, on célèbre partout le savoir. Qui sait si un jour on ne créera pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance [1] ? »

Il en est de même chez les penseurs contemporains : depuis la généalogie (Nietzsche) et l’archéologie (Freud), jusqu’à l’Aufbau (Heidegger) et la déconstruction (Derrida), en passant par la perte (Georges Bataille).

B) Côté sujet connaissant. Approche synchronique

Sans quitter la perspective du sujet connaissant, voyons maintenant d’un point de vue synchronique quelle attitude lui permet d’accueillir le scepticisme – en quelque sorte et paradoxalement, la part de vérité contenue dans le scepticisme.

Faute de temps, nous ne serons qu’allusifs.

1) L’attitude intérieure

a) Psychologie du sceptique

Au-delà des doctrines, l’attitude sceptique présente certains traits communs.

1’) Attitude positive

L’attitude critique

2’) Attitude négative

La défiance originaire ; à la limite, la réactivité (au sens nietzschéen qui la corrèle au ressentiment).

b) Psychologie du dogmatique

Au-delà des doctrines, l’attitude du dogmatique (à différencier de l’attitude dogmatique) se notifie aussi par certaines caractéristiques universelles.

1’) Attitude positive

La confiance à l’égard de la vérité.

2’) Attitude négative

Le besoin de sécurité ; la clôture du discours ; à la limite, la non-falsifiabilité.

c) Psychologie de celui qui intègre le moment négatif de l’ignorance

Comment apprendre à désapprendre ? Une image résume tout : on ne remplit pas ce qui est déjà plein. Paul Ricœur énonce cette suggestive règle d’hygiène intellectuelle :

 

« Je ne parle que des auteurs que je peux accompagner assez loin pour pouvoir dire que la séparation d’avec eux m’est coûteuse, mais qu’elle m’est aussi profitable parce que je suis passé par l’école de leur adversité. Ceux avec lesquels je n’ai pas ce rapport de conflictualité productive, je n’en parle pas [2] ».

 

Changer, c’est museler le vice et muscler la vertu. Or, tout changement intérieur passe par quatre étapes [3] articulées avec précision [4] :

  1. Nous ne savons pas que nous ne savons pas. Au point de départ, nous ignorons combien nous râlons et nous plaignons : les mauvais plis sont trop profonds, habituels et anciens ; les bénéfices secondaires sont trop importants. Et si nous en avons vaguement conscience, nous n’en savons pas la haute fréquence.
  2. Nous savons que nous ne savons pas. Désormais conscients (« nous savons » au sens de « nous connaissons »), soudain nous craignons de ne pas arriver à tenir 21 jours consécutifs ou toute autre longue durée (« nous ne savons pas » au sens de « nous ne pouvons pas »). C’est ici que les vertus et les moyens pratiques viennent à notre secours.
  3. Nous savons (ce) que nous savons. Pratiquant maintenant depuis plusieurs jours l’exercice symbolisé par le bracelet, non seulement nous découvrons que nous pouvons cesser de jouer au Victimaire, au Sauveteur et au Bourreau, mais que nous-mêmes nous en portons mieux, et notre entourage aussi.
  4. Nous ne savons pas que nous savons. Après 21 jours d’affilée, c’est-à-dire après des mois d’entraînement, nous avons pris de réelles bonnes habitudes. Or, « l’habitude, c’est un retour de la liberté à la nature », dit le philosophe Ravaisson [5], c’est-à-dire une inclination inconsciente, ce que nous avons appelé un « bon pli ».

d) L’affect

D’une part, la juste curiosité, c’est-à-dire un désir mesuré de savoir (la libido sciendi).

D’autre part, la juste inquiétude. C’est-à-dire, là encore une tension mesurée.

e) La vertu. La tempérance de l’intelligence ou studiosité [6]

Passons aux différentes parties potentielles qui communiquent toutes dans la quête d’un équilibre à tenir dans l’usage de nos dynamismes et de nos actes.

Il faudrait placer en exergue d’une étude de la studiosité, l’admirable œuvre de Vermeer, La Dentellière, dont le peintre Renoir disait que c’était le plus beau tableau du monde. C’est l’exemple vivant de l’attention amoureuse, paisible, toute de concentration et d’intérêt, accordée au travail. Notez la lumière sur le front.

1’) Nature de la studiosité

La studiosité est une vertu aussi rare que capitale. Voyons ce qu’elle est, avant d’en diagnostiquer la déformation en un monde où la culture a pris tant de place. Nous traduirions volontiers le mot studiosité par attention de l’esprit, car c’est une application de l’intelligence à son activité. Un philosophe français résumait tout à cette fonction : « Toute ma méthode se réduit à une attention sérieuse à ce qui m’éclaire et à ce qui me conduit ».

Il ne s’agit donc pas d’une vertu proprement intellectuelle, mais au contraire d’une vertu présupposée à l’activité intellectuelle et la fondant. La plus puissante automobile ne sert à rien si on n’y met pas d’essence : l’attention est le super de l’intelligence. Pas de pénétration de l’objet sans une concentration du sujet. Or l’attention elle-même, pour être ardente et vigoureuse, note Saint Thomas, s’enracine dans l’amour : car c’est la volonté qui meut et applique l’intelligence : « Mon poids, c’est mon amour, disait Saint Augustin : où que je sois porté, c’est lui qui m’emporte ». Chacun de nous en fait l’expérience : si nous n’avons pas de projet précis, en nous asseyant à notre table de travail, notre esprit erra à l’aventure tout l’après-midi, choisissant ce qui lui plaît, passant d’un sujet à un autre, sans réussir à se fixer. Comme l’énonce le principe si réaliste de Cervantes : « Plus on a de temps pour faire une chose, plus la chose prend de temps ».

Voilà pourquoi la studiosité est une vertu de la volonté (donc une vertu morale) et est nécessaire pour que l’intelligence ne papillonne pas et atteigne sa pleine stature, encore une fois, la vertu n’est pas castratrice comme dit le freudisme, mais elle est condition de fructification maximale. La fréquentation des milieux étudiants universitaires le montre à foison : combien de belles intelligences avortent ou donnent du un pour cent, faute de studiosité c’est-à-dire d’application courageuse et stable, généreuse au travail intellectuel.

2’) Cause

Le ressort de la studiosité est la volonté qui rive l’intelligence à son labeur. Or, le charbon de la volonté, c’est la finalité qu’est la recherche et le bien qu’elle vise, autrement dit sa motivation. Quelle que soit l’importance des méthodes, des conditionnements organiques (rythme de vie, bon planning), le premier secret de la vie étudiante réside dans la hauteur de motivation et donc dans le poids d’amour que donnera la studiosité pour appliquer l’esprit à son travail et qui l’empêchera de se disperser en butinant au hasard.

Me pardonnerez-vous un exemple personnel ? Combien pendant les études de médecine la perspective de bien traiter des malades me motivait à n’oublier aucune des causes des pathologies dans les longues listes à apprendre par cœur. Par ailleurs la motivation n’est pas acquise une fois pour toutes par le regard du point de départ : il faut l’entretenir, souvent, comme le coureur qui se réconforte en songeant souvent au terme. La fin est en effet la raison d’être de chaque geste et la conscience de sa présence le dynamise. (23) Là encore, bien entendu, plus la finalité sera élevée, plus assidu sera le travail, plus studieuse sera l’intelligence. C’est particulièrement net chez un Saint Thomas quand il pouvait dire en toute vérité à la fin de sa vie en recevant le viatique : « Je te reçois, prix de mon salut. Je te reçois, compagnon de ma vie sur la terre. Toi pour l’amour de qui j’ai étudié, veillé, travaillé. Toi pour qui j’ai prêché et enseigné ».

À ce sujet, on ne saurait trop insister sur l’importance de la pureté d’intention : en effet le véritable intellectuel se reconnaît à deux critères certains, le désintéressement dans la recherche et l’enseignement, l’humilité et l’effacement dans la possession qui est à méditer pour le chrétien.

Disons un mot des deux critères. Quant au premier, Socrate a lutté toute sa vie contre cet asservissement de la vérité à la gloire propre. Un des signes que nous sommes au service de la vérité est que nous savons nous taire lorsque nous ignorons et, lorsque notre esprit doute, de ne pas hésiter à le préciser. Comme par ailleurs personne ne peut tout savoir, je me méfie toujours de celui qui a réponse à tout et n’a jamais tort : l’expérience montre en fait qu’il a rarement raison !

Quant au second critère, une des meilleures manières de ne pas s’enorgueillir d’une vérité que l’on possède, surtout si on en est l’auteur et l’inventeur, est de la transmettre dès qu’il sera possible de rencontrer une intelligence apte à la recevoir : contrairement au partage matériel (si je donne un franc, je le perds) le « partage » spirituel ne me fait rien perdre, mais au contraire m’enrichit (ne serait-ce que par la pédagogie que je dois mettre en œuvre pour transmettre la vérité découverte).

Résumons ce que nous venons de dire en une phrase : nous allons de l’intention (la motivation de la volonté) à l’intuition (le travail intellectuel) par la nécessaire médiation de l’attention (la vertu de studiosité).

Etudier pour édifier ou pour être édifié

 

« Le maître (lisez le professeur) n’approuve pas celui qui sait beaucoup de choses, s’il ignore la manière de les connaître. Le fruit et l’utilité de la science résident donc dans cette manière ». Or, cela implique que l’on sache trois choses relatives à l’acquisition de la connaissance : son « ordre : faire passer d’abord ce qui contribuera le mieux au salut ».Son application : »mettre plus d’ardeur à ce qui enflammera la charité ». Sa « fin » : il est des gens qui ne veulent savoir que pour savoir : c’est une curiosité basse. D’autres cherchent à connaître pour être connus eux-mêmes : c’est une honteuse vanité. Il y a encore des gens qui acquièrent la science pour la revendre et, par exemple, pour en tirer de l’argent ou des honneurs : leur mobile est laid. Mais certains veulent savoir pour édifier : c’est la charité. D’autres pour être édifiés : c’est la sagesse. Seuls les hommes de ces deux dernières catégories n’abusent pas de la science, puisqu’ils ne s’appliquent à comprendre que pour faire le bien [7] ».

3’) L’excès de studiosité : la curiosité

Comme toute vertu, la studiosité est juste milieu entre deux extrêmes. En effet comme on le dit depuis le médecin psychiatre Bleuler, l’homme est habité par une ambivalence : d’une part son intelligence désire le vrai, et même avec avidité et voracité ; d’autre part le travail intellectuel étant coûteux et même pénible, la sensibilité tire l’homme vers des activités plus agréables. La studiosité est donc ligne de crête entre les deux précipices de la curiosité (au sens destructeur) et de la paresse intellectuelle. Considérons déjà la première.

Saint Thomas nous a laissé une typologie des curieux, c’est-à-dire une galerie de figures intellectuelles qui traversent les siècles [8]. Ils peuvent aussi servir de critères de discernement. Passons-les rapidement en revue.

a’) Le sens de l’intéressant et l’important

 

« Il peut y avoir vice en raison précisément du désordre dans le désir et l’application à apprendre la vérité. Et cela de quatre manières.

« 1° Lorsqu’une étude moins utile nous arrache à l’étude que la nécessité nous impose. C’est pourquoi S. Jérôme écrit : ‘Nous voyons des prêtres, ayant abandonné les Évangiles et les Prophètes, lire des comédies et chanter les poèmes d’amour des bucoliques’ ».

 

C’est l’étudiant qui, plus ou moins consciemment, commencera son temps d’étude par la littérature qui le passionne et rejettera à la fin l’économie qu’il aime moins. Total, il n’aura pas assez de temps pour réviser l’examen du lendemain. Plus profondément, il y a une hiérarchie dans l’acquisition du savoir : il serait par exemple absurde, et c’est le cas de le dire, d’avoir lu tout Sartre mais pas les Pensées de Pascal ou les Dialogues de Platon.

Mais surtout, je crois qu’un des plis que le péché originel a donnés à l’intelligence est la voracité : tout esprit est comme miné par une fringale de nouveauté, ce qui explique d’une part l’attention donnée aux actualités (justement appelées « nouvelles ») et d’autre part l’incapacité à fixer son attention, par exemple à lire des ouvrages un peu volumineux en entier. Le vrai studieux se caractérisera par cette ascèse qui accepte, au moins un temps, de ne pas briller en citant dix auteurs superficiellement connus, en vue d’approfondir ce qui est le plus important… et aussi le plus formateur comme nous allons maintenant le dire. Madeleine Delbrel notait, après S. Thomas : « Briller n’est pas illuminer ».

b’) Le sens du vrai et de l’erroné

 

« 2° Lorsqu’on cherche à être instruit par celui à qui il n’est pas permis de s’adresser : c’est le cas de ceux qui interrogent les démons sur l’avenir, ce qui est une curiosité superstitieuse. C’est pourquoi S. Augustin dit : ‘Je ne sais pas si les philosophes n’ont pas été détournés de la foi par leur curiosité vicieuse à consulter les démons’ ».

 

Ne soyons pas naïf : tous les journaux, tous les ouvrages ne se valent pas. Et s’il faut se tenir au courant même des déviances, la priorité est à la vérité. Plus encore, l’attitude intellectuelle fondamentale me semble bien résumée par la formule de Saint Ignace de Loyola : « Sauver la proposition d’autrui ». Car telle est conforme à l’attitude radicale de l’intelligence qui est accueil du vrai, d’où qu’il vienne, avant d’être exclusion du faux. Reste que l’on ne peut être alerté de la vérité et la discerner que si la matrice de l’esprit a été formée. Or, à l’instar de la langue maternelle, la première formation est toujours décisive : c’est à partir d’elle que l’on jugera du reste. Aussi n’est-il pas indifférent de passer son temps à lire du Karl Marx pour information au lieu de puiser chez Platon ou Aristote : la studiosité régulera cette autre forme de curiosité qui peut déstructurer l’intelligence. On se rappellera à ce sujet cet axiome : l’attitude première de l’intelligence est sympathie, bienveillance pour ce qui est enseigné. Le recul critique spontané est une absurdité mortifère pour la vie de l’esprit. Il n’y a pas d’autodidacte absolu. Quitte bien sûr à tuer symboliquement son maître par la suite, comme nombre de penseurs l’ont fait.

c’) Le sens de la vérité partielle et de la vérité totale

 

« 3° Lorsque l’homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à la vraie fin, c’est-à-dire à la connaissance de Dieu. C’est pourquoi S. Augustin dit : ‘Dans la considération des créatures il ne faut pas exercer une vaine et périssable curiosité, mais en faire un désir pour arriver à ce qui est immortel et durable’ ».

 

Le curieux multiplie les analyses que n’achève aucune synthèse ; il se perd aussi dans la multiplicité des sciences et oublie la sagesse qui unifie et qui est ce à quoi aspire l’intelligence. Combien de réflexions de chercheurs montrent qu’ils sont des géants dans leur discipline et des nains en face des questions concernant l’essentiel : qu’est-ce que l’homme ? quels sont l’origine et le terme de la vie ? Comme le remarque Charles Journet, quant un éminent biologiste apprend la mort de sa fille, toutes les connaissances qu’il a accumulées sur la structure de la cellule apparaissent soudain bien relatives et bien lointaines.

Nous assistons d’ailleurs aujourd’hui à un tournant. Le scientisme positiviste luit de ses derniers feux et, de plus en plus, les chercheurs reconnaissent les limites de leur savoir : en amont quant au fondement (quelle est la cause du cosmos, son origine, etc. ?) et en aval, quant à la régulation des conséquences (pa exemple quant à l’usage de la techno-science). La multiplication des comités d’éthique est un signe de ce que la science ne veut plus tenir en otage le champ entier de la connaissance même rigoureuse et exacte.

d’) Le sens du possible et de l’impossible

 

« 4° Lorsqu’on cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre talent, car alors on tombe facilement dans l’erreur. C’est pourquoi on lit dans l’Ecclésiastique (3,21) : ‘Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces’. Et on lit ensuite : ‘Car beaucoup se sont fourvoyés dans leur présomption, une prétention coupable a égaré leurs pensées’ ».

 

Nous touchons là un dernier point, d’extrême importance : toute vérité n’est pas accessible à toute intelligence, et accepter cette finitude est probablement une des expériences les plus douloureuses de l’homme. D’autant qu’en général s’y associe la morsure de la jalousie : il est bien rare que l’on ne rencontre pas dans sa vie quelque intelligence qui nous surplombe largement. Il nous appartient d’en faire soit des modèles ou simplement de savoir saluer leurs mérites, soit des rivaux et alors de nous attrister de ne jamais les rejoindre : mais l’envie est une conseillère très dangereuse qui trouble la pure eau de la quête du vrai.

4’) Le défaut de studiosité : la paresse intellectuelle

Il y a un second front sur lequel l’intelligence doit se battre : car la recherche de la vérité est pénible et ingrate. Combien d’huîtres ouvertes pour une seule perle ! Cela vaut aussi pour l’étudiant qui doit savoir qu’il est normal de trouver difficile de se remettre chaque jour à sa table de travail : il doit donc se déculpabiliser, mais surtout pas se démotiver. Car c’est la capacité à assumer cet obstacle qui fait le vrai étudiant. On retrouve donc dans la vie intellectuelle les deux composantes de la vertu de force : l’attaque (et notre curiosité l’aide) et la persévérance. La joie dans la découverte ou la saisie d’une vérité que signifie le couronnement d’un travail (par la réussite d’un examen, d’un concours, ou la réception d’un prix) est plus qu’une motivation à ne pas négliger : c’est la vraie finalité du labeur intellectuel.

Notons aussi deux autres causes très répandues de paralysie intellectuelle : la passivité et la prédominance de la vie imaginaire. La télévision et la bande dessinée allient ces deux inconvénients : elles sont réception passive d’images. Or justement la vie de la raison est éveil et attention active. Il ne s’agit pas d’écarter cet aspect de la vie actuelle mais de l’intégrer vertueusement : notamment en doublant de temps à autre le visionnement d’un film, d’un débat autorisant le recul critique et en ne lâchant pas la lecture plus exigeante mais si importante quand elle est régulière des classiques de la littérature.

Est-il besoin d’ajouter que la vie intellectuelle suppose un minimum de silence intérieur pulsionnel ? L’obsession sexuelle englue et empâte. Que devient la liberté de l’esprit ? Il y a là une question d’harmonie et d’unité. Non qu’il faille être un ascète célibataire (certes beaucoup de philosophes ne sont pas mariés et ce n’est pas là un hasard) ou un ermite voire un misanthrope (comme Montaigne) pour être un intellectuel. Mais n’oublions jamais que le dynamisme propre de l’esprit est ascensionnel, même chez le chercheur expérimentateur le plus méticuleux : après un temps, il faut quitter, en l’intégrant, le pur concret singulier de l’expérience afin de s’élever à l’universel, à l’invariant. Or, cela suppose une libération relative par rapport à la seule vie sensible.

2) Le chemin intérieur

On pourrait dire qu’il y a trois ou quatre actes de l’intelligence épistémologique, comme il y a quatre âges biologico-culturels.

La petite enfance est l’âge de la naïveté première ; mais aussi de la confiance originaire. Autrement dit, du dogmatisme absolu.

L’adolescence est l’âge de la réaction, de la déconstruction ; mais aussi de la naissance de l’esprit critique. Autrement dit, du scepticisme.

L’âge adulte est l’âge de l’autonomie. Autrement dit de la reconquête des vérités connues par soi-même, dans une attitude d’entrée dans le dogmatisme modéré.

La maturité est l’âge de l’intégration ou plutôt de l’obéissance au mystère. L’intelligence devient progressivement amour. Autrement dit d’une sagesse humble qui se conquiert en permanence sur le doute. Apprendre est désapprendre.

3) Quelques moyens

Chemin faisant, l’intelligence apprend quelques outils qui deviennent des arts de penser, de vivre aussi. Et qui ne sont pas spontanés. Énumérons-en quelques-uns :

a) La posture systémique

La vérité est dans la totalité.

La sortie de la pensée de l’entendement (Hegel) et de la linéarité cartésienne (Edgar Morin).

Et la convergence des voies (pratiquée par Thomas, pensée par Newman).

b) La synthèse des apories

Il faudrait injecter une partie de l’introduction en métaphysique notamment sur la synthèse des apories.

c) Exercer autant la pensée noétique que la pensée pneumatique

Il faudrait aussi convoquer la distinction blondélienne des deux pensées : une intelligence vivante va vers la vérité en marchant sur ces deux pieds ou en volant de ces deux ailes (Fides et ratio).

d) Reprendre à la racine

L’un des grands arguments, sinon le plus grand, contre la routine est la loi de reprise à la racine, scalairement établie. Les vraies crises sont indispensables, selon les trois ordres, afin que les étants soient renouvelées. Nous sommes au plus près de la création continuée. Ainsi, les philosophes authentiques ne cessent de reprendre leur « système ». De même, les authentiques scientifiques ne cessent de remettre en question leurs présupposés. Tel est le sens positif du doute.

e) Visée ultime

Sur le fond, il s’agit que notre intelligence devienne peu à peu l’amour en son acte de réflexivité, d’autopossession autant que d’accueil obéissant. Nous le redirons au chapitre 15.

4) Une image et un exemple

a) Le risque de dualisme

Voire ce risque est redoublé : entre l’archéologie et l’histoire ; entre la Bible et ces deux premières instances. En effet, l’archéologie révèle plus un certain état des lieux culturels ; en effet, l’histoire c’est l’événement ; mais pourquoi l’événement laisserait-il des traces, sauf lorsqu’il est destructeur comme une guerre ?

En faveur de cette posture séparatiste : « Il est difficile de se faire une image vraie d’une civilisation, du fait de la disparité et de l’inégalité de conservation et de traitement des sources, à commencer bien sûr par celle des sources archéologiques et des sources écrites. Mais du moins l’Egypte nous a-t-elle transmis les deux types de sources d’une manière assez équilibrée, certes dans les meilleurs des cas seulement. Tandis que les choses sont différentes du côté du monde biblique. Aussi impressionnants que puissent être parfois les vestiges archéologiques de la zone palestinienne, ceux-ci restent généralement très modestes. Les inscriptions sont également peu nombreuses et peu prolixes, c’est le moins que l’on puisse dire ». Et le troisième pôle : « Mais il y a le texte, il y a la Bible, et le décalage devient encore plus spectaculaire. Comment faire coïncider le texte et les vestiges archéologiques, alors qu’ils semblent avoir si peu en commun [9] ? »

b) La méthode archéologique moderne

La méthode archéologique mise en place par Sir Mortimer Wheeler dans les années 1950 [10] est simple, efficace, géniale. Elle mériterait d’être pensée dans son principe, tant elle est sage, et élargie à la pensée elle-même.

1’) Le problème

Cette méthode veut résoudre un problème élémentaire mais essentiel : un archéologue ne peut étudier un site qu’en le mettant au jour ; ce faisant, il ne peut faire autrement que retirer la terre, etc., bref détruire ; or, la destruction est irréversible et entraîne des pertes irréparables ; plus encore, elle conduit à effacer tous les arguments et donc interdit les vérifications en cas d’objection ; aussi l’archéologie requiert-elle une déontologie encore plus ferme que bien des disciplines.

Mais le contraire d’une erreur est une erreur. La symétrique serait la fermeture de tous les sites, au nom de ce que des archéologues déshonorent la profession. La question qui se pose est donc : comment faire pour à la fois fouiller et conserver le plus possible, en enregistrant au fur et à mesure ?

2’) Solution inventée par Wheeler
a’) Le principe

Une solution idéale serait de faire un travail réversible ; c’est totalement chimérique.

Le principe sera un compromis : à la fois détruire et conserver une partie ; or, il est nécessaire que les deux soient homogènes ; il faut donc que l’on travaille sur le même terrain. D’où l’idée qu’a eu Wheeler de dédoubler l’espace archéologique :

– Espace horizontal où l’on creuse ;

– Espace vertical ou section qui est laissé intact : il constitue une réserve où l’on peut vérifier.

b’) Le fait

Directeur général de l’archéologie en Inde de 1944 à 1948, Wheeler a exigé que l’on fouille de la manière suivante :

1’’) Creusement

Le terrain est découpé en carrés de 5 m de côté. Puis, sur chaque côté du carré, on réserve une bande de 50 cm.

Le résultat : on obtient des carrés de 4 mètres de côté, indépendants, c’est-à-dire séparés les uns les autres par des banquettes ou « bermes » de 1 mètre de large.

Le nombre de carrés explorés et leur distribution dépend : du terrain, des moyens financiers, de la hauteur présumée de l’occupation du site choisi.

2’’) Étiquetage

Chaque carré est étiqueté ; et les objets, c’est-à-dire les céramiques recueillies, sont soigneusement consignés avec le numéro du carré et la date du jour.

Enfin, lors de la synthèse et de la publication, toutes ces indications seront signalées et permettront de bien situer les divers éléments.

c’) Autres avantages

D’abord, on peut fouiller chaque carré à des vitesses différentes du fait de leur indépendance.

Puis, on connaît les responsabilités : il y a un chef ou un travailleur par carré.

Enfin, la prise de notes est bien cadrée.

c) Sens philosophique

Une nouvelle fois, nous assistons au triomphe de la pensée analytique et des petits pas. De plus, on voit que dans l’ordre matériel, la destruction est nécessaire, à l’encontre de la mémorisation psychologique et spirituelle. Ici, la connaissance implique la perte.

C) Côté objet connu. Philosophie du mystère

1) Présupposé métaphysique

Enfin, le scepticisme peut se comprendre à partir de la distinction du mystère et de l’énigme opérée par Gabriel Marcel, ou mieux, de la constitution ontophanique ou mystérique élaborée par Hans-Urs von Balthasar. Nous renvoyons pour le détail au cours de métaphysique.

2) Application

Cette loi permet d’abord de comprendre le nécessaire mystère dans notre connaissance pérégrinante, autrement dit la nescience constituant tout accès au savoir, l’équivalent philosophique de la via remotionis. Et d’ailleurs, de même que la voie négative ouvre sur la voie d’excellence, le scepticisme doit ouvre sur le  surcroît d’intelligibilité. Ensuite, le scepticisme peut être pensé comme le moment du retrait ou du voilement. Dès lors, il accompagnera chaque moment du discours.

Pascal Ide

[1] Georg Christophe Litchtenberg, Schriften und Briefe, éd. Walter Promies, Carl Hanser Verlag, 1968, vol. 1, p. 441.

[2] Paul Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 124.

[3] Cette quadruple règle n’est pas une invention de nos auteurs, mais est développée par Gordon Training International, Four stages for learning any new skill. Cf. site, consulté le 2 août 2018 : http://www.gordontraining.com/free-workplace-articles/learning-a-new-skill-is-easier-said-than-done/

[4] Les deux premières sont diagnostiques, autrement dit (con)cernent le problème : la première, quant à la conscience ou l’intelligence, la deuxième, quant au pouvoir ou à la volonté. Les deux dernières sont thérapeutiques, autrement dit (con)cernent la solution : la troisième, quant à l’acte, la quatrième, quant à l’habitude (la vertu).

[5] Félix Ravaisson, De l’habitude, Paris, H. Fournier, 1838, rééd., coll. « Quadrige » n° 283, Paris, p.u.f., 1999, p. 158. Paul Ricœur cite (et, pour une part, suit) le philosophe français dans sa Phénoménologie de la volonté. 1. Le volontaire et l’involontaire, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1950, p. 269 ; Id., Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, p. 146.

[6] Cf. Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 166 ; et le contraire : la curiosité, q. 167.

[7] Saint Bernard, Sermons sur le Cantique des Cantiques, Sermon 36, dans Œuvres mystiques, Paris, Seuil, 1953, p. 429.

[8] Cf. Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 167, a. 1.

[9] Alain Zivie, La prison de Joseph. L’Égypte des pharaons et le monde de la Bible, Paris, Bayard, 2004, p. 22-23.

[10] Cf. Jacques Briend, « Le travail de l’archéologie », Jacques Briend, Olivier Artus et Damien Noël (éds.), Archéologie, Bible, Histoire, Cahiers Evangile, 131 (mars 2005), p. 4-19, ici p. 7 et 8.

17.2.2025
 

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