Montez dans la brouette (Homélie, 6e dimanche du temps ordinaire, dimanche 13 février 2025)

Qu’il est… heureux que Jésus nous invite au bonheur (Lc 6,20-26) ! Mais pourquoi Jésus associe-t-il le bonheur à la pauvreté, à la faim, aux larmes et à la persécution ? Explorons deux pistes.

 

  1. Paul Claudel, qui, comme bien des jeunes gens de son âge, était plongé dans le « bagne matérialiste » distillé par le scientisme de son temps, s’est converti au catholicisme, religion de son enfance, à l’âge de 18 ans, en assistant en curieux aux vêpres à Notre-Dame de Paris le jour de Noël 1886. Pour autant, devenir chrétien n’est pas devenir un ange. Claudel en fait l’expérience en constatant que son intelligence, nourrie d’anticléricalisme (en plus de l’athéisme), résiste à sa conversion. Il lui faudra pas moins de quatre années pour liquider tous ces anti-corps et la rendre catholique. Il en fait aussi l’expérience en 1900 lorsqu’il est envoyé par le quai d’Orsay au consulat de Fou-Tchéou, en Chine. Sur le bateau, il rencontre Rosalie Vetch et tous deux tombent fous amoureux l’un de l’autre. Si Claudel est célibataire (il se mariera en 1906), Rosalie est mariée et mère de famille, et le converti de Notre-Dame veut être fidèle à Dieu. Non sans avoir eu un enfant de Paul, Rosalie mettra un terme à cette relation, laissant le jeune homme désespéré et fou de douleur.

On le sait, ce drame intimement vécu nourrira les plus grandes pièces de Claudel, à commencer par Partage de midi (1905). C’est vingt ans plus tard, dans Le Soulier de satin (dont une version presque complète se joue actuellement à la Comédie française), qu’il pourra donner un sens à cette épreuve [1]. À Dona Prouhèze qui affirme : « L’homme entre les bras de la femme oublie Dieu », l’Ange gardien répond : « Est-ce L’oublier que d’être avec lui ? Comment [Dieu] serait-il jaloux de ce qu’Il a fait [2] ? »

Il ne s’agit assurément pas de justifier l’adultère, mais, comme le dit le proverbe portugais en exergue de la pièce, de découvrir que « Dieu écrit droit avec des lignes courbes ». N’allons pas non plus imaginer que Claudel réitère l’accusation patristique de la femme tentatrice (c’est elle qui aurait fait chuter l’homme). N’allons pas enfin réduire la leçon claudélienne à la phrase : « La femme est une espérance déçue ». Le propos du dramaturge est biblique. En effet, pour les Saintes Écritures, il n’y a pas d’athées, mais seulement des idolâtres qui se trompent de Dieu, et donc de bonheur. Autrement dit, il n’y a que deux sortes d’hommes : les idolâtres et les adorateurs de vrai Dieu. Mais il est compréhensible qu’au début, l’on peine à distinguer. Claudel déploie en quelque sorte un chemin en trois temps. Primo, oui, l’homme est tenté d’idolâtrer la femme, notamment pour sa beauté : « Il y a quelqu’un pour toujours de la part de Dieu qui lui interdit la présence de mon corps / Parce qu’il l’aurait trop aimé ». Secundo, l’homme est appelé à renoncer, certes, ici au péché d’adultère, mais, plus généralement à idolâtrer la créature. Mais ce deuxième temps, tout négatif, présente, tertio, un sens tout positif : il s’agit de dépasser cette déception pour découvrir l’unique vraie richesse. Et c’est ce qu’affirme la suite : « Ah ! Je veux lui donner beaucoup plus », « à la mesure de son désir [3] ! ». Dès lors, la séparation de Rodrigue et de Prouhèze, les deux héros du soulier de Satin, apparaît comme une chance : « Je n’aurais été qu’une femme bientôt mourante sur ton cœur et non pas cette étoile éternelle dont tu as soif [4] ! ».

Alors, interrogeons nos attachements humains démesurés, donc désordonnés. Que plaçons-nous au centre de nos vies : mon apparence physique ? ma réussite au travail ? mes études ? mon portable ou plutôt mes distractions ? mes amis ? mon conjoint ? mes enfants ou mes petits-enfants ? Qu’est-ce qui est tellement au centre que j’en ai évacué le seul vraiment Centre, Dieu, de sorte que je n’ai même pas le temps de prier, méditer la Parole de Dieu, servir gratuitement les autres, de donner au denier de l’Église, etc. ? Quelles sont ces idoles qui nous rendent « malheureux » (« Quel malheur ! » dit la nouvelle traduction liturgique) et nous font déserter le vrai bonheur ?

 

  1. Dieu désire nous appauvrir de nos idoles pour nous enrichir de Lui-même. Mais, à côté de ces idoles positives, il y a ce que j’appellerai des idoles négatives. C’est ce qui, dans nos vies, fait l’objet de nos préoccupations, alors qu’il devrait seulement faire l’objet de nos occupations.

En 1859, un acrobate français, Jean-François Gravelet, surnommé Blondin, décide de traverser les chutes du Niagara. Il fixe un câble de 400 mètres de long à 60 mètres au-dessus des chutes et, le jour fixé, devant une nombreuse assistance, il s’élance. Il ne se contente pas d’avancer, mais il s’assoit sur la corde, se fait cuire une omelette, accomplit un saut périlleux arrière, avance les yeux bandés, traverse à bicyclette.

 

« Un jour, une délégation royale vint d’Angleterre menée par le duc de Newcastle. Blondin mit un sac de pommes de terre dans une brouette et traversa en avant et en arrière sous les ovations. Le duc était ravi. Blondin dit au duc : ‘Croyez-vous que je pourrais mettre quelqu’un dans la brouette et l’amener de l’autre côté ?’ Le duc répondit : ‘J’en suis sûr !’ Blondin lui dit : ‘Eh bien, montez !’ Là, il n’était plus aussi sûr ! Alors, Blondin a demandé un volontaire, et les gens ont regardé leurs chaussures. Finalement, une vieille dame a levé le doigt et accepté d’aller dans la brouette. C’était sa maman ! »

 

Et Nicky Gumble, le fondateur du parcours Alpha qui raconte cette histoire, en tire la leçon suivante : « C’est ça la foi : monter dans la brouette. Une chose est de dire ‘je crois’, une autre est de dire ‘je monte dans la brouette’ [5] ». Si nous avons des raisons humaines de ne pas accorder une confiance infinie à Blondin, car il est faillible, en revanche, nous n’en avons aucune vis-à-vis de Dieu, en Jésus : car il peut tout, sait tout et nous aime « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).

Cette année 2025, frères et sœurs, est une année de grâce particulière, pour l’Église et donc pour le monde. Et le pape François l’a placé sous le signe de l’espérance par la bulle d’indiction : « L’espérance ne déçoit pas » (Rm 5,5). Espérer, ce n’est pas seulement désirer le bonheur et attendre Dieu (cela, c’est le but), c’est aussi lui faire confiance (cela, c’est les moyens), autrement dit, monter dans la brouette !

L’ennemi de la confiance, ce sont nos peurs qui sont elles-mêmes sources de nos préoccupations. Nous ne mesurons pas combien ces peurs et ces préoccupations ferment nos cœurs à l’action de Dieu et intoxiquent nos relations avec les autres. Alors, osons passer en revue ces idoles négatives. Sont-ce mes prochaines vacances ? Est-ce l’argent, la peur de manquer ? Est-ce ma recherche d’emploi ? Est-ce l’opinion que les autres ont de moi ? Est-ce la crainte de finir mes jours seul ?

Entrer dans l’espérance, c’est dire au Bon Dieu : « J’arrête de m’obséder et de vouloir tout contrôler. Je cesse d’anticiper. Je monte dans la brouette en te regardant, toi qui, invisiblement, la conduis : ‘Jésus, j’ai confiance en Toi !’ ».

 

  1. Nous parlons toujours des béatitudes. D’abord, parce que cet abandon à Dieu et abandon de nos préoccupations (montons dans la brouette !) est source de grande paix. Ensuite, parce que la condition en est le désarmement, l’appauvrissement.

Je souhaiterais terminer en vous lisant une bouleversante confidence du patriarche de Constantinople, Athénagoras, grande figure de l’orthodoxie et ami du pape saint Paul VI :

 

« La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi-même. […] J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur.

« Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses. J’accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l’on m’en présente de meilleurs, ou plutôt non, pas meilleurs, mais bons, j’accepte sans regrets. J’ai renoncé au comparatif. […] Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur [6] ».

Pascal Ide

[1] Rosalie semble inspirer le personnage de Prouhèze dans Le Soulier de satin et Louise Vetch, la fille naturelle qu’il aura d’elle, le personnage d’Ysé dans Partage de midi

[2] Paul Claudel, Le soulier de satin, « Première journée », Théâtre, éd. Didier Alexandre et Michel Autrand, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 73, Paris, Gallimard, 2011, tome 2, p. 818.

[3] Ibid., p. 779.

[4] Ibid., p. 859.

[5] Nicky Gumbel, Les questions de la vie, trad. Béatrice Soulary, Paris, Cours Alpha France, 2009, p. 60.

[6] Olivier Clément, Dialogues avec le patriarche Athénagoras, Paris, Fayard, 1969. Cité par Éric Tillette de Clermont-Tonnerre, Fierté de l’espérance, Paris, Salvator, 2020, p. 77.

16.2.2025
 

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