Microscopique, mésoscopique, macroscopique, une approche de l’esprit

Une récente visite de la maison Poincaré [1], qui a ouvert ses portes le samedi 30 septembre 2023, m’a fait découvrir que la modélisation mathématique des flux et des foules adopte trois niveaux d’échelle : microscopique, mésoscopique et macroscopique. Elle les qualifie à partir de trois adjectifs grecs : micros, « petit », mésos, « moyen », et macros, « grand ». Cette approche s’applique autant aux réalités inertes, comme les écoulements d’eau ou les regroupements d’étoiles que sont les galaxies, qu’aux organismes vivants comme des vols d’étourneaux, des bancs de sardines, ou les hématies dans le flux sanguin, et aux êtres humains, comme les mouvements de foule.

Ces trois niveaux sont définis à partir de propriétés quantifiées diversifiées : le niveau microscopique décrit les particules en leur positionnement, leur temporalité et leur mouvement ; le niveau mésoscopique considère les comportements statistiques des particules ou des individus, en calculant par exemple leur densité ; le niveau macroscopique, enfin, envisage le comportement global du fluide, indépendamment du mouvement individuel ou collectif, en mesurant par exemple la vitesse d’écoulement ou la pression. Ajoutons qu’un fleuve, un flux de moutons (un jeu permet de s’initier) et une foule présentent en effet cette double propriété dynamique : se déformer et s’écouler. Autrement dit, l’état proprement fluide se notifie par une double capacité : la déformation et l’écoulement.

 

Ces données sont riches de sens du point de vue philosophique. Et ces significations sont toutes fondées sur l’étonnement, plus, l’émerveillement qu’a suscité en moi le fait que, pour décrire les comportements d’un ensemble, la modélisation mathématique convoque non pas deux, mais trois niveaux. En effet, la philosophie, précisément la philosophie de la connaissance, oppose usuellement deux courants épistémologiques : l’empirisme et le rationalisme ; or, le premier est au second ce que le sensible est au rationnel, donc ce que le singulier est à l’universel. De plus, l’opposition classique entre psychologie et sociologie, entre sciences humaines et sciences sociales, recouvre la tension entre l’approche de l’individu et du collectif. Ainsi donc, le collectif s’est réfracté en mésoscopique et macroscopique. Toutefois, ce qui fait sens n’est pas ce seul dédoublement, mais la tripartition scalaire que les mathématiques se sont senties obligées d’introduire pour mieux rendre compte des processus et comportements grégaires.

Relevons quelques réflexions suscitées par cette échelle à trois degrés.

  1. Cette répartition ternaire recouvre la distinction des trois niveaux d’universalité : singulier, particulier, universel – qu’on la pense de manière logique à partir d’Aristote, systématisé par la logique classique (« un », « quelques », « tous »), ou de manière métaphysique, et en l’occurrence dialectique, avec Hegel et ses disciples comme Claude Bruaire. Si, d’un côté, la modélisation mathématique y trouve une confirmation et un fondement, en retour, elle l’enrichit en lui apportant une compréhension des interactions que nous allons maintenant développer.
  2. De manière aussi inattendue, cette répartition scalaire permet d’appliquer la notion de fluidité à des réalités humaines, voire, nous allons mieux le comprendre, spirituelles, de sorte que les concepts de liquide prennent un sens analogique. Il y aurait un équivalent humain, voire théologal, des états de la matière, comme le solide et le fluide. On objectera que cette signification avait déjà été introduite par le sociologue polonais Zygmunt Bauman. Nous répondrons que cette signification était à la fois négative et figurée ou métaphorique (en l’occurrence, synonyme de fragilité). C’est ainsi que son ouvrage sur l’amour liquide est sous-titré : De la fragilité des liens entre les hommes [2]. La saisie mathématique des fluides permet d’affirmer que la foule possède ou non des qualités de fluidité et indexe positivement la qualité de « liquide » par opposition à la viscosité, voire à la rigidité. Enfin, elle accorde un sens non trivial à la liquidité sur lquelle nous allons revenir. Même des réalités typiquement individuelles comme des personnes, des oiseaux ou des poissons peuvent se décrire et, plus, se comprendre à partir de la notion de fluide. Ce n’est pas le lieu de s’interroger sur la différence entre les trois niveaux, micro-, méso- et macro-, selon qu’ils sont présents dans une même substance ou un tout substantiel (par exemple, l’organisme vivant : la cellule est au tissu ou l’organe et l’organisme, ce que le micro- est au méso- et au macro-) ou dans un collectif de substances ou un tout d’ordre.
  3. Cette triplicité d’échelle demande à être pensée métaphysiquement. Nous l’avons déjà effleuré à partir de la tripartition singulier, particulier, universel, dont le fondement est ultimement ontologique. Mais, pour la déchiffrer, il s’agit de convoquer des concepts typiquement métaphysiques. En l’occurrence, plus l’on monte les degrés allant du microscopique au macroscopique, en passant par le mésoscopique, moins l’individu compte, plus il doit être en quelque sorte abstrait ; plus compte les interactions entre les individualités, autrement dit, la relation. Mais il y a plus. Si l’on trouve encore trace de l’invidualité dans le mésoscopique, le macroscopique doit définitivement cesser d’en faire mention, non pas d’abord pour des raisons de simplification ou de généralisation, mais pour laisser apparaître une autre réalité : une propriété émergente, c’est-à-dire inédite, qui caractérise le tout comme une entité une, en l’occurrence, sa plus ou moins grande fluidité. Le tout, le collectif est une res qui demande à être pensée comme telle, et dont la prime caractéristique est cette liquidité.
  4. Il ne suffit pas d’affirmer cette spécificité du niveau collectif. Les sociologues, les philosophes du politique, les penseurs de l’historico-social comme Cornelius Castoriadis, l’ont fait. Encore faut-il arriver à penser le collectif comme tel, dans sa logique, c’est-à-dire dans son logos propre. En effet, les approches systémiques, sociales, holistiques, courent un triple risque. Le premier est la réactivité à l’égard de l’approche psychologique, donc individuelle. Et cette réaction se traduit par la lutte intestine entre le primat du singulier et le primat du collectif. Mais, ainsi qu’on le sait, la réaction hérite des limites de ce à quoi il réagit ; les frontières en plein des sciences sociales dessinent en creux celles des sciences psychologiques, et vice versa. Le deuxième est l’abstraction, faisant du collectif une mise entre parenthèse du singulier, comme une statistique ou une loi des grands nombres ne retient des comportements singuliers que leurs traits communs, comme une vue de loin fait disparaître les pixels, comme la distanciation, quelle qu’elle soit, transforme le discret en continu. Le troisième est l’excès qu’est le monisme des interprétations potentiellement panthéistes qui dissolvent les individualités dans l’illusion.

La distinction tripartite permet de conjurer ces périls, en introduisant une nette opposition entre l’approche mésoscopique qui, justement, prend encore en compte l’interaction du singulier et du collectif, et l’approche macroscopique qui, elle, peut définitivement s’en affranchir et le considérer en son essence, qui jamais n’est réductible à une interaction, si invariable ou si uniforme soit-elle, entre des individus.

C’est alors que la fluidité se donne à voir pour ce qu’elle est : non pas comme une propriété, voire comme la propriété de ce groupal, mais comme son essence. Et nous retrouvons ici une notion essentielle qui est développée ailleurs : celle de pneuma [3]. Dès lors, par ce passage au macroscopique, nous sommes à même de voir non plus les étants qui soit se donnent, soit se reçoivent, mais l’être en tant qu’il circule pleinement – comme la pensée pneumatique seule permet de voir l’excès qui circule dans la richesse des concepts.

Il n’y va pas que d’un élargissement de l’échantillon qui est de plus en plus représentatif. Ce serait en demeurer à la logique mésoscopique. Il y va d’un saut qualitatif : désormais, l’esprit qui circule, qui à la fois donne unité et fécondité, s’offre à contempler dans cette action qui est sa mission et son identité.

  1. Le pneuma est l’esprit du don. Après avoir été longtemps ignoré en Occident et interprété à partir du vide médian en Orient, il risque aujourd’hui d’être victime de son succès et de verser dans cette hypertrophie dont les hérésies chrétiennes ont anticipé la figure : il y a un joachimisme philosophique, comme il existe un joachimisme théologique. Pour conjurer ce panpneumatisme, il convient de le connecter au sens le plus étymologique du terme. Tout d’abord, il n’y a cum, donc lien, que parce qu’existent des nexus, des « nœuds » individuels et substantiels. Mais il faut aussi préciser que double est cette connexion et doubles sont les substances dynamiquement engagées : datives et réceptives. Or, c’est ce que signifient les deux propriétés majuscules des fluides : l’écoulement, qui est l’équivalent de la communication, et la déformation, qui est l’un des effets de la réception (ou plutôt de la donation en retour). Certes, ils caractérisent le fluide, donc le pneuma, mais dans sa relation soit avec le donateur, soit avec le récepteur. Ces deux propriétés ne sont toutefois pas exhaustives : loin d’être chaotique, le fluide offre souvent des configurations harmonieuses et dansantes jusque dans ses incessantes métamorphoses. La Bible ne fait-il pas du jeu une activité ou une modalité de l’activité de la Sagesse créatrice ? Moltman ne parlait-il pas d’un Esprit de la danse ?
  2. Et c’est alors que nous voyons apparaître, en plus de l’ordre de l’esprit évoqué au deuxième point, l’ordre de la charité qui est, en sa source, son terme et sa mesure, trinitaire. D’un mot, développé dans le Mooc en ligne sur l’Esprit-Saint : l’interaction ou la communication qui, entre les personnes humaines n’est que relation ou action ou médiation, est, en Dieu, d’une telle importance, qu’elle est elle-même Personne, la troisième Hypostase divine. Plus simplement, l’intersubjectivité humaine est si dense que, entre le Père invisible et le Fils éternel, elle devient la Personne de l’Esprit-Saint. Encore plus simplement, l’Esprit est la communication ou l’interaction en Personne. Or, ce que le passage du mésoscopique au macroscopique rend perceptible, c’est cette émergence spécifique d’une propriété du collectif, du commun si important qu’on peut comme le visualiser, le décrire en lui-même hors le discernement et le comportement des individus. Mais la modélisation mathématique ajoute une exigence : encore faut-il passer au global, au macoscopique, et donc définitivement dépasser le point de vue particulier du mésoscopique. L’esprit vivifiant ne se donne à voir que si l’on accède à l’universel qui est universel concret, que si on le contemple comme un commun qui est commun-ication.

Les conséquences concrètes me semblent nombreuses et de grande portée. Du point de vue politique, il ne s’agit pas seulement de réintroduire les instances intermédiaires et médiatrices entre le citoyen ou le sujet et le tout qu’est l’État (qui deviennent « zéro » et « infini » dans les systèmes totalitaires), que sont les corps sociaux ou les communautés, mais de faire de l’État, donc de l’instance politique nationale, elle-même un niveau mésoscopique qui ne prend tout son sens qu’en relation avec le niveau macroscopique, c’est-à-dire la totalité de l’humanité. Et la prise en compte de ces trois degrés permet de cesser de suspecter le mésoscopique de repli nationaliste et le macroscopique de détraditionalisation mondialiste – tout en donnant la primauté unifiante à cet universel humain qui. On ne peut donc jamais se réjouir d’un Brexit ou se satisfaire d’un entre-soi, on ne devrait avoir comme horizon ce qui englobe l’humanité sans reste. Du point de vue ecclésial, la théologie comme la pastorale (la théologie qui devrait se faire pastorale) se devrait de constamment penser et agir au triple niveau microscopique, c’est-à-dire singulier et individuel (le salut individuel), mésoscopique, c’est-à-dire particulier (au lieu de suspecter les communautarismes et les replis dits identitaires, se réjouir de la diversité des visages ecclésiaux : pas seulement, les laïcs, les clercs et les religieux, mais aussi les divers mouvements et sensibilités, les paroisses et les réalités transversales), et surtout macroscopique, c’est-à-dire universel, enveloppant autant l’Église pérégrinante que l’Église souffrante et l’Église triomphante ou, mieux, glorieuse, car c’est surtout dans cette unité, qui est synodalité, que se contemple le grand œuvre de l’Esprit qui est Seigneur et donne la vie.

Et nous touchons une autre différence entre l’Esprit dans sa vie immanente et l’Esprit en sa vie économique : ce qui se donne à contempler dans la singularité des Personnes divines se donne à vivre seulement dans l’universalité concrète des personnes humaines, c’est-à-dire dans leur communication maximale, qui est le fruit premier de l’amour-charité : « Qu’ils soient un ».

Comment ne pas songer, pour finir, à Teilhard de Chardin ? Même si, à une époque où le déficit pneumatologique poussait à attribuer au christique ce qui relève de l’Esprit (il en est de même dans l’interprétation christologique que Blondel offre du vinculum substantiale), il fait du Christ le point oméga vers lequel converge l’humanité, le jésuite mystique fait partie des très rares auteurs à avoir contemplé, avec une persévérance, qui est un don de l’Esprit, combien celui-ci se donne à voir seulement dans l’universalité dynamique.

Pascal Ide

[1] Site : https://www.ihp.fr/fr/musee-maison-poincare

[2] Zygmunt Bauman, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, trad. Christophe Rosson, coll. « Les incorrects », Rodez, Rouergue et Paris, J. Chambon, 2004.

[3] Cf. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104.

23.12.2023
 

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