Luxure et politique

« Il est non seulement immoral et antichrétien mais encore antipolitique d’expulser la morale de la politique [1] ».

Sous ce titre volontairement provoquant, la question posée est : le pouvoir politique entretient-il un lien nécessaire avec le désordre sexuel ?

1) Le fait

On ne compte plus les livres traitant des histoires sentimentales de ceux qui nous gouvernent [2]. Quoi qu’il en soit, on sort de l’enquête en se disant qu’il y a deux sortes d’hommes politiques et responsables étatiques au plus haut niveau : ceux qui ont une vie sexuellement désordonnée, voire dépravée – et ils constituent la majorité ; ceux qui vivent relativement chastement et fidèlement – et ils semblent rares.

Nombreux semblent être les secrets d’alcôve chez les hommes politiques de premier rang. De Gaulle ou Couve de Murville, Lionel Jospin aujourd’hui semblent seuls en réchapper. D’ailleurs, Yvonne De Gaulle veillait sur la vie morale non seulement de son époux, mais de ses collaborateurs, et le Président de la République tenait assurément compte de son avis pour le choix de son gouvernement, estimant qu’il existait un lien entre éthique et polique : « Certains, sans aucun doute – écrit Jean Mauriac –, n’auraient pas attendu si longtemps avant d’entrer au gouvernement, si Mme de Gaulle n’avait exprimé au Général sa condamnation quant à leur vie privée [3] ».

« Il y a de tout au Palais-Bourbon – écrivait la poétesse connue pour ses goûts psychanalytiques Maryse Choisy –. Cinq à sept, c’est l’heure de l’adultère, du porto, des couloirs [4] ».

L’on sait combien le Roi Soleil, dans sa jeunesse, multiplia les courtisanes ? On peut même chiffrer les favorites royales [5]. Voici plus d’un siècle, un érudit de la Bibliothèque nationale a répertorié pas moins de cinquante-quatre conquêtes amoureuses sérieuses et établies du Vert-Galant [6]. Or, qui ignore combien nos Présidents de la République empruntent au modèle monarchique ? On se souvient du Président Félix Faure mort quelques heures après avoir ingurgité trop d’aphrodisiaque avec sa maîtresse, Marguerite Steinheil, le 16 février 1899 [7]. Dans ses mémoires, Valéry Giscard d’Estaing déclare : « Pendant mon septennat, j’ai été amoureux de dix-sept millions de Françaises [8] ». Sur Chirac, nous avons les confidences de son épouse [9] et d’un autre ancien chauffeur [10]. Le Pen ne se cache pas [11]. Qui ignore les conquêtes féminines de Mitterrand [12] ? « C’était un homme qui aimait s’entourer de jolies femmes, sans être un consommateur invétéré ». Qui ignore l’existence de Mazarine, née d’Anne Pingeot [13] ?

Nous disposons enfin des confidences faites par les femmes tenant des maisons de rendez-vous [14].

2) Les causes

Face à ce fait massif, comment ne pas s’interroger ? En effet, un fait sporadique relève du hasard ; or, le casuel est per accidens : il est sans loi, car il est hors la loi, il est exception. En revanche, Aristote notait que ce qui est naturel arrive « le plus souvent ». Une telle fréquence signifie une régularité donc une ou des lois cachées du comportement.

Je distinguerai trois interprétations :

a) L’intempérance conséquente la sexualité compensation

C’est la thèse la plus fréquente, la plus anodine et… la plus éloignée de la réalité.

« Énarque besogneux qui a longtemps mis ses pulsions en berne, ancien militant de base ayant passé ses nuits à coller des affiches au lieu de rester au chaud dans son lit, Sexus politicus cherche la récompense [15] ».

Cela est vrai dans l’autre sens : le politique requiert des consolations proportionnelles à son engagement, au risque encouru. En effet, un acte politique est un acte public ; or, par définition, l’acte public possède un rayonnement beaucoup plus vaste qu’un acte privé ; reconnu, il apporte donc une beaucoup plus haute gratification. Inversement, rejeté, il engendre une blessure beaucoup plus profonde. Corruptio optimi pessima. Dès lors, le besoin de séduire s’accroît d’autant. Voilà pourquoi Michel Schneider pouvait dire que l’on est passé de la novlangue à la lovelangue [16]. Tel fut le cas de de Gaulle, lorsqu’il prononça son discours du 18 juin : il ignorait qui allait l’entendre.

b) L’intempérance concomitante

Une autre raison tient au dérèglement des trois concupiscences. C’est ainsi qu’un ancien du cabinet Savary affirme : « La classe politique ne se distingue en rien des autres ciroyens. La différence est que les occasions sont infiniment plus nombreuses [17] ».

c) L’intempérance antécédente

Le lien existant entre l’appétit de pouvoir et l’appétit de séduction est beaucoup plus intime. Dans une perspective analytique, le pouvoir emprunte son énergie à la libido [18]. Et, dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, Foucault a longuement analysé les liens intimes existant entre sexualité et pouvoir, entre relation sexuelle et rapport social.

Enfin, il faut considérer les causes du côté de la personne séduite, voire séductrice, il y a une autre raison : la fonction politique fait fantasmer, la notoriété publique transforme l’homme en objet de désir. L’homme de pouvoir comporte une dimension virile, phallique, diraient les disciples de Freud ou Lacan.

Sans même s’en rendre compte et révélant ainsi le caractère très superficiel de son analyse, la citation ci-dessus de Sexus politicus continue : « Après tant d’efforts et d’abnégation, le pouvoir lui offre enfin la faveur de plaire aux dames [19] ». « Power is the ultimate aphrodisiac » (« le pouvoir est l’aphrodisiaque absolu »). Qui ignore le mot  d’Henri Kissinger prononcé en 1969 et promis à un vaste succès ?

Ici, la relation entre sexualité et pouvoir s’inverse : « Chercher le pouvoir, c’est manifester sa virilité pour chercher la jouissance [20] ».

Le besoin de reconnaissance se nourrit du donjuanisme. Brigitte Léotard, sœur de François, l’homme politique et ancien séminariste, explique la compulsion séductrice de ses frères par les failles familiales considérables : « Il faut séduire sans cesse, si l’on veut résister et pouvoir oublier qu’on a été abandonné [21] ». Éric Zemmour a écrit un ouvrage sur Jacques Chirac intitulé : L’homme qui ne s’aimait pas [22]. Sur le « Don Juan forcené » qu’est Chaban [23].

Au maximum, nous trouvons les personnalités perverses qui, le plus souvent, ajoutent à l’abus de pouvoir l’abus sexuel.

3) Les conséquences. L’interprétation

Ma question, très naïve, est celle-ci : un grand homme politique (pas seulement un militaire, etc.) peut-il aussi être un homme dépravé moralement ?

a) Évaluation erronée

Si la présence massive des affaires de cœur est une donnée transnationale, leur interprétation varie beaucoup selon les pays : aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les scandalisent [24] ; en France, elles sont tues [25].

Jean-François Mattéi, professeur de philosophie à l’Université Nice-Sophia Antipolis, a fait de justes remarques sur l’affaire Clinton-Lewinski ou plutôt Clinton-Starr. Des personnes politiques françaises se sont scandalisés non pas du président américain mais du juge. Ainsi Simone Veil a traité Kenneth Starr de « voyeur » et d’« obsédé sexuel » et Martine Aubry estime que le procureur américain met en péril la démocratie puisque celle-ci « se doit de protéger la vie privée » ; or, nous étions ici en présence de « deux personnes adultes en consentement mutuel parfait ».

En bon spécialiste de la philosophie grecque, le philosophe réagit vivement : cette séparation totale des champs privés et publics est irrecevable. D’abord, car Clinton lui-même ne la respecte pas. De fait, il n’a pas trompé Hilary sous son propre toit, mais à deux pas du bureau ovale de la Maison Blanche, donc comme président, abusant non pas seulement d’une stagiaire mais de son pouvoir politique.

Ensuite, car les philosophes politiques ont bien corrélé le privé et le public dans la personne des responsables. Trois autorités le disent. Montesquieu voyait dans la « vertu », le principe de la démocratie. Louis Althusser, qui n’est pas susceptible de conservatisme, notait que la vertu politique consiste à opérer « une véritable conversion de l’homme privé dans l’homme public » ; par conséquent : « si, dans la démocratie, tous les délits privés sont des crimes publics, ce qui justifie les censeurs […], c’est que toute la vie privée de l’homme consiste à être un homme public, les lois étant le perpétuel rappel de cette exigence ». Enfin, Hannah Arendt remarque que « la privation tient à l’absence des autres ». [26]

b) Fausse interprétation : la séparation du public et du privé

Au fond, une telle interprétation relève de la logique de la loi et non de la vertu.

Et cette séparation, ce cloisonnement, cette schizoïdie semble correspondre au mode de pensée des Français. Un sondage réalisé par TNS Sofres pour Le Figaro en janvier 2006 a révélé que seulement 17 % des électeurs seraient dissuadés de voter pour un candidat à la présidentielle pour le motif qu’il aurait été adultère..

c) Évaluation juste

Au nom de la connexion des vertus : Thomas, à la suite d’Aristote énonce le principe selon lequel une vertu cardinale ne peut exister sans les autres. Or, la vertu du chef est la vertu cardinale de prudence. Par conséquent, celui qui est intempérant ne peut commander. Pour le dire en termes plus simples, largement et souvent défendus et illustrés par les Grecs (et repris par Michel Foucauld) : qui ne sait se gouverner lui-même ne saura gouverner les autres.

4) Une issue ? Morale et politique

Un constat est troublant. Odon Vallet note que l’on s’indigne de maux chez les politiciens qui ne suscitent aucune réprobation lorsqu’on les retrouve chez des stars, des vedettes au moins aussi célèbres. « Ils trichent ? Maradona marquait des buts de la main et on l’applaudissait. Ils mentent ? Virenque jurait ne pas se doper et on l’adorait. Ils gagnent trop d’argent ? Zidane touche 50 fois le salaire du Président de la République et il est le plus populaire des Français. Ils sont corrompus ? Les membres des jurys littéraires sont payés par les maisons d’édition et on se jette toujours sur le dernier Goncourt [27] ». Or, ce constat français est aisément universalisable, sauf que le reproche de malhonnêteté en France devient un reproche d’infidélité conjugale en Angleterre ou aux Etats-Unis.

Alors que signifie ce hiatus qui diabolise le politique et absout la vedette de loisirs et sport ? « Les uns doivent incarner la morale et les autres les fantasmes », interprète Odon Vallet. Plus précisément, s’il y avait là un réflexe de bon sens, plus encore de vérité : assez de cette dichotomie entre la vie publique et la vie privée, entre le discours et son existence. En un mot, fin de la léthale opposition introduite par Weber entre éthique de responsabilité et éthique de conviction.

Pascal Ide

[1] Charles Journet, Exigences chrétiennes en politique, Paris, Fribourg, 1945, p. 152 et 183.

[2] Catherine Alric, Leur toute première fois, Monaco, Le Rocher, 1988 (sur les premiers émois amoureux d’une centaine de personnalités). Marie-Thérèse Guichard, Le Président qui aimait les femmes, Paris, Robert Laffont, 1993 (sur François Mitterrand). Christine Deviers-Joncour, La putain de la République, Paris, Calmann-Lévy, 1998 ; Id., Les amants de la République, Paris, Pharos-Laffont, 2005. Jacques Georgel, Sexe et politique, Apogée, 1999. Patrick Girard, Ces Don Juan qui nous gouvernent, Paris, Éd. n° 1, 1999. Christophe Deloire et Christophe Dubois, Sexus politicus, Paris, Albin Michel, 2006. Ce dernier ouvrage qui dit aller plus loins dans  révèle ou plutôt ne fait que diffuser des faits malheureusement trop connus, sans pour autant assurer s’il va totalement au-delà de la rumeur.

[3] Cité par Bertrand Meyer-Stabley, Les dames de l’Élysée, Paris, Librairie académique Perrin, 1995.

[4] Un mois chez les députés, Éd. Baudinière, 1933, p. 21.

[5] Cf. André Germain, Les grandes favorites (1815-1940), Sun, 1948.

[6] Georges de Dubor, Les favorites royales, Librairie Borel, 1902.

[7] Cf. Georges Poisson, L’Élysée. Histoire d’un palais, Paris, Librairie académique Perrin, 1979.

[8] Il suffit de parcourir ses mémoires. Le pouvoir et la vie, Compagnie 12, 2 volumes, 1988 et 1991.

[9] Cf. Bernadette Chirac, Conversation, entretiens avec Patrick de Carolis, Paris, Plon, 2002.

[10] Jean-Claude Laumond, Vingt-cinq ans avec lui, Paris, Ramsay, 2001.

[11] Lorrain de Saint-Affrique et Jean-Gabriel Fredet, Dans l’ombre de Le Pen, Paris, Hachette-Littératures, 1998.

[12] Cf. les confidences de son ancien chauffeur, Pierre Tourlier, Tonton, Monaco, Éd. du Rocher, 2001.

[13] Cf. Jean-Édern Hallier, L’honneur perdu de François Mitterrand, Monaco, Éd. du Rocher, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

[14] Cf., par exemple, Madame Billy, La maîtresse de la maison, Paris, La Table Ronde, 1980. Cf. aussi Roger Faligot et Rémi Kauffer, Porno business, Paris, Fayard, 1987.

[15] Christophe Deloire et Christophe Dubois, Sexus politicus, Paris, Albin Michel, 2006, p. 9.

[16] Cf. Michel Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Paris, Odile Jacob, 2002.

[17] Jacques Georgel, Sexe et politique, Apogée, 1999.

[18] Cf. Eugène Enriquez, De la horde à l’État. Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard 1983.

[19] Sexus politicus, p. 9.

[20] Sexus politicus, p. 61.

[21] Brigitte Léotard, Petite mémoire d’un clan, Paris, Albin Michel, 1996.

[22] Éric Zemmour, L’homme qui ne s’aimait pas, Paris, Balland, 2002.

[23] Cf. Patrick et Philippe Chastenet, Chaban, Paris, Le Seuil, 1991. Cf. l’ouvrage au titre éloquent de Jacques Chaban-Delmas lui-même, L’ardeur, Paris, Stock, 1975.

[24] Pour l’histoire de la « vie sexuelle des présidents américains », cf. Nigel Cathorne, Sex Lives of the Presidents, St Martin’s Paperbacks, 1998.

[25] Cf. Sophie Coignard et Alexandre Wickham, L’omerta française, Paris, Albin Michel, 1999.

[26] Le Monde, dimanche 20 et lundi 21 septembre 1998, p. 14.

[27] La Croix, jeudi 11 avril 2002, p. 27.

8.1.2022
 

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