L’intuition centrale de Blondel

Dans le dernier volume des œuvres blondéliennes, donc l’ultime tome de ce que l’on pourrait appeler sa pentalogie (La Pensée, L’Être et les êtres, L’Action, La philosophie et l’Esprit chrétien, Exigences philosophiques du christianisme), se rencontre un article intitulé : « Double inspiration de nos recherches » [1]. Ce bref texte d’une demi-douzaine de pages, écrit depuis quelques temps, mais qui synthétise le cœur même de son intuition philosophique. Pour une fois, peut-être la seule de toute son œuvre, Blondel n’ouvre pas sur un autre chapitre ou sur un autre livre. Sa conclusion enfin pacifiée n’appelle pas de nouveaux développements. Ayant dépassé toute in-quiétude, le philosophe de l’Action ne relance pas la recherche vers cet horizon aussi nécessaire qu’inexigible qu’est le Surnaturel. Nous nous proposons de donner ce texte à lire en y introduisant une divisio textus qui, nous l’espérons, en manifestera les fermes articulations et donc en éclairera la lecture.

1) Problème

Par les considérations précédentes on peut se rendre compte de la double inspiration qui a suscité et attiré toute notre investigation philosophique.

a) Première inspiration

D’une part, une préoccupation de méthode, un besoin de continuité, de rigueur et de clarté, un désir de ne laisser échapper aucun des points qui composent l’enchaînement réel et intelligible, depuis l’architecture du monde physique jusqu’au développement de la vie spirituelle ; car ces aspects, en apparence si éloignés, si disparates, si étrangers même, semble-t-il, les uns aux autres, forment cependant une connexion d’états, une série de conditions telles que les phénomènes de l’ordre cosmique (aussi bien dans le sens des grandeurs astronomiques que dans le sens des petitesses inépuisables de l’atomistique) servent de soubassement, de préparation, d’aliment au travail et à l’être même de la pensée, et ont pour cause finale l’avènement de la vie spirituelle, la distinction et l’union des personnes ; car ces êtres sublimes, qui constituent un monde en apparence acosmique et [256] transcendant, ne sauraient cependant subsister sans cette immense préparation d’en bas, qui est moyen, obstacle, stimulant, tentation, principe à la fois d’opposition, de distinction et d’union. Distinction et cependant solidarité et causalité réciproque des « ordres » de Pascal : il ne suffit pas de les opposer ; il faut les relier, in eodem dramate.

b) Deuxième inspiration

D’autre part, si le souci d’une exactitude méthodologique répond au vœu de la pensée qui a impérieusement besoin d’établir entre tous ses objets une connexion et même une unité sans laquelle il n’y aurait point d’intelligibilité, cependant ce qui donne le branle à ce mouvement continu de la recherche comme à la liaison réelle des êtres composant l’ordre total du monde, c’est une préoccupation non plus seulement scientifique, mais d’un caractère noétique, moral et religieux : il s’agit de rendre explicable de haut en bas tout cet immense enchaînement de la création, de comprendre la possibilité et la raison des êtres qui n’ont qu’un être emprunté, des causes secondes qui reçoivent d’une Cause première ce que saint Thomas nomme dignitatem causalitatis ; et alors, ce n’est plus seulement un problème d’intelligibilité ou de logique, c’est un problème de valeur, de bonté, de sagesse qui se pose : « comment et pourquoi y a-t-il des êtres capables d’agir et de réaliser une destinée qui soit, grâce à des dons reçus, leur œuvre propre ? »

2) Réponse analytique : les deux dons

a) Énoncé

C’est en approfondissant ce problème fondamental que l’on est amené à discerner les deux dons que, partout et toujours, la philosophie chrétienne et la théologie catholique ont indiqués comme constituant l’énoncé du problème vital que nous avons à résoudre : — d’un côté, le don de la nature raisonnable avec ce qu’elle comporte de connaissance de Dieu et du monde, de liberté et d’obligation, tout cela accordé, pour ainsi dire, comme une mise de fonds que nous avons à faire valoir ; – de l’autre côté, un don encore infiniment supérieur, une vocation surnaturelle, qui ne permet pas à l’homme de rester légitimement [257] à l’étage où il se croit chez lui ; don gratuit et cependant tellement obligatoire pour l’homme qu’il ne peut pas le refuser sans être coupable et s’endetter ; don sans retour, sans reprise, sans repentance, qui, même en cas de dam et pour rendre ce dam possible, juste et terrible, reste bon, voulu, aimé en son fond indestructible : c’est ce que Dieu a mis de son Être en nos êtres, qui participent ainsi à quelque chose de la Causa sui, de son Autogenèse, de sa preuve ontologique et ontogénétique. Or la difficulté c’est précisément de montrer à la fois la différence radicale, l’existence simultanée, l’explication rationnelle et la justification de ces deux dons, distincts et solidaires, inconfusibles et inséparés, dans l’état concret qui est le nôtre.

b) Exposé

1’) Relation de support
a’) Énoncé

Suffit-il pour cela de déclarer que le premier de ces dons est simplement un support pour le second, qui ne saurait rester en l’air et qui a besoin d’un appui préexistant ?

b’) Critique : double limite

Mais alors on ne justifie pas les exigences du don nouveau qui ne fait pas que s’appuyer sur la nature raisonnable, mais qui la pénètre, la reprend en sous-œuvre et insère en elle des responsabilités inédites. Et d’ailleurs, en parlant simplement de la nature comme d’un soubassement, en quelque sorte physique, pour la surnature, on n’explique pas pourquoi les deux dons ne pourraient pas être accordés ensemble, d’un même coup. Il faut donc aller plus loin et découvrir une explication plus radicale, plus complète, plus précise de cette solidarité qui, entre des données incommensurables, comporte à la fois une distinction et une connexion également indispensables.

2’) Relation d’offrande

C’est ce que nous avons essayé de faire entendre en parlant de cette genèse de la vie morale et religieuse en nous, par l’offrande mortifiante que nous avons à faire, afin de procurer ce que l’Évangile nomme « la seconde naissance » ou encore « la naissance spirituelle » : par là il a été possible d’établir entre les deux dons (que nous avons à faire nôtres) une continuité dynamique et une relation intelligible. En effet, la nature raisonnable qui constitue notre humanité essentielle [258] nous est accordée comme une propriété vraiment nôtre, mais c’est afin que, pour épouser la volonté divine et pour entrer dans l’ordre surnaturel, nous ayons à devenir à l’égard de Dieu même des donateurs, en Lui restituant ce qu’il nous avait donné comme moyen de l’acquérir Lui-même grâce à notre générosité qui Lui fait confiance et qui, sous le voile des ombres présentes, se remet à la volonté mystérieuse du « Dieu caché », oui, toujours caché en ce monde où, comme le dit Pascal, nos sacrifices risquent de toujours paraître des duperies.

c) Fondement théologique

1’) La conception de Dieu
a’) La conception erronée

Combien reste toujours à redresser la grande déviation qu’a fait subir à la pensée chrétienne et à la Révélation d’amour l’influence de la conception païenne et naturiste ! D’après celle-ci, Dieu est une Essence, une Nature, une Force, qui (dira Leibniz, encore pénétré de cet esprit) fulgure des « possibles », arrange des « compossibles » et aboutit à des « réels », ayant fait valoir et triompher leurs droits à l’existence ; et cette thèse évoque aussi l’idée d’un dualisme originel, d’un néant en face de Dieu, d’une prolifération nécessaire des choses créables, d’une sorte de réservoir antérieur à la création ou à la liberté divine. Or c’est faux et meurtrier : le néant n’est pas ; Dieu est, et cela eût absolument suffi, si la charité, de façon toute gratuite, n’eût appelé à l’être, non pas des possibles antécédents, mais des non-êtres, mis dans le cas de conférer à cette donnée (comme à un prêt) une valeur, une consistance, une plénitude divine.

b’) Conception vraie

Osons dire que, selon la parole de saint Paul, Dieu s’est en quelque sorte retiré et vidé pour créer le néant, faire place à l’être virtuel, et lui procurer le moyen de refaire, de ressusciter Dieu. C’était l’impossible, selon les apparences métaphysiques, comme semble impossible une sorte de suicide de Dieu ; et pourtant, c’est la vérité vraie, Deus seipsum exinanivit, et nous avons à le restaurer en son être nécessaire : d’où l’énormité du péché, la haine de Dieu pour ce refus de lui reconnaître la générosité de son amour et les exigences de son être. Il ne faut [259] donc pas dire que l’œuvre de ce monde a été du possible à l’être, mais que Dieu a posé des êtres en dépit des apparentes possibilités, et que, s’il n’y a pas de dualisme congénital, le dam marque l’indestructibilité des fondements de l’être en ces créatures d’amour.

2’) La conception du Christ

Il ne suffit pas de dire que le Christ est à la fois le Dieu de la nature et le Dieu de la surnature. C’est bien de dire déjà (et combien cette première thèse manifeste que le commun des hommes même de foi ont la vue courte et même faussée !) que le Christ n’est pas anti-nature, ou que la nature n’est pas anti-Christ ou a-Christique, malgré le dualisme persistant chez tant d’esprits qui ne se doutent pas qu’ils sont manichéens et qu’ils minimisent la puissance, la bonté de leur Dieu. Il faut comprendre que, malgré les misères et les dangers que comporte la nature, elle n’est un obstacle et un risque provisoires que pour permettre l’œuvre déiformatrice. Et il faut enfin mettre les intelligences et les cœurs à l’aise, en lumière et en chaleur, grâce à l’exposé plein, simple et total des inventions divines, pour commencer, continuer et consommer le chef-d’œuvre, la création, la surnaturalisation, l’assimilation de l’Unum totum où rien n’est en vain et où les renonciations apparentes ou transitoires et les holocaustes destructeurs ou purificateurs ont un sens final d’intégration et de transfiguration, du Thabor au mont de l’Ascension et de l’Assomption, par le Calvaire de ce monde.

3’) Application à la nature

Ainsi tout se tient vraiment : le monde de la nature a une consistance qui n’est pas fictive, et il est bon d’étudier ce merveilleux complexus qui aboutit finalement au règne de l’esprit ; mais, d’autre part, la nature entière n’est, pour ainsi dire, qu’une monnaie d’échange, qu’une possibilité pour nous d’acheter avec elle infiniment plus qu’elle, par notre détachement même et en nous remettant, par le devoir et par la soumission à l’ordre divin, dans les conditions de ce marchand dont parle l’Évangile, qui vend tout pour acquérir « la perle précieuse », au prix de laquelle tout [260] n’est rien : en sorte que dans ce sublime trafic — qui paraît d’abord un risque presque téméraire — nous sommes finalement « les bons marchands », puisque nous avons gagné à la fois Dieu et, en Lui, tout ce à quoi nous avions paru d’abord renoncer pour Lui ; car on ne peut rien avoir qu’en étant à Lui : qui habet, etiam adjicietur ei quod respuerat.

3) Reprise synthétique

En résumé, on peut poser ces trois assertions : 1° En nous, êtres pensants, se pose forcément une question totale, indivisible, inévitable, celle même de l’unité de notre destinée et du terme où elle nous conduit nécessairement. 2° Hors de nous, est donnée une réponse, elle aussi unique, totale, indivisible, inévitable, et dont on peut montrer, par une analyse continue et implacable, qu’elle seule résout l’anxiété de la pensée et explique la fin dernière de la vie. 3° A cette réponse, et à cette question que la pensée humaine doit se poser, qu’elle ne peut même manquer de se poser réellement si vaguement que ce soit, et qu’elle résout toujours de façon au moins implicite, il y a, pour tous, accès direct, possibilité et nécessité de prendre position, sans l’intervention d’aucun système philosophique préformé. Et, s’il y a une vérité philosophique, c’est celle qui consiste à énoncer, à éclairer, à justifier cette connexion, cet effort de la pensée et de la vie à l’égard de ce problème et de cette solution : en dehors de là, tout système qui prétend boucler ou s’arrêter pèche par précipitation ou inconséquence ; toute doctrine qui prétend se suffire est illégitime et déficiente. Il importe donc souverainement de ne pas laisser la pensée à mi-chemin de sa tâche, car, avec la tentation où elle est de s’ériger elle-même en solution systématique, elle risque de nous enfermer dans la prison artificiellement construite où disparaît l’horizon et où l’on prend les murs couverts de représentations idéologiques pour la vérité vivante et pour le ciel lointain.

4) Conclusion de toute la tétralogie

En somme, la clef de voûte de notre tétralogie dans l’étude du penser, de l’être, de l’agir et de l’esprit chrétien, c’est ce secret des intentions et des inventions de Dieu, [261] pour réaliser, vérifier, intelligibiliser, aimer d’autres lui-même, pour faire que ce qui n’était pas soit, pense, agisse véritablement, devienne un objet éternellement digne de la charité divine et glorifie l’Unique, tout en étant soi et béatifié et aimé justement. Comprendre d’abord la supra-métaphysique difficulté de ce dessein, la surnaturelle difficulté de la solution, les risques tragiques de cette théogonie d’amour et de vérité, s’est imposé à nous. Il s’agit de traverser nos pensées, nos actions, nos formes subalternes d’existence prêtée, pour voir à la fois qu’il y a à expliquer comment un penser, un agir, un être, au sens le plus fort de ces mots, sont concevables hors de Dieu, tout en restant déiformes et même déifiques, et comment nos façons naturelles et humaines sont les conditions préalables d’une transfiguration et d’une assimilation qui nous font vivre à la fois en Dieu et en dieux, c’est-à-dire que la réalité littérale de l’unum sint, de l’unum sunt ultime consiste en cette union substantielle de la charité qui fait être ceux qui aiment et ceux qui sont aimés par une donation totale et une abnégation réciproque, d’autant plus enrichissante qu’elle demeure foncièrement consentie. Bref, le problème de l’action, c’est l’épopée de cet agir qui est à la fois Théogénèse et Autogénèse ; le problème du penser, c’est la péripétie sublime de l’Incarnation du Verbe en des intelligences créées, qui deviennent, en une même lumière, d’autres Christ : verbum caro factum, ut caro fiat verbum ; le problème de l’être, c’est la réalisation dans le plein divin, d’une exinanitio provisoire, qui permette la restitutio, mieux l’instauratio, d’une surabondante Divinité en ceux de qui il a été dit : vos dii eritis. Oui, mais, à quelles conditions ? c’est à étudier ces conditions qu’il a fallu nous appliquer. [262]

Pascal Ide

[1] Maurice Blondel, « Double inspiration de nos recherches », Exigences philosophiques du christianisme, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1950, p. 255-261.

23.2.2021
 

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