Les principes du devenir selon Aristote, par Jacques de Monléon (texte organisé)

Jacques de Monléon (1901-1981), qui fut enseignant à l’Institut Catholique de Paris et et à l’Université Laval de Québec, a laissé très peu d’écrits. Mais ceux-ci sont toujours d’une grande profondeur. Il a notamment rédigé un très riche article sur la question capitale des principes du mouvement (ou devenir) chez Aristote [1]. Le philosophe grec expose sa doctrine des trois principes du devenir (sujet, forme et privation) dans les derniers chapitres du Livre I des Physiques. Le texte aristotélicien est dense, difficile d’accès et, osons-le dire, apparemment suranné. Jacques de Monléon le commente de manière lumineuse, multiplie les exemples et en montre la grande actualité, notamment en le mesurant à d’autres approches philosophiques. Comme la quinzaine de pages est dénuée de subdivision, nous nous permettons, comme à l’accoutumé, d’introduire un plan pour mieux suivre la progression de la pensée (et nous nous permettons de compléter les références des citations). Comme toujours, mes rares ajouts sont en italiques.

1) Introduction

a) Objet général : le devenir

« Est-il possible de se former du devenir un logos, c’est-à-dire une notion qui rende intelligiblement compte de ce qu’elle représente ? Par devenir entendons non pas simplement une succession de moments, comme le parcours d’un train transcrit sur un horaire, mais bien, procédant de quelque chose d’antérieur, quelque chose de nouveau venant au jour. La préposition ex, de est fondamentale ici. Donc est-il pensable, intelligible que quelque chose d’antérieur procède, provienne, sorte de ce quelque chose d’antérieur ? Si B sort de A ne fallait-il pas qu’il y fût déjà présent, mais alors il n’est pas nouveau. Et s’il est nouveau, c’est qu’il n’était pas dans A : mais alors comment peut-il en sortir ? Dans le devenir les deux choses sont maintenues : nouveauté et procession. Est-ce pensable ? Hume refuse absolument que d’une chose une autre chose puisse procéder : il bloque chaque donnée dans son identité individuelle, actuelle, parménidienne avec elle-même. Bergson, au contraire, oppose à la durée de juxtaposition la durée de pénétration et de fusion, qui est bien ce que nous venons de dire : la durée où le moment nouveau sort du moment antérieur. Seulement pour Bergson, d’une telle durée il n’y a pas de notion possible : l’intelligence ne peut la rejoindre qu’en coïncidant sympathiquement avec elle dans une ineffable intuition.

b) Objet précis : les principes du devenir

« Aristote, à son habitude, examine attentivement le problème en recourant aux multiples opinions de ses prédécesseurs. Et c’est en approfondissant avec eux toutes les difficultés qu’il fait émerger une ultime analyse et une ultime solution. Encore faut-il bien voir d’où il part.

« L’étude de l’être mobile et de la nature ne doit pas commencer par la recherche et la détermination des causes du mouvement, mais par celle des principes. Une cause est ce qui exerce une influence effective dans la réalisation des choses. Antérieurement, plus profondément, le principe introduit et révèle l’ordre des facteurs ou des éléments, ordre qui fonde la causalité effective. Ce sont ces principes et cet ordre qu’Aristote dégage progressivement dans le 1er livre de ses Physiques ». (p. 415)

2) Nécessité de deux principes opposés

« Tout mouvement, tout changement, toute transformation, toute métamorphose vont d’une chose à une autre entre lesquelles semble régner la contingence la plus décousue : la cantatrice devient chauve, le peintre dictateur, le mathématicien boiteux, le boiteux grand-père. Cette constatation inépuisable, Anaxagore en résumait toutes les surprises en disant : n’importe quoi vient de n’importe quoi. Et pourtant, quelle que soit cette contingence, n’y retrouve-t-on pas toujours un ordre rigoureux ? Car, enfin l’on ne peut jamais devenir que ce que l’on n’était pas, ni jamais cesser d’être que ce que l’on était. Alors admettons si on veut que, par accident, n’importe quoi puisse venir de n’importe quoi : il reste que c’est précisément en tant que malade que l’on guérit, en tant que nu que l’on se vêt, en tant qu’ignorant que l’on s’instruit, en tant que vivant que l’on meurt, en tant qu’absent que l’on prend le chemin de retour. Il n’y a de devenir qu’entre un être et un non-être déterminément opposés. Autrement dit, le devenir veut, pour principes, des contraires.

« Cela[,] les prédécesseurs d’Aristote l’avaient communément et spontanément reconnu. Et même ils remontaient à des contraires primordiaux qu’ils adoptaient selon leurs positions respectives : le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dense et le raréfié, l’amour et la haine, le pair et l’impair, le plein et le vide, le petit et le grand. Voilà ce dont procéderait en définitive tout ce qui devient ; tout ce qui d’une manière ou d’une autre se fait et se défait dans l’univers ». (p. 415-416)

3) Nécessité d’un troisième principe : le sujet

a) Difficulté

« Maintenant, si les contraires sont nécessaires au devenir, suffiront-ils à l’expliquer ? Il est remarquable combien, à eux deux, ils semblent bien souvent retenir et comme absorber toute l’attention de l’esprit. C’est ainsi que les premiers philosophes s’en tenaient à tel ou tel des couples de contraires que nous venons de rappeler. Et n’est-ce pas une attitude analogue que l’on retrouve aujourd’hui dans ces antithèses plaquées sur tous les murs : en soi et pour soi, capitaliste et prolétaire, ondes et corpuscules, parents et enfants, intégrisme et progressisme, être et néant, et quoi encore ? Que les deux contraires aient si ordinairement ce pouvoir de tenir en arrêt notre esprit cela provient sans doute du fait que leur opposition, et avec elle, le disparaître et le surgir composent l’aspect le plus vif, le plus voyant, le plus dramatique du devenir. Et par derrière, il y a aussi le duel de l’être et du non-être.

« Pourtant la question de savoir ce que l’on devient (on devient ce que l’on n’était pas) ne doit pas nous en masquer une autre : qu’est-ce qui devient ? L’aspect si frappant de l’opposition ne doit pas nous dérober l’aspect non moins essentiel de l’attribution : qui devient ? » (p. 416)

b) Réponse

« En bien ! n’est-ce pas le pauvre qui devient riche, le fol qui devient sage, bref l’un des contraires qui devient l’autre ? Sans doute, mais cela ne va pas sans quelques distinctions. En effet, ce n’est pas la pauvreté elle-même qui se transforme en richesse, puisqu’elle passe et disparaît. Ce qui devient c’est le sujet, disons Jules, qui passe lui aussi, mais dans un tout autre sens. Pour lui, passer ce n’est pas du tout disparaître mais précisément demeurer, continuer d’être en allant d’un contraire à l’autre. Et le prodige du devenir n’est-il pas aussi de retrouver le même être qu’au départ dans l’apparition du nouveau ? Jules le clochard c’est lui maintenant le milliardaire. C’est le même homme qui, parti de la Terre, atterrit sur la Lune. Comme c’est bien cette même petite bête, aujourd’hui larve nippée et rampante qui, demain, l’aile diaprée, voltigera parmi les fleurs. Dans l’optique du passage, il y a quelque chose qui disparaît, c’est l’opposé, la privation, et quelque chose qui apparaît, la forme. Dans l’optique de l’attribution, il y a quelque chose qui demeure : ce qui devient, le sujet dont on dit qu’il devient ». (p. 416-417)

c) Confirmation dans notre manière de parler

« Ce sujet figure distinctement dans nos façons de parler et de penser. En effet, pour exprimer un changement, nous disposons soit de termes simples : le pauvre devient riche, l’homme devient riche ; – soit de termes composés : l’homme pauvre devient un homme riche. Sans doute prendrons-nous indifféremment pour sujet d’attribution le pauvre ou l’homme ou l’homme pauvre, en ce sens où l’homme et pauvre ne font qu’un. Mais nous savons bien aussi qu’il y a entre eux une importante différence : l’homme qui devient riche reste un homme, tandis que le pauvre qui devient riche ne reste pas un pauvre. De plus, dès que nous introduisons la préposition de, nous ne pouvons plus prendre indifféremment pour sujet l’homme ou le pauvre. Car on dit bien : de pauvre il est devenu riche, mais on dirait mal : d’homme il est devenu riche. C’est-à-dire que le contraire privativement opposé à la forme ne se laisse pas prendre et manipuler tout d’un bloc. Nous compterons donc, bien distinctement, non pas seulement deux contraires mais trois facteurs : 1. La forme ou le terme du devenir, soit la richesse ; 2. Le terme opposé ou la privation de cette forme, soit la pauvreté ; 3. Le sujet qui se transforme en passant de l’une à l’autre : Jules ». (p. 417)

Tels sont donc les trois principes du devenir : forme, sujet et privation.

d) Conclusion sur ces notions

« Tout cela est bien trivial ? Ces petits exercices de solfège préparatoires sont tout à fait nécessaires. Il est regrettable que même des personnes, comme Hegel ou Marx par exemple, n’y aient pas été assez longtemps nourries : la dialectique y aurait beaucoup gagné (ou beaucoup perdu, c’est selon le point de vue). Et puis c’est justement parce que c’est élémentaire qu’on ne doit pas cesser de l’approfondir ». (p. 417)

e) Conséquence et application : erreurs sur ce sujet

« À en croire l’histoire de la philosophie, cette question du sujet ferait pas mal de difficultés. On dirait que des philosophes aussi éloignés que Parménide et Bergson se rejoignent ici. La forme ne pouvant exister séparément de son sujet, Parménide en concluait qu’entre elle et lui il n’y a pas de distinction : cela irait contre l’unité de l’être. Par exemple puisque le savoir ne peut avoir d’existence séparément de l’homme, il ne saurait y avoir de distinction entre celui-ci et celui-là. C’est-à-dire que le sujet se trouve entièrement bloqué, coulé dans la détermination. Pour Bergson, c’est dans le devenir lui-même que le sujet se dissout. Et l’on retrouve encore cette question du sujet au creux de la dialectique hégélienne ou marxiste. Cette dialectique peut-elle vraiment reconnaître au sujet la valeur et la fonction de principe, non pas séparé et pourtant réellement distinct des contraires qui le déterminent ? Que deviendra l’opposition du capitaliste et du prolétaire si l’on ne voit plus là que les attributs opposés d’un sujet commun, l’homme ? Sujet commun dont la notion avec toute sa consistance, sa profondeur, ses variables possibilités reste distincte de ces attributs. L’usage polémique des termes simples est ici révélateur : puisqu’il ne faut voir que l’antithèse on oppose sans merci le capitaliste et le prolétaire. User des termes composés, penser l’homme capitaliste, l’homme prolétaire ce serait faire entrer en scène le sujet commun aux contraires et détendre du même coup l’irrémissible tension dialectique. En d’autres termes cette tension ne tient que par le blocage du sujet avec l’un ou l’autre des attributs antithétiques. Or, contre ce genre de blocage il y a déjà longtemps qu’Aristote nous a prévenus : ‘Il faut distinguer en effet selon l’être le blanc et son sujet, sans que cela nous oblige à poser en dehors de l’objet blanc rien de séparé, car ce n’est pas comme choses séparées, mais selon l’être que le blanc et son sujet sont différents. Mais cela Parménide ne l’avait pas encore vu [2]’.

4) Nature du troisième principe, le sujet. Première approche

« Ce sujet il faudra donc le considérer très attentivement. Ce n’est pas seulement le support immobile sur lequel s’appuie et par-dessus lequel se passe le phénomène fuyant du devenir. C’est bien plutôt un principe qui s’y engage, si l’on peut dire personnellement ».

Trois notes successives, de plus en plus profondes, en cernent l’essence :

a) Première note

« Notons en premier lieu que, passant de l’un à l’autre, il ne s’oppose à aucun des contraires : être un homme ne s’objecte de soi ni à la pauvreté, ni à la richesse, ni à l’ignorance, ni au savoir. Et puis, ce n’est que dans ce sujet un, capable de l’un et de l’autre, que les contraires peuvent exercer leur opposition. Sans lui, chacun d’eux volant en l’air de son côté, que pourrait-il contre son adversaire ? C’est une vue pénétrante d’Anaxagore d’avoir serré ensemble tous les contraires dans la profondeur de leur commun sujet. Pour que leur opposition ne soit pas purement spécieuse et oisive, ils réclament un même gîte. Là-dessus Anaxagore, Platon, Aristote, Hegel et d’autres sont d’accord. C’est sur la manière d’entendre ce gîte qu’ils diffèrent ».

b) Deuxième note

« Secondement, considérons ce sujet non plus dans son ouverture aux contraires, mais en tant qu’il est actuellement en train de devenir ».

Là se pose une difficulté : « Il est clair que ne devient riche que celui qui ne l’est pas encore. C’est-à-dire que l’on ne peut attribuer de devenir à un sujet sans lui attribuer du même coup de privation de la forme acquise au terme du procès. Et alors la question se pose : de quelle manière, en quelle unité et profondeur cette privation tient-elle à son sujet ? »

Vient une première réponse : « Arithmétiquement, individuellement, existentiellement parlant le sujet et la privation, étroitement unis, font ensemble une concrète réalité : Jules et la pauvreté cela fait ce pauvre. Pourtant, nous savons bien que ce n’est pas la pauvreté qui devient riche mais Jules. C’est-à-dire que cet être présente, en son unité de sujet arithmétiquement un, deux aspects distincts tombant sous deux notions inconfuses : d’un côté, c’est un homme, et, d’autre part, il manque du nécessaire ».

Mais la réponse doit faire appel à une précision : « Mais il faut aller plus loin en nous rappelant d’abord une distinction. Des qualifications, des aspects différents peuvent relever de la constitution foncière, de l’essence d’un même sujet. Ainsi l’homme est un bipède raisonnant, politique, capable de rire. Autant d’attributs qui lui appartiennent par soi et qui ne peuvent pas lui être ôtés sans le détruire. Et puis il y a d’autres qualifications qui ne tiennent pas à l’essence, par exemple, pour l’homme d’être assis, chauve ou béat. Autant d’attributions qui peuvent apparaître sans que l’on cesse pour cela d’être un homme. De tels attributs appartiennent au sujet par accident. Eh bien ! c’est une très sérieuse question que celle-ci : la privation requise par le devenir s’y trouve-t-elle par soi ou par accident ?

« La réponse n’est pas simple. Nous savons que la privation intervient par soi, par définition dans le devenir : il lui est essentiel que le sujet qui devient soit privé de ce qu’il deviendra. Allons-nous en conclure comme Hegel que la privation appartienne par soi au sujet lui-même ? C’est impossible, puisqu’il ne cesse de s’en défaire au fur et à mesure qu’il revêt la forme où il tend. Jusqu’à nouvel ordre, s’enrichir c’est sortir de misère. Écrivons donc très lisiblement ceci : la privation appartient au sujet par accident. Et aussi regardons bien : une rose, l’Aurige de Delphes, une belle voûte, un beau vers, l’avant d’un navire, nous proposent une matière si pleinement accomplie dans sa forme qu’on dirait la privation totalement outrepassée, définitivement oubliée du sujet qui la subissait. Voilà peut-être la négation de la négation ». (p. 418-419)

c) Troisième note

« Mais, troisièmement, nous n’avons pas encore atteint dans le sujet le principal, le meilleur, le plus profond ».

Et c’est cette troisième caractéristique qui va faire maintenant l’objet d’une approche approfondie.

5) Nature du troisième principe, le sujet. Approche approfondie

a) Exposé inductif

« À Anaxagore qui pensait que n’importe quoi vient de n’importe quoi, suffit-il d’opposer que tout devenir se fait à partir d’une privation déterminée ? Il suffirait alors de manquer d’une forme pour être à même de l’acquérir. Mais un poisson peut-il apprendre à causer ? Il ne semble pas fait pour. On ne fait pas une scie avec de la laine. Le Médoc ne donnera jamais de Bourgogne. Les variations Goldberg ne se tirent ni du violon ni de la trompette, mais de l’âme nombreuse du clavecin. Inutile de poursuivre l’induction. Ajoutons seulement quelque chose de très banal à ce que nous avons déjà vu : le devenir suppose la privation d’une forme mais dans un sujet, dans une matière susceptibles de cette forme. Et c’est principalement en ce sens qu’on ne fait pas n’importe quoi de n’importe quoi. La nature, l’art, la vie ne cessent de noies rappeler cette nécessaire et préalable proportion, cette intérieure ordonnance du sujet à la détermination, de la matière à la forme, de l’instrument à son effet, de la puissance à l’acte ». (p. 419)

b) Confirmations littéraires

« Virgile, dès le commencement des Géorgiques, marque l’importance impérieuse de cette innéité laquelle inspire à la fois la nature et la poésie :

 

‘Ici les moissons réussissent mieux ; là ces sont les raisins ; ailleurs ce sont les arbres fruitiers et les prairies naturelles qui verdoient. Ne vois-tu pas comme le Tmolus nous envoie le safran parfumé ; l’Inde, l’ivoire ; les Sabéens efféminés, leur encens, tandis que les Chalybes nous fournissent le fer ; le Pont, la nauséabonde huile de castor ; l’Epire, les cavales lauréates aux courses de l’Elide ? Telles sont les lois et les conditions immuables que la nature a imposées à des lieux déterminés [3]…’

 

« Après Virgile, un brin de Proust : ‘Longtemps je me suis couché de bonne heure [4]…’

« Cette phrase, la première, n’énonce pas simplement un fait préliminaire auquel les autres viendront un à un s’ajouter. Pas davantage elle n’enveloppe implicite et préconçu le projet que déroulera toute la suite. Non : elle fait juste sentir la teneur, la modulation, l’intimité, le mystère d’une matière encore indécise et diffuse, mais d’entrée toute consonante à l’œuvre, à la vie qui en seront progressivement formées ». (p. 419-420)

c) Exposé systématique

1’) Principe métaphysique

Jacques de Monléon énonce d’abord le principe d’ordre métaphysique : « Maintenant, si dépassant l’expérience commune, les poètes et la philosophie de la nature (en fait, il serait plus précis de dire la démarche inductive sous-tendant la philosophie de la nature), nous essayons de découvrir la raison dernière de cette ordonnance, c’est sans doute en nous acheminant du côté de l’esse que nous la trouverons. Il s’agit, bien entendu, de l’esse en sa teneur, sa pointe, son aigrette, son alcyonienne culminance de perfection, d’acte ultime. Nous ne parlons pas de cette existence qui ne serait rien de plus qu’une adjonction extérieure et facticielle, le pur état de fait d’un être jeté là. L’esse, si contingent (en, en ce sens, extrinsèque) qu’il soit, ne pose un être, ne l’accomplit dans l’actualité de l’existence qu’en le prenant du dedans, qu’en répondant à une convenance, à une attente intérieure. L’esse ne peut parfaire que s’il est pris à cœur. Et s’il a senti le besoin d’instituer la matière, le sujet et autres pareilles trouvailles, ce n’est pas simplement pour être mis dedans ou ajouté dehors, mais pour y nouer des rapports plus hauts et plus intimes sans lesquels l’être n’aurait aucun sens. C’est pourquoi, entre nous soit dit, la pratique exclusive de l’analyse et de la synthèse ne peut que fermer à l’esprit l’ordre profond de la nature et de l’être. Aussi bien, peut-on dire généralement qu’à l’exemple et dans le sillage de l’esse, aucune perfection ne perfectionne un sujet par simple intra ou juxta-position, mais toujours en réponse à une convenance, à une coaptation, à une analogie intérieures ».

2’) Application physique

Vient l’application à notre question de philosophie de la nature : « Quant au devenir, s’il trouve dans son sujet, même un principe et un principe par soi, c’est en raison de cette ordonnance. S’il est vraiment un procès, c’est-à-dire s’il procède réellement de ce sujet, c’est en raison de cette ordonnance. C’est bien de la pierre ou du bronze que la sculpture est tirée. Un beau vers sort des entrailles de la langue comme Aphrodite naît de la mer. Comme la vie, de quelques ingrédients physiques et chimiques tire tant de formes et tant de mouvements. Et voilà l’aspect, le rôle merveilleux du devenir : faire sortir d’un être des formes, des actes, des achèvements en quoi sa réalité, sa vie profondes viennent s’accomplir.

« Précisons que cette ordonnance qui fait la plus profonde intimité du sujet en tant que sujet, ne peut pas se confondre avec une force, un dynamisme tel, par exemple, que celui que Leibniz mettait au fin fond des choses. Et cela pour la raison très simple qu’une force, une causalité efficiente n’ont pas en elles-mêmes leur propre raison : elles émergent nécessairement d’un ordre plus profond ». (p. 420)

d) Difficulté de cette notion

« Cette ordonnance de la matière à la forme, du sujet à la détermination, de la puissance à l’acte, il a fallu un long effort de la philosophie pour la découvrir et la situer. De fait si l’expérience ne cesse de nous la faire sentir, la raison, de son côté, semble avoir du mal à en accepter l’intériorité un peu mystérieuse : intériorité qui contrarie d’autres aspects du devenir, aspects beaucoup plus catégoriques, extérieurs et clairs. Et ces aspects, ce sont d’une part ce qu’il y a d’actuel, d’autre part ce qu’il y a de privation dans le mouvement. Pour bien le voir revenons un instant en arrière, du côté des anciens. Les présocratiques ne sont pas arrivés à concevoir la matière jusqu’au bout parce que voyant bien qu’elle ne peut existentiellement se séparer de la forme, ils ne pensaient pas pouvoir l’en distinguer réellement. Comme, beaucoup plus tard, Nicolas de Cuse ou Leibniz penseront qu’il n’est pas de puissance qui, de soi, n’implique un acte. Platon, pour sa part, se jette à l’extrême opposé et pour mieux distinguer la matière de la forme, il intègre la privation de celle-ci dans l’essence même de celle-là : la matière est par définition défaut de forme. Forme en acte d’une part, privation d’autre part, tels sont donc les deux facteurs qui cernent le sujet de si près et avec une détermination si forte que son ordonnance intérieure risque de s’évanouir sous cette double concurrence. Car ce qui est en acte, en tant qu’il est en acte n’est pas ordonné à un acte ultérieur. Et ce qui, par essence, comporte privation d’un acte ou d’une forme ne saurait non plus s’y voir intérieurement référé ». (p. 420-421)

e) Conséquence : différence entre les conceptions aristotélicienne et galiléenne du mouvement

1’) Problème

« Peut-être maintenant pouvons-nous essayer de venir rôder autour d’une question qu’il ne semble pas que l’on ait encore suffisamment approchée. En quoi consiste vraiment la différence entre la conception aristotélicienne et la conception moderne, disons galiléenne ou cartésienne du mouvement ? Un de ceux qui se sont le plus sérieusement attaqués à ce problème, A. Koyré, parle d’une géométrisation du mouvement. Il dit aussi que de processus qu’il était pour Aristote le mouvement est désormais considéré comme un état. Tout cela, appuyé sur une information et sur un souci de profondeur également admirables, est fort bien dit [5]. Mais qu’est-ce, au fond, que cela veut dire? Remettons-nous donc sous les yeux la définition d’Aristote : le mouvement est l’acte d’un être en puissance, en tant qu’il est en puissance. On voudrait déterminer exactement par où, en quoi cette définition est inintelligible pour Descartes, impensable en bon français ». (p. 421)

2’) Réponse première

« Peut-être la chose n’est-elle pas si malaisée sinon à comprendre tout à fait, du moins à repérer. Dans la conception nouvelle ne regarde-t-on pas le mobile en un point de son parcours sans plus considérer qu’il y est en puissance à un parcours, à un terme ultérieurs ? Le mouvement d’un mobile s’analyse désormais en tous les points localisables de l’espace et du temps où ce mobile se trouvera en acte. Le fait qu’étant en acte en A il y est simultanément en puissance en B est laissé de côté. Dès lors la continuation du mouvement s’établira tout entière sur la base de la conservation, de la permanence, de la pure et simple identité du mouvement avec lui-même : il tend de soi, non plus à un terme, mais à demeurer ce qu’il est en acte. Et il est clair qu’une chose qui séjourne dans sa propre identité ne tend pas à autre chose qu’elle-même. Autrement dit, de la formule : acte d’un être en puissance en tant qu’il est en puissance, la clause terminale, en tant qu’il est en puissance, est maintenant répudiée. Or, cette clause, vitale, médullaire pour Aristote exprime précisément l’ordonnance du sujet en mouvement à la forme, à l’acte, au terme où va son mouvement. Cela ôté, la définition aristotélicienne devient en effet tout à fait obscure et contradictoire. Nous pouvons en croire Descartes :

 

‘Donc si on dit que le mouvement est l’acte d’un être en puissance, en tant qu’il est en puissance, on comprend que le mouvement est l’acte d’un être qui n’est pas en acte, en tant qu’il n’est pas en acte : ce qui soit est une contradiction apparente soit inclut beaucoup d’obscurité [6]’ » (p. 421-422).

3’) Réponse approfondie

La raison de fond de la différence entre les deux conceptions est la suivante : « C’est vrai : l’ordonnance de la matière à la forme, de la puissance à l’acte s’enveloppe d’un certain clair-obscur insupportable à l’intelligibilité mathématique et donc, pour Descartes, littéralement impensable. L’ordonnance de la puissance à l’acte n’a, mathématiquement parlant, aucun sens pour la raison qu’en mathématique il n’y a pas d’être en puissance au sens propre du mot. Et il n’y a pas de puissance parce que la fonction distinctive de la quantité est de prévenir la confusion des parties dans un tout, simplement en les situant les unes hors des autres. Sur la ligne A C divisée en B, la partie orientale et la partie occidentale ne sont ni en puissance ni en acte l’une à l’égard de l’autre : elles sont tout uniment extraposées ». (p. 422)

4’) Nouvelle difficulté

Il pourrait se lever ici une difficulté : « Il y a bien dans l’ordre mathématique quelque chose qui ressemble à la puissance. Ainsi une quantité peut être élevée à tel ou tel degré en la multipliant par elle-même. 4 = 2 x 2 est la seconde ou deuxième puissance de 2 ».

5’) Réponse

« Seulement, l’on ne parle ici de puissance que par métaphore. Il y a dans le gland inclination réelle à devenir chêne. Tandis que rien n’incline intérieurement le nombre 2 à se transformer en 4 ou en 16. Cette élévation à telle ou telle puissance est le résultat d’une manipulation tout externe opérée par la raison sur les parvis de la pure extériorité quantitative. Le seul appui réel de la puissance mathématique est le pouvoir de l’esprit de répéter indéfiniment une quantité. Comme il a le réel pouvoir de la diviser sans fin. Dans l’ordre du grand et du petit l’esprit ne reste jamais court [7].

« Seulement cette puissance active et constructive qui lui appartient, la raison tend à la projeter dans les choses. Dans les choses, c’est-à-dire d’abord dans les objets spécifiquement mathématiques : ainsi c’est au polygone lui-même que l’on attribuera la tendance à rejoindre le cercle par la multiplication indéfinie de ses côtés. Dans les choses, cela veut dire aussi dans la réalité proprement physique. Alors la puissance par métaphore de l’ordre métaphysique : l’ordonnance réelle de la matière à la forme, de la puissance à l’acte. Nicolas de Cuse a donné de cette projection dans la réalité de la puissance mathématique de l’esprit une des formules les plus profondes, les plus engageantes : celle en somme qui a été universellement suivie dans la révolution et le succès scientifiques de l’âge moderne; celle dont Leibniz a été l’un des plus subtils promoteurs ». (p. 422)

6) La relation entre les trois principes du devenir

Nous l’avons déjà vu en traitant de la deuxième caractéristique du sujet : sujet et forme sont principes par soi du devenir, alors que la privation est principe par accident. Maintenant, Jacques de Monléon en tire deux types de conséquences lumineuses sur la conception erronée de la relation des principes du devenir entre eux. La première, en creux, est une critique de Hegel, les secondes, en plein, concernent l’anthropologie philosophique.

a) La conception hégélienne du devenir

1’) Exposé

« Une autre manière de suspendre dans le sujet l’ordonnance de la puissance à l’acte, c’est de lui attribuer la privation à titre non pas accidentel mais essentiel. Comment serait-il encore ordonné à une forme sil est de son essence même d’en être privé ? Dans l’étude d’Alain sur Hegel prenons cette phrase : ‘L’être absolu est exactement l’être auquel ne convient aucun attribut, ni le repos, ni le mouvement, ni la grandeur, ni la forme. Cet être ne peut rien être ; il est le non-être [8]’. Il y a un air de ressemblance entre cette conception hégélienne de l’être et la définition aristotélicienne de la matière : ‘J’appelle matière ce qui n’est par soi, ni existence déterminée, ni d’une certaine quantité, ni d’aucune autre des catégories par lesquelles l’Être est déterminé [9]’.

2’) Évaluation critique

Voici d’abord la convergence : « Dans les deux cas, il est fait appel à la négation de toute détermination. Mettons tout à fait de côté la question de savoir si vraiment l’être se laisse ainsi dessaisir. Comparons seulement l’effet de la négation dans l’une et l’autre formule ». (p. 423)

Approfondissons maintenant les différences : « Il y a un abîme entre dire : a) ‘cette chose n’est de soi ni telle ni telle’ (ce qui est l’énoncé aristotélicien de la matière) – et dire : b) ‘cette chose est de soi non telle et non telle’ (ce qui est l’énoncé hégélien de l’être absolu). La clause ‘par soi’ étant maintenue, en faisant glisser la négation du verbe sur le prédicat, mine de rien, on change tout. Dans le premier cas (a), on n’ôte pas du sujet la capacité de recevoir des détermination qu’il ne possède pas par lui-même. C’est précisément ce qu’Aristote dit de la matière. Au contraire dans le second cas (b) : insérée dans l’essence même du sujet la négation en cautérise la potentialité. C’est bien ce que dit Alain de l’être hégélien : Cet être ne peut rien être.

« Dans le devenir, dans l’être, dans la dialectique de Hegel l’ordonnance intérieure du sujet à la détermination semble partout supplantée par la référence de la négation à ce qu’elle supprime. La négation, de principe par accident qu’elle était pour Aristote, est devenue principe par soi. Et cela , dirait-on, pour satisfaire à l’exigence du rationnel. En effet, l’ordonnance de la matière à la forme est affectée d’indétermination. Une même matière est indifféremment apte à des formes différentes :

 

‘Un bloc de marbre était si beau

Qu’un statuaire en fit l’emplette,

Qu’en fera, dit-il, mon ciseau :

Sera-t-il dieu, table ou cuvette [10] ?’

 

« Au contraire, nous le savons déjà, la référence de la négation ou de la privation à ce qu’elles suppriment est strictement déterminée : la cécité est uniquement relative à la vue. Il y a là une connexion plus rigoureuse que celle de la matière à la forme. Serait-ce alors une exigence du rationnel, une revendication de l’identité du rationnel et du réel qui conduirait à cette intégration du négatif dans le fond de l’être ? » (p. 423-424)

b) Conséquences en philosophie de l’homme

Jacques de Monléon tire deux conséquences elles aussi critiques en anthropologie philosophique contemporaine : l’une sur le transitus de la privation comme principe par accident à la privation comme principe par soi ; l’autre sur le sujet lui-même du devenir qu’est la liberté humaine, en l’occurrence, sa séparation de l’autre principe par soi, la forme dont elle est en puissance.

1’) Passage du principe par accident au principe par soi 

 « À propos de la privation, Aristote souligne deux choses : d’une part l’unité numérique, d’autre part la dualité formelle qu’elle fait avec son sujet. Voici ce malade. Mais ce malade c’est d’une part cet homme et de l’autre une absence de santé. Ce discernement formel est le fait de l’intelligence qui juge en fonction de l’être intelligible. Maintenant, au plan du vécu, l’homme ressent si vivement tout ce qui tient de la privation, de la faute, de la souffrance ; dans l’unité numérique dont parle Aristote, il les éprouve de façon si vive, qu’il est porté à y voir autant d’incisions lacérant son être jusqu’au fond. C’est ainsi que pour Luther le péché corrompt l’homme jusque dans sa nature. Pascal veut nous faire sentir une misère radicale. Marx voit dans le prolétariat ‘la perte totale de l’homme’. Kafka hante à tâtons une nuit sans issue. Becket montre un homme qui n’a plus rien à dire parce que foncièrement il n’est plus rien. Dans tous ces exemples, la privation est coulée dans le fond, dans l’essence même de l’homme, son sujet : elle devient un principe par soi. Position inévitable dès que l’on substitue sans réserve la conscience du vécu au discernement de l’être ». (p. 424)

2’) L’absolutisation du sujet qu’est la liberté humaine

« Remontons à présent de l’abîme de la nuit vers les cimes rayonnantes de la conscience et de la liberté ».

a’) Exposé

« Le doute hyperbolisé par le Malin Génie instaure une pensée à laquelle aucun objet ne pourrait plus imposer sa propre détermination ; une pensée enfin affranchie de la domination étrangère de l’autre en tant qu’autre. Dans la voie ainsi ouverte se développera toute une conception, toute une histoire de la liberté. Elles commencent chez Descartes lui-même à propos de l’indépendance de la volonté divine à l’égard des vérités éternelles. Par la suite on voit apparaître une volonté radicalement et souverainement indifférente, insensible à tout bien en position de réalité objective, de réalité extérieure à la volonté elle-même. Pour instaurer cette volonté, il suffira d’appliquer une procédure dont l’usage est assez répandu : la procédure que Descartes, par le doute, applique à la pensée ; celle qu’il reprend ensuite avec le morceau de cire ; celle que Hegel, à son tour, appliquera à la notion d’être. Cette procédure consiste à porter un sujet, d’une indépendance relative à telles ou telles déterminations particulières, à une indépendance universelle, radicale, absolue. Ainsi du fait que la volonté fait preuve d’indifférence, d’indépendance, de liberté à l’égard de tous les objets partiels, de tous les biens limités, on porte cette indifférence à la limite. C’est-à-dire qu’on affranchit la volonté de toute ordonnance native au bien sous la raison objective de bien.

 

‘Le vouloir proprement dit ou faculté supérieure d’appétition […] est pure indéterminité du Je qui, comme telle, ne comporte aucune limitation et n’a aucun contenu que la nature mette immédiatement à sa disposition, et elle est, en elle-même, indifférente à toute déterminité [11]…’

 

« Cette indifférence absolue sans laquelle le Je ne serait ni libre ni égal à lui-même est fondée sur une négativité essentielle, ‘l’homme étant, comme le dira Sartre, cette négation pure’. La volonté s’en trouve complètement transformée. Elle ne peut s’établir dans ce régime de foncière indifférence qu’en renonçant, en face du bien, au régime de l’attirance. Comme a fait la matière, sa cousine, elle abdique son titre d’appétit, sa qualité de principe intérieur ordonné au bien. Pour elle-même, elle répudie l’amour. Déliée de ce côté, elle peut alors se verser tout entière du côté de l’efficience. Là, elle devient un absolu ne dépendant plus que de lui-même et capable de se déployer, de se réaliser, selon des options diverses, dans toutes les lignes de création. Négativité et créativité radicales vont de pair.

« Ainsi du côté du monde physique, c’est la considération de l’actuel qui intercepte l’ordonnance du sujet à la détermination, de la matière à la forme, de la puissance à l’acte. Du côté de la volonté et de l’esprit, cette interception est le fait d’une négativité consubstantialisé au sujet ». (p. 424-425)

b’) Confirmation

« N’est-ce pas dans la volonté, dans sa liberté que le sujet se pose en tant que lui-même, qu’il agit par lui-même ? Et la première condition pour être authentiquement soi-même, pour agir par soi-même, c’est de ne pas être sou la dépendance, sous la détermination d’autre chose que soi. C’est en se disjoignant, en s’abstrayant de tout ce qui n’est pas lui, en revenant réflexivement sur soi que le moi prend conscience de son indéfectible identité avec lui-même.

« Au contraire, une ordonnance qui tourne intérieurement le sujet vers un au-delà le dépossède de soi au milieu de lui-même. C’est le cheval de Troie. C’est l’autre, l’étranger installant sa domination au centre de la citadelle. C’est l’expropriation du sujet dans son jardin le plus secret. Et voilà bien, en effet, le problème du sujet ». (p. 425)

c’) Évaluation critique

 « Pour nous orienter vers ce problème, rappelons-nous d’abord que de même que la physique, en faisant appel à la puissance par métaphore de l’ordre mathématique, montre qu’elle ne peut se passer totalement de l’être en puissance (on sait combien W. Heisenberg a insisté là-dessus [12]) ; de même les partisans résolus de la subjectivité et de la négativité les plus radicales ne condamnent pas le sujet à séjourner en lui-même. Ils veulent au contraire qu’il se dépasse vers l’objet, vers le monde, etc. Ce n’est que dans ce double mouvement et vers soi et vers l’autre que le sujet se réalise vraiment. S’il y a une chose que Hegel a obstinément recherchée, c’est bien cette réconciliation de l’intériorité et du dépassement :

 

‘L’être est le concept qui n’est qu’auprès de lui-même, ses déterminations sont des étants, dans leur différence des alia les uns-en-face-des-autres, et leur détermination ultérieure la forme du dialectique) est un acte qui consiste à passer dans un aliud. Cette détermination progressive est à la fois un acte par lequel le concept qui est auprès de lui-même se situe hors-de-lui-même et de la sorte se déploie, et, en même temps, l’acte par lequel l’être va-en-lui-même, s’approfondit en lui-même [13]’ ». (p. 425-426)

c) Conclusion

C’est par là que Jacques de Monléon finit cet article si riche d’intuitions. Est-ce un hasard s’il conclut en confrontant les deux grands géants de la pensée en général et de la philosophie de la nature en particulier que sont Aristote et Hegel ?

« Seulement Hegel qui sent toute la profondeur du problème nous en donne-t-il vraiment la solution ? Ne lui manque-t-il pas d’avoir suffisamment dégagé, entre la détermination et la négation, le sujet, le sujet comme être en puissance, le sujet dans son ordre intérieur à un acte ultérieur ? Il nous faudra donc dépasser Hegel dans ce difficile problème, dans ce mystère du sujet… Mais, et si c’était justement en son ordonnance à l’être, à l’acte, au bien que le sujet se trouvait remis, livré, confié à lui-même ? Peut-être alors serait-il bon de nous remettre en chemin sur la voie que nous ouvrent ce simples mots de Plotin : ‘C’est la nature du Bien et d’être en lui-même le désirable et de donner aux autres de dépendre d’eux-mêmes [14]’ ». (p. 426)

Pascal Ide

[1] Cf. Jacques de Monléon, « Notes autour du 1er livre des Physiques », Revue Thomiste, 73 (1973) n° 4, p. 415-428.

[2] Aristote, Physiques, L. I, ch. 3, 186 a 28, éd. et trad. Henri Carteron, coll. des Université de France, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 33. Trad. légèrement différente.

[3] Virgile, Géorgiques, L. I, v. 54-61. Il existe une traduction en ligne, site consulté le 11 octobre 2024 : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/georg/georgi.html

[4] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. I. Du côté de chez Swann, éd. Jean-Yves Tadié, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, tome 1, 1987, p. 3. C’est la première phrase.

[5] Cf. notamment Alexandre Koyré, Études galiléennes. I. À l’aube de la science classique. II. La loi de la chute des corps. Descartes et Galilée. III. Galilée et la loi d’inertie, Paris, Hermann, 1940 ; Id., Études newtoniennes, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, NRF-Gallimard, 1968.

[6] « …adeo ut, cum quis dicit motum esse actum entis in potentia quatenus in potentia, intelligatur motum esse actum entis, quod non est in actu, quatenus non est in actu : quod aut apparentem contradictionem aut saltem multum obscuritatis includit » (René Descartes, Lettre à Boswell, in Correspondance, dans Œuvres, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Le Cerf, tome IV, 1901, p. 697-698. Traduction personnelle).

[7] Cf. Aristote, Physiques, L. III, ch. 4, 203 b 23 s, p. 97.

[8] Alain, Idées. Introduction à la philosophie. Platon, Descartes, Hegel, Comte, coll. « 10/18 », Paris, UGE, 1964, p. 224.

[9] Aristote, Métaphysique, L. Z, ch. 3, 1029 a 20-21, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21970, 2 vol., tome 1, p. 354.

[10] Jean de La Fontaine, « Le statuaire et la statue de Jupiter », Fables, Livre IX, fable 6.

[11] Georg-Wilhelm Friedrich Hegel, Propédeutique philosophique, Premiers cours, Introduction, § 6, trad. Maurice de Gandillac, coll. « Arguments », Paris, Minuit, 1963, p. 17.

[12] Cf. Werner Heisenberg, Physique et philosophie. La science moderne en révolution, trad. Jacqueline Hadamard, Paris, Albin Michel, 1961.

[13] Georg-Wilhelm Friedrich Hegel, Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques, § 84. Cf. la traduction différente de Jean Gibelin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1952, p. 76.

[14] Plotin, Ennéades, VI, viii, 7. Cf. Id., Traité 39. Sur le volontaire et sur la volonté de l’Un, vii, 3-5, trad. Laurent Lavaud, dans Traités 38-41, coll. « GF » n° 1316, Paris, Flammarion, 2007, p. 214.

22.10.2024
 

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