Les critères du don en retour. Une interprétation insuffisante de Bourdieu

Rappelons que les anthropologues distinguent le don et le contre-don. Le premier correspond à celui qui prend l’iniative du don et le second, celui qui y répond. Par exemple, votre voisin vous invite (c’est un don) et vous répondez à son invitation (c’est là le contre-don). Le sociologue français Pierre Bourdieu différencie doublement don et contre-don

 

« On observe en effet, en toute société, que, sous peine de constituer une offense, le contre-don doit être différé et différent, la restitution, la restitution immédiate d’un objet exactement identique équivalant de toute évidence à un refus (i.e. à la restitution de l’objet) […]. S’il faut introduire dans le modèle la double différence, et tout particulièrement le délai […], c’est que le fonctionnement de l’échange de dons suppose la méconnaissance de la vérité du ‘mécanisme’ objectif de l’échange, celle-là même que la restitution immédiate dévoile brutalement : l’intervalle de temps qui sépare le don et le contre-don est ce qui permet de percevoir comme irréversible une structure d’échange toujours menacée d’apparaître et de s’apparaître comme réversible, c’est-à-dire à la foi obligée et intéressée. ‘Le trop grand empressement que l’on a de s’acquitter d’une obligation, dit La Rochefoucauld, est une espèce d’ingratitude’ [1] ».

 

Selon un heureux calembour, Bourdieu dit du contre-don qu’il est « différé et différent ». Autrement dit, il se notifie par son délai (ne pas rendre tout de suite) et sa différence, c’est-à-dire son altérité (rendre autre chose). Reprenons notre exemple. Si vous répondiez à l’invitation de votre voisin en l’invitant dès le lendemain et en lui servant le même dîner, il se sentirait offensé.

Ces deux critères sont décisifs, d’autant qu’ils se distinguent selon le double axe : le premier, synchronique, qui est l’altérité, et diachronique, du délai.

La raison de ce double critère est en partie indiquée. Le don se distingue foncièrement de l’échange économique, en ce que le premier relève de la gratuité et le second de la justice. Or, celle-ci est mesurée par l’égalité et celle-là par l’excès, c’est-à-dire l’absence de mesure. Mais l’effacement du temps et de la différence rend les dons interchangeables, voire, asymptotiquement, les identifie. Par conséquent, il les assimile à un échange. Donc, inversement, l’introduction de la double distinction, synchronique et diachronique, restitue le don.

Toutefois la convergence entre l’interprétation bourdieusienne et la nôtre s’arrête là. Notons en passant, car c’est là un trait plus général, qui est devenu une des clés de tout un courant sociologique : la double lecture, apparente et réelle, du fait social. La première est commune à ceux qui, immergés dans les processus sociaux, les subissent avec naïveté, la seconde est propre au sociologue qui, à l’instar du psychanalyste, dispose d’un savoir intiatique sur les mécanismes échappant aux intéressés et lui permettant d’accéder à leurs prétendues motivations : ici, le voisin qui rend l’invitation s’imagine ingénument poser un acte libre et gratuit, alors qu’il est manipulé par un mécanisme social plus profond, celui du contre-don aussi obligé qu’intéressé… Indépendamment de la question posée par la pertinence et la vérité d’une telle interprétation, observons cum grano salis, la contradiction performative d’un prétendu expert qui dénonce l’orgueil de l’ego maître de ses actions en adoptant la position supérieure, donc superbe, du surplomb…

Considérons plutôt l’analyse du processus de contre-don. D’abord, mais ce point est de détail, il n’est pas assuré que le délai prime sur la différence. Inviter vos voisins dès le lendemain apparaîtra précipité, mais pourra aussi se donner à voir comme le signe d’un zèle prometteur d’amitié – il y a des passions amicales comme il y a des coups de foudre amoureux, chacun naissant d’une affinité profonde autant que partagé. En revanche, offrir le même repas en miroir, même après un délai, relève au mieux de la rivalité, au pire de la goujaterie. Là, les œufs brouillés (pour peu qu’ils aient été au menu !) présage immédiatement d’une relation brouillée.

Ensuite, ce que Bourdieu appelle contre-don, nous l’appelons don en retour. Au-delà de ce qui pourrait apparaître comme une simple convention de vocabulaire, se dissimule toute la différence entre les perspectives sociologique et anthropologique, d’une part (du moins en perspective maussienne, puis bourdieusienne), philosophique, d’autre part. On le sait pour l’auteur de L’essai sur le don, celui-ci n’est ni libre ni gratuit. Cela est encore plus vrai pour le sociologue qui ajoute à cette double destitution une déconstruction : le mécanisme (que l’on ne saurait appeler dynamisme) du don échappe aux agents et doit son efficacité à cette dissimulation même. Il en est de même pour Bourdieu qui affirme la « structure d’échange […] obligée », c’est-à-dire contrainte, donc contraire à la liberté (pôle efficient), « et intéressée », c’est-à-dire égocentrée, donc contraire à la gratuité (pôle final). Tout au contraire, pour nous, la dynamique du don est régie par l’autodétermination autant que par le désintéressement – ce que la génialité du terme gratuit cueille en un seul signifiant. D’ailleurs, la citation de La Rochefoucauld ici convoquée tendrait à confirmer notre perspective. En effet, le moraliste du Grand Siècle diagnostique avec finesse dans l’empressement un signe d’ingratitude ; or, la reconnaissance se fonde non sur la dette, mais sur le don.

Enfin, Bourdieu assigne comme raison à cette double particularité du contre-don une autre raison : l’irréversibilité. Nous touchons derechef le soupçon qui caractérise son approche sociologique. Repartons, en effet, du couple fondateur : échange-don. La logique économique de l’échange est celle du do ut des, donc de l’égalité et de l’équivalence. Or, ces dernières sont réversibles : restituer l’objet se fait sans perte. En revanche, la logique du don est celle de l’initiative. Or, celle-ci est à jamais asymétrique, excès sans raison, donc irréversibilité. Ainsi, en réduisant le don à un échange, l’effacement de la différence et du délai menace le contre-don de réversibilité. Ici, le sociologue pousse plus loin la déconstruction que son compatriote anthropologue : il rapproche dangereusement le don de l’échange. Alors que Mauss a toujours maintenu la déhiscence entre les deux, Bourdieu semble dire que leur hiatus ne tient qu’à ce double facteur, temps et altérité, qu’un simple déplacement de curseur pourrait gommer. Cet escamotage ne tient-il pas à sa méthode structuraliste que rappelle l’expression « structure d’échange » ? Le formalisme, en effet, survalorise la cause formelle vis-à-vis notamment des causes matérielle, efficiente et finale. Or, la différence entre don et échange réside avant tout dans l’intention des agents et s’incarne ensuite dans un contenu, donc une matière. Ajoutons que ce formalisme caractéristique du structuralisme, que l’on retrouve aussi chez Lévi-Strauss, relève de l’abstraction mathématique qui est indifférente à la matière et aux sujets, alors que sociologie et anthropologie n’accèdent à l’universel que par l’abstraction physique qui honore la réalité sensible. Le développement qui va suivre introduira une autre critique.

Il reste à rendre compte de cette double distinction, délai et altérité, dans la perspective du don gratuit. Ainsi que nous le savons, la dynamique quaternaire, englobante car interpersonnelle, du don (donation, réception, donation en retour – sur laquelle nous sommes ici centrés – et réception en retour) doit nécessairement s’enrichir de la dynamique ternaire, circonscrite car centrée sur le seul sujet (réception, appropriation, donation). Or, la dynamique ternaire ajoute à la dynamique quaternaire l’intériorité. Et, en recevant le don à l’intime de lui, le bénéficiaire non seulement accueille plus que le don, à savoir le donateur, mais se laisse toucher et transformer. Mais un tel processus prend un temps qui, si variable soit-il, n’est jamais négligeable : à l’instant bachelardien de la surprise réceptive succède nécessairement la durée bergsonienne de ce que nous ne craignons pas d’appeler la métamorphose qui est rencontre interpersonnelle, voire épousailles secrètes, mais endogène, du bienfaiteur aimant et du bénéficiaire aimé. Voilà pourquoi la différence entre proto-don du donateur et deutéro-don du bénéficiaire s’inscrit dans une rythmique temporelle, c’est-à-dire un délai.

Par ailleurs, cette transformation suscite, par le biais de la gratitude (justement nommée par Bourdieu-La Rochefoucauld, même si elle est injustement interprétée), un nouvel élan de liberté en acte de donner. Or, nous avons vu avec Lequier plus qu’avec Kant, que la liberté dative est surgissement au plus près de l’acte créateur. Quand bien même l’autodétermination du receveur est appelée par celle du donateur, son acte est origine dans l’origine. Voilà pourquoi d’autre part, la distinction entre le don-iniative et le don en retour se caractérise par une différence, mieux, par une réelle nouveauté. Ce que l’on pourrait traduire dans les catégories tout aussi amatives de l’ontophanie : l’inédit du libre jaillissement, donc du fond de l’esprit, ne peut pas ne pas se révéler dans une manifestation elle-même créatrice.

Pascal Ide

[1] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, coll. « Points », Paris, Seuil, 1972, p. 339. Souligné dans le texte.

5.6.2023
 

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