Souvent, l’on réduit la transformation eucharistique à la conversion des espèces du pain et du vin dans le Corps et le Sang du Christ. Même si la transsubstantiation est centrale (et beaucoup plus qu’on ne le croit, ainsi que nous le verrons), la métamorphose effectuée par l’acte eucharistique est beaucoup plus riche. Dans l’intervention finale (la Lectio magistralis) au premier Congrès eucharistique de Bénévent, en Italie (25 mai-2 juin), le 2 juin 2002, sur le thème « Eucharistie, communion et solidarité », le cardinal Joseph Ratzinger propose, en conclusion, une relecture très dense et passionnante de « l’Eucharistie comme sacrement des transformations » [1]. Recueillons-la (1), avant de la commenter à la lumière du don (2).
1) Exposé
Le cardinal Ratzinger se pose la question toute simple : « Le Seigneur, qui aurait pu transformer les pierres en pain, qui pouvait faire naître des pierres des fils d’Abraham, voulut transformer le pain en un corps, son corps. Mais cela est-il possible ? Et comment cela peut-il se produire ? » Cette question est légitime. En effet, d’abord, le pouvoir, ces paroles paraissent difficilement croyables. L’Évangile n’en témoigne-t-il pas lui aussi ? Telle fut en effet la question posée par les auditeurs de Jésus à la Synagogue de Capharnaüm (Jn 6).
Ensuite, car cette transformation pose difficulté. Le cardinal Ratzinger présuppose-t-il implicitement les difficultés actuelles à comprendre la transsubstantiation, trop indépendante du contexte biblique, trop séparée du reste de la vie du Christ, trop statique, trop « substantialiste » ?
Pour clarifier cette difficile question, Joseph Ratzinger se fonde sur le texte du Canon Romain et, partant de là, distingue cinq types différents de transformation, au centre desquelles se trouve ce que l’on appelle la transsubstantiation.
Le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi fait appel à un principe d’herméneutique aussi simple que décisif : le point de départ doit être la parole du Christ : « Il est à présent important de faire bien attention à ce que le Seigneur a vraiment dit ». Or, que dit le Christ au moment de l’Institution de l’Eucharistie ? Non pas seulement : « Ceci est mon corps », « Ceci est mon sang » ; mais il dit : « Ceci est mon corps livré pour vous », « Ceci est mon sang versé pour vous ». Or, livrer son corps et verser son sang, c’est se donner, se communiquer. Donc, le point de départ, c’est le don de tout l’être du Christ.
- Mais que veut dire « être donné » ? A nouveau, retournons aux Écritures et faisons appel à un autre principe herméneutique : le Christ est parole non pas seulement par ses verba, mais aussi par ses acta. Or, que voyons-nous ? La donation de soi n’est pas statique, elle n’est pas posée sans antécédent. Elle naît d’autre qu’elle et même de ce qui lui est opposée, à savoir la violence des hommes. Elle est la réponse de Dieu à la souffrance infligée par l’homme. En effet, le corps de Jésus est donné à cause de la violence : d’abord à Gethsémani, puis lors de la flagellation, lors de la crucifixion et jusqu’après la mort, lorsque son côté est transpercé. À chaque fois, nous voyons que le corps est livré et le sang est versé par violence : en ce sens, Jésus ne veut pas la souffrance et la mort, il les subit. Mais ce vécu n’épuise pas la manière dont Jésus vit les violences qui lui sont imposées de l’extérieur. En même temps, de l’intérieur, il vit chacune de ces violences comme occasion d’aimer, de se donner : en effet, le Christ veut racheter les hommes ; et il le fait en se livrant, en se donnant par amour. Cela vient de ce que « l’amour est plus fort que la mort ». Par conséquent, le Christ transforme l’acte de violence des hommes en un acte de donation en faveur des hommes. « Il n’oppose pas la violence à la violence, comme il aurait pu le faire, mais il met fin à la violence, en la transformant en amour. L’acte de tuer […] est transformé en amour […]. Telle est la transformation fondamentale, sur laquelle se fonde tout le reste. C’est la véritable transformation dont le monde a besoin et qui seule peut racheter le monde ». On en trouve une confirmation chez le martyre qui est imitation du Christ ; or, celui-ci est aussi transformation de la violence du bourreau en une auto-effusion par amour. C’est ainsi que Paul dit de ce que Joseph Ratzinger appelle son « martyre éminent » : « Mon sang même doit se répandre en libation sur le sacrifice et l’oblation de votre foi ». (Ph 2,17)
- Cette transformation de la violence en amour ouvre à une deuxième transformation : de la mort en vie, précisément, le corps mortel se transforme en corps ressuscité, en corps vivant éternellement. En effet, la Passion débouche sur la Résurrection. Saint Paul nous parle de cette transformation qui touche tous les hommes : le corps mortel devient un « esprit dispensateur de vie » (1 Co 15,45), cet esprit ne congédiant nullement la matière, mais l’assumant. Or, continue le cardinal Ratzinger, par la Résurrection, le corps ressuscité ne reçoit pas seulement la vie, mais devient capable de communication et la première est celle de la vie. C’est ce que laisse entendre la parole de saint Paul qui vient d’être citée : le corps est ainsi transformé « que le fait d’être corps et de se donner ne s’excluent plus, mais sont impliqués l’un dans l’autre ». Et cela est vrai tout particulièrement du Christ : le nouvel Adam ets celui qui dispense la vie. « Le ressuscité est donation, est un esprit qui donne la vie et qui, comme tel, est communicable, ou plutôt, communication ». (souligné dans le texte)
- Dès lors, la transsubstantiation devient possible et compréhensible : le pain et le vin peuvent se transformer dans le corps et le sang du Christ. Ici, le développement de Joseph Ratzinger se fait encore plus dense. En effet, nous venons de voir que « l’acte de donation n’est pas une partie de lui, mais lui-même ». Dans sa Passion et plus encore dans sa Résurrection, Jésus apparaît comme celui qui se communique, se donne. Or, dans l’acte eucharistique, Jésus apparaît comme le corps qui se livre et le sang qui est versé. Donc, l’Eucharistie s’inscrit dans le prolongement de la Passion. Mais Ratzinger évoque, comme en passant, une autre dimension : le pain et le vin transformé sont d’abord des dons de la création et sont ensuite le fruit d’une transformation humaine. Il n’ajoute pas qu’ils sont comme un don de l’homme, un don fait par l’homme pour l’homme. Pourrait-on le dire ? En tout cas, la transformation de la transsubstantiation prend son sens comme expression sacramentelle des deux précédentes transformations : violence en amour, mort en vie éternelle (qui donne la vie).
- Mais cette transformation des saintes espèces dans le Corps et le Sang du Christ ne trouve pas sa fin en elle-même. Elle est orientée vers une autre transformation : « L’objectif de l’Eucharistie est la transformation de ceux qui la reçoivent dans l’authentique communion avec sa transformation ». Les Saintes espèces ne sont transsubstantiées que pour que le cœur de l’homme soit transformé. En effet, quelle est la finalité de la communion reçue ? Notre communion (verticale) avec Dieu, mais aussi la communion (horizontale) de tous les hommes entre eux. En termes évangéliques : que nous devenions un seul pain avec Jésus, un seul corps qui est son Église (terme que ne prononce pas le cardinal Ratzinger). Or, l’état actuel des fidèles du Christ est malheureusement celui d’une absence d’unité. Donc, l’Eucharistie opère une nouvelle transformation : que les fidèles du Christ passent de la dispersion à l’unité d’un seul corps : « L’objectif est donc l’unité, la paix que nous, qui sommes des individus séparés, qui vivons les uns aux côtés des autres, ou les uns contre les autres, nous devenions avec le Christ et en lui, un organisme de donation, pour vivre en vue de la résurrection et du nouveau monde ».
- Enfin, cette transformation est appelée à se prolonger en une transformation plus large : la cinquième et dernière transformation est que « à travers nous, les transformés, devenus un seul corps, un seul esprit qui donne la vie, toute la création doit être transformée ». Autrement dit, que l’Église s’élargisse au monde, à toute la création. Or, il n’est que trop clair que le monde est habité par la violence et la haine. Donc, l’ultime transformation qui est aussi l’objectif définitif de la création divine, est que le monde d’aujourd’hui devienne la « nouvelle cité, « la nouvelle Jérusalem » où Dieu est tout en tous (1 Co 15,28).
2) Relecture à partir du don
Ainsi donc la violence se transforme en amour de donation, la donation dans le Corps et le Sang du Christ, ceux-ci dans le Corps de l’Église.
Il n’est pas difficile de retrouver derrière la logique des cinq transformations celle des trois moments du don. La relecture que propose Ratzinger permet d’écarter la critique de statisme et de substantialisme doublement.
D’abord, la transsubstantiation apparaît comme le moment central mais un des moments d’un processus de transformation bordé en amont et en aval. Précisément, la transformation du pain et du vin dans le Corps et le Sang du Christ (3) ne se comprend que venant de deux transformations (1 et 2) et finalisée par deux autres transformations (4 et 5). Or, telle est la dynamique des trois dons, d’autant que les Saintes espèces constituent comme une stabilisation.
Ensuite, Ratzinger souligne que la logique de fond présidant à cette concaténation des transformations est une logique de la donation, autrement dit de la communication.
Le cardinal Ratzinger retrouve en partie la doctrine de la triple instance (sacramentum tantum, res et sacramentum, res tantum), mais en l’articulant dynamiquement et en l’insérant dans une logique de la transformation et de la donation, enfin, peut-être surtout, en enracinant la seconde instance dans la Passion et la Résurrection du Christ. En revanche, l’exposé de Ratzinger n’intègre pas suffisamment le sacramentum tantum dont on a vu qu’il ne fait que l’évoquer en passant. Je me demande si une meilleure prise en compte permettrait d’intégrer le cosmos dont Ratzinger ne parle que dans la cinquième transformation ; or, la violence dont parle la première transformation vaut aussi pour le cosmos depuis la chute des anges. Ici aussi, par le biais de l’activité transformatrice de l’homme en vue du bien de l’autre homme, le travail trouve sa pleine signification : achever, parfaire la nature pour qu’elle devienne le jardin de l’homme où le Créateur aime retrouver sa créature et s’y promener.
On pourrait se demander si ce texte très, presque trop dense, distingue assez clairement les deux logiques : celle de la transformation et celle de la donation, celle-ci étant la source de celle-là. Mais Ratzinger nous rappelle à très juste titre que la donation a pour finalité la transformation. En termes philosophiques : l’apparition de la nouveauté, donc le changement. Et le changement le plus important est intérieur. En effet, le donateur ne se donne au bénéficiaire que pour le changer ; mais un changement n’est digne de ce nom que s’il surgit du cœur du récepteur (d’où d’ailleurs le paradoxe : le changement extérieur doit devenir intérieur). Mais ce changement ne se vérifie et surtout ne s’incarne qu’en devenant à son tour source de changement pour les autres. Autrement dit, le don pour moi devient alors un don pour autrui.
Pascal Ide
[1] Cardinal Joseph Ratzinger, « Eucharistie, communion et solidarité », Lectio magistralis du premier Congrès eucharistique de Bénévent, en Italie (25 mai-2 juin), le 2 juin 2002, texte dans ORf, n° 29, 16 juillet 2002, p. 8 et 9 et n° 30, 23 juillet 2002, p. 9 et 10. Le texte de la conclusion dont il est ici question se trouve à la page 10.