L’enseignement universitaire de la philosophie en France à la veille de 1968. De l’importance d’une conscience historique

Je systématise ici un exposé oral (en partie improvisé) du Père Sales à la session de rentrée du corps professoral du Studium de Paris dans les années 1990.

1) Jusqu’en 1965

L’enseignement se faisait sur mode autoritaire : les cours étaient dictés, les programmes étaient très stricts. Nous étions en présence d’un univers très stable, aux cadres admis par tous.

a) Le programme dans le secondaire

Les études dans le secondaire sont déjà un reflet de ce qui se passait dans l’Université. Voilà pourquoi elles nous intéressent. En effet, le programme se divisait en cinq matières :

– La psychologie, qui tenait une place considérable. Elle était travaillée par les questions comme celle des émotions, l’associationnisme.

– La logique, mais surtout l’épistémologie de toutes les sciences exactes et de l’histoire, ainsi que des sciences humaines.

– La morale.

– La sociologie.

– La métaphysique. Mais, traitée en fin d’année, son exposé était abrégé, sinon même négligé.

b) Le programme de l’Université à la Sorbonne

1’) En propédeutique

Dans l’année propédeutique, paradoxalement, il n’existait pas de programme stable, de sorte qu’on y faisait de tout.

2’) La licence d’enseignement

Elle est l’équivalent de l’actuelle maîtrise de philosophie.

Dans un cadre très rigide et stable, les étudiants passaient quatre certificats :

a’) La psychologie générale

Les cours étaient donnés par Jules Favez-Boutonnier (qui avait fait une thèse sur l’angoisse) et E. Levi-Valensi. Ces cours donnaient notamment une formation complète en psychopathologie (600 pages de cours dictés avec des Travaux pratiques obligatoires à Sainte-Anne) et une formation très pratique en psychologie expérimentale où on apprenait par exemple à construire des courbes de Gauss, etc. A noter que deux certificats étaient communs aux étudiants de psychologie et de sociologie. On distinguait déjà philosophie et sciences humaines.

b’) La morale et la sociologie

Le cours de morale était assuré par Vladimir Jankélévitch, avec comme assistants Jean-François Lyotard et Jacques Derrida.

Le cours de sociologie était assuré par Raymond Aron et Georges Gurvitch ; les assistants étaient Roland Passeron et Pierre Bourdieu.

Les disciplines associées creusaient un grand écart.

c’) La logique

Le cours consistait en un manuel de logique formelle à apprendre par cœur.

Le cours de philosophie générale était assuré par Paul Ricœur. En fait, il passa un an entier sur Freud : son cours est devenu son gros livre, De l’interprétation (1965).

Il y avait aussi un cours de linguistique générale.

d’) L’histoire de la philosophie

Les professeurs s’appelaient Ferdinand Alquié, Henri Gouyer, Jean Guitton.

Sous-jacente à cette étude systématique, s’exprimait une conception esthétique de l’histoire de la philosophie habitée par la conviction que les systèmes philosophiques sont comme de belles constructions.

On étudiait cinq grands auteurs : Platon, Plotin, Descartes, Spinoza et Kant. Les étudiants préparaient deux textes : en langue latine et en langue vivante (par exemple en anglais pour un texte de Berkeley).

3’) Le DES (le diplôme d’études supérieures)

Ici, il n’y avait plus de cours ; mais les étudiants préparaient un mémoire sur un sujet ou un auteur.

Il n’existait pas la double filière agrégation et doctorat.

c) Principes latents et internes de corruption

Mais cette structure était minée de l’intérieur. Trois signes :

– la présence de plus en plus massive des sciences humaines indistinctement mêlées à la philosophie. Il faut en effet se rappeler qu’à l’époque ces sciences humaines n’étaient pas distinctes.

– Certains absents du programme de licence d’enseignement sont significatifs : on ne parlait jamais d’Aristote ; Hegel fut pour la première fois au programme de l’agrégation en 1970.

– L’existence d’une sorte de philosophie parallèle, extra-universitaire : les cours de Kojève ; les romans de Sartre ou les essais de Camus. Significative est la réflexion d’Aron disant à Sartre que, s’il voulait réussir l’agrégation, il devait cesser de faire du Sartre.

2) Les événements de mai 68

a) Les faits

Ceux-ci ont touché de plein fouet la philosophie. Le bouleversement fut aussi soudain que radical.

D’une part, la structure classique de l’enseignement s’est affaissée et a, pour une part, disparu. On assista à une déconstruction, une déstructuration en profondeur de la philosophie enseignée.

D’autre part, en positif, on assista à une montée des sciences humaines qui ont remis en question la philosophie. On vit une montée en puissance de la psychanalyse, du marxisme dans sa détermination théorique et pratique, et de l’ethnologie sous sa forme structurale. Certains auteurs comme Lévi-Strauss ont joué un rôle immense, y compris dans les disciplines qui lui étaient apparemment le plus étrangères comme la philosophie grecque.

b) Les causes

Comment s’expliquer un effondrement aussi rapide ? Cette rigidité tenait à la présence de professeurs agrégés ou normaliens, fait sur le même moule. Mais cela tenait surtout à une raison fondamentale : cet enseignement très stable était habité par une volonté d’encyclopédisme, de totalisation. Et cette volonté de totalité allait à rebrousse-poil de toute la fragmentation opérée par la philosophie et les sciences humaines depuis maintenant un siècle. Progressivement, une pensée du multiple, du fragment, de la trace avait grignoté le cogito triomphant.

En fait, l’intégration très forte de l’Université cachait une immense faiblesse intérieure. En réalité, l’instance universitaire ressemblait à une construction vermoulue qui avait gardé sa forme extérieure mais rongée de l’intérieur ; une poussée assez forte avait suffi pour en montrer la fragilité et elle s’était affaissée. Autrement dit, ce n’est pas de l’extérieur que l’Université classique avait sombré, mais de l’intérieur.

Il faut ajouter un autre élément. La philosophie aurait pu éviter une crise et un bouleversement aussi radicaux. Ceux-ci n’étaient pas inéluctables et trahissaient tout de même un manque essentiel : la non-prise en compte de la dimension historique de la pensée. L’Université se vivait ex aeterno, indifférente aux changements de société. Elle a fait la douloureuse expérience de ce que l’histoire n’est pas extrinsèque mais intrinsèque à la pensée, qu’elle bouleverse le statut de la raison. Il ne s’agit pas de dire que les vérités fondamentales sont changeantes (exemple : le principe de contradiction). C’est toujours une approche superficielle de l’histoire qui conduit au relativisme. Désormais, après mai 1968, on ne peut plus oublier d’articuler la pensée et l’histoire.

3) L’après-mai 68

Aujourd’hui, les professeurs sont beaucoup plus libres d’enseigner les matières qu’ils affectionnent et pour lesquelles ils sont compétents. On sait aussi l’importance actuelle de la philosophie analytique, du formalisme linguistique devenus dominants dans certaines universités.

Pour autant, il ne faudrait pas naïvement survaloriser la pensée actuelle qui présente aussi des faiblesses incontestables : oubli de la métaphysique, subjectivité des programmes, séduction pour le nihilisme, engouement pour la philosophie anglo-saxonne avec quelques quinze ans de retard, alors que les Américains en reviennent. Surtout, désormais les sciences humaines se sont désolidarisées de la philosophie : que leur autonomie soit légitime ne signifie pas que l’indépendance le soit.

Pascal Ide

 

22.2.2022
 

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