La sagesse selon Jean d’Ormesson

Dans un ouvrage [1] rédigé en 2016 dont le titre est emprunté à un livre célèbre écrit par le grand philosophe juif Moïse Maïmonide, voici presque un millénaire, l’illustre académicien romancier aujourd’hui disparu ne fait pas qu’œuvre d’essayiste, mais œuvre de philosophe au sens étymologique du terme : il propose, avec parrhésia et ingénuité, quelques considérations sur les choses premières ou ultimes, donc un mini-traité de sagesse pour notre temps. Ce guide contemporain des égarés s’égrène en une trentaine de mini-chapitres épousant la capacité d’attention et les centres d’intérêt de ses contemporains.

Il commence de manière très grecque par l’étonnement et l’étonnement face à l’être, mon être : « Je suis là. J’existe. Vous êtes là. Vous existez. Nous sommes là. Nous existons. Ne chipotons pas. C’est un étonnement. C’est une stupeur » (p. 11) – étonnement qui, face à notre inévitable « disparition » (p. 12) peut devenir « angoisse » (p. 13), mais aussi interrogation vis-à-vis non pas tant du « secret » (p. 15) ou de « l’énigme » (p. 16) que du « mystère (p. 17).

Il se poursuit de manière très moderne par des considérations d’abord sur le monde qui naît des « nombres » (p. 19) et est connu par « la science » (p. 22). Du plus fondamental – « l’espace » (p. 24) et « la matière » (p. 27) qui vaut terre – en passant par les éléments intermédiaires – « l’air » (p. 29) et « l’eau » (p. 31) – vers le plus subtil – « la lumière » (p. 34) et « le temps » (p. 38). Et de considérations sur l’homme car l’homme « qui naît dans l’espace, échappe pourtant à l’espace » (p. 26). S’il semble d’abord s’intéresser à la gratuite contemplation de son être d’esprit – « la pensée » (p. 43) –, c’est, aiguillonné par « le mal », pour se tourner sans tarder vers l’éthique, science de l’action – « la liberté » (p. 55) – qui est toujours option entre « la vie (p. 58) et « la mort » (p. 66), mais peut-être plus encore, entre « le plaisir » (p. 68) et « le bonheur » (p. 71) qui ne va jamais sans « la joie » (p. 75). De là, il intègre diachroniquement la profondeur du passé, donc de « l’histoire » (p. 75) qui, ouvrant à l’avenir, s’inscrit dans la hauteur du « progrès » (p. 78), et synchroniquement l’élargissement de la fraternité ou du moins de « la justice » (p. 81).

Enfin, ce guide du savoir-vivre s’achève et s’élève, de manière à nouveau antique, vers les transcendantaux, « beauté » (p. 87) et « vérité » (p. 92), et de manière (au moins traditionnellement) chrétienne vers « l’amour » (p. 100) et « Dieu » (p. 109).

S’il est fils de Chateaubriand par son admiration pour le christianisme en son esthétique, sinon en son éthique (il est révélateur que manquent au rendez-vous le troisième transcendantal, « le bien », et, plus encore, ce super-transcendantal qu’est le don qui, sous la figure des « martyrs » suscitait une telle admiration chez le romantique si admiré), d’Ormesson est encore plus fils d’un autre génie du christianisme, Pascal. Du Pascal qui a si génialement distingué les trois ordres, des corps, de l’esprit et de la charité – mais en substituant, par tempérament mais aussi par choix, à l’exigence éthique et ascétique un hédonisme qui peine à rimer avec l’eudoménisme authentique. Du Pascal qui est fasciné par la science de son temps – mais en contemplant un univers moins effrayant et moins déterministe que celui du Grand Siècle, ce qui, derechef, nourrit son optimisme. Du Pascal qui a parlé de la misère de l’homme sans Dieu, ce qui, sous la plume de notre auteur, devient l’égarement d’un homme sans boussole – mais point du Pascal qui équilibre le diagnostic du remède qu’est la grandeur de l’homme avec Dieu. Du Pascal qui a parlé du Dieu des philosophes et des savants – mais en oubliant qu’il en a critiqué le déisme issu du mécanisme, pour proposer au cœur (et disposer à la raison) le Christ qui a versé à l’Agonie telle goutte de sang pour moi.

Pascal Ide

[1] Jean d’Ormesson, Guide des égarés, Paris, Gallimard et Éd. Héloïse d’Ormesson, 2016.

24.2.2022
 

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