« L’Église, c’est l’Évangile qui continue. » (3e dimanche du temps ordinaire, année C, 23 janvier 2022)

Le cardinal Charles Journet (1973) aimait raconter l’histoire suivante qu’il tenait d’un ami prêtre alors vicaire dans une grande paroisse de New York. Ce prêtre s’occupait des Afro-américains. Il avait été appelé à la prison auprès de l’un d’entre eux qui, une heure plus tard, devait être électrocuté, parce qu’il avait assassiné sa maîtresse. Il n’avait que vingt-cinq ans. Le prêtre le confessa. Après avoir reçu l’absolution, le jeune garçon lui dit : « Père, j’ai gâché toute ma vie, je n’ai rien su apprendre, je ne sais rien. Il n’y a qu’une chose que je sais faire : cirer les souliers. Permettez-moi de cirer les vôtres. » Sans attendre la réponse, il se jeta à genoux, cracha dans ses mains et se mit à frotter les souliers du prêtre. Mon ami, bouleversé, resta immobile et silencieux. Il lui vint alors cette pensée : « Mais c’est Madeleine au pied de Jésus ! C’est l’Évangile qui continue ! » Et l’auteur de la plus importante somme sur l’Église – les trois ou cinq imposants tomes de L’Église du Verbe incarné, selon la manière de compter –, le grand ami de Jacques Maritain et de Paul VI qu’il inspira lors du concile Vatican II, aimait dire que, pour lui, c’était là la plus belle définition de l’Église : « L’Église, c’est l’Évangile qui continue. » [1]

En ce dimanche où nous prions pour l’unité des chrétiens, en ce dimanche où nous entendons Saint Paul s’étonner : « notre corps ne fait qu’un, il a pourtant plusieurs membres ; et tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps » (1 Co 12,12), méditons sur cette unité singulière de l’Église. Le dernier concile emprunte à un Père de l’Église : l’Église universelle apparaît-elle comme « un peuple rassemblé dans l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint [2] ».

 

  1. « dans l’unité du Père… »

Vue de l’extérieur, l’Église est une institution comme d’autres. Certes, plus ancienne et plus étendue que toutes les autres – ce qui est riche de sens. Mais elle est un rassemblement d’hommes sous une autorité visible, une organisation avec ses dogmes, ses normes et ses rites. Mais c’est là un regard seulement extérieur. S’arrêter là, c’est comme si l’on expliquait un sourire à partir des muscles du visage sans comprendre qu’il exprime la joie ou l’amour. C’est manquer le cœur de ce qu’est l’Église.

L’Église est le grand don et le grand dessein du Père. En effet, la grande loi régissant l’univers est que tout ce qui vient de Lui retourne à Lui. Eh bien, l’Église est l’ensemble des hommes en marche vers la maison du Père : visible en ceux qui le savent ; invisible en ceux qui l’ignorent. Il faut préciser que, l’homme étant libre, cette pulsation sortie de Dieu-retour vers Dieu, est en fait une valse à trois temps : création-perdition-rédemption. L’Église, c’est l’assemblée de tous ceux qui sont miséricordiés par le Père.

Cet admirable dessein de salut peut sembler lointain, voire abstrait à certains. Surtout à une époque individualiste comme la nôtre. Le responsable du catéchuménat me disait qu’il était en train de lire les demandes des 400 personnes qui se préparent à recevoir le baptême à Pâques et combien il était bouleversé. Autant de personnes, autant de chemins. Autant d’appels (« Église », ekklesia en grec, vient du verbe « appeler ») du Père. Il y a plus de différence entre nos chemins qu’entre nos visages ! Car nous sommes chacun unique pour le cœur du Père. Dans une superbe initiative, la démarche synodale nous invitera à nous retrouver en tout petit groupe et à raconter une partie de cette histoire sainte et ainsi à mieux nous connaître.

Voici donc ce qu’est concrètement l’Église, l’ensemble des personnes qui, comme l’enfant prodigue, accourent à nouveau vers le Père pour recevoir son pardon. En fait, ce n’est pas nous qui courrons vers Lui, c’est Lui qui court à notre rencontre. Ah, mes amis ! Si nous savions avec quelle joie, le Père « riche en miséricorde » (Ép 2,4) nous étreint, nous nous précipiterions vers le confessionnal ! Oui, nous sommes parfois maladroits, nous les prêtres. Passez au-dessus de nos conseils qui tombent mal, de nos réflexions qui peuvent ressembler à des jugements ! Mettez vos hontes de côté ! Rappelez-vous. Quand l’enfant prodigue prépare en quelque sorte sa confession, il inventorie trois péchés. Eh bien, son père lui coupe la parole après l’aveu des deux premiers, afin que la culpabilité ne l’écrase pas et les noie dans son amour débordant !

 

  1. « dans l’unité du Fils… ».

Comment le Père opère-t-il cette unité ? Par son Fils. Rappelez-vous l’événement qui a décidé de la conversion de ce grand persécuteur qu’était Saul de Tarse. Il tombe à terre et entend une voix qui lui dit : « Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Ac 9,4). Il ne fait pas seulement l’expérience de la divinité du Christ ressuscité ; il fait aussi l’expérience que Jésus est un avec tous les membres de son Église, en particulier les plus faibles et les plus persécutés. Tous les plus petits. Rappelez-vous la parole du Christ lorsqu’il revient dans la gloire pour juger tous les hommes : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,41. Cf. v. 45). Toute sa vie, Saul devenu Paul a médité sur la parole qui, en le renversant, l’a converti. On pourrait dire que son existence comme sa prédication d’Apôtre des nations ne sont qu’un déploiement de cette parole fondatrice. Et nous en avons cueilli le fruit dans l’admirable méditation sur l’Église, corps du Christ, que nous avons entendue avant l’Évangile.

« M’est avis que du Christ et de l’Église, c’est tout un ! », disait sainte Jeanne d’Arc lors de son procès. Un autre baptisé, l’un de nos plus grands écrivains catholiques, à côté de Péguy, Bernanos, Claudel, développe cette intuition :

 

« Jésus – écrit Léon Bloy – est au centre de tout, il assume tout, il porte tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans le frapper, d’humilier quelqu’un sans l’humilier, de maudire ou de tuer qui que ce soit sans le maudire ou le tuer lui-même. Le plus vil de tous les goujats est forcé d’emprunter le Visage du Christ pour recevoir un soufflet, de n’importe quelle main. Autrement, la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue, dans l’intervalle des planètes, pendant les siècles des siècles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la Face qui pardonne [3] ».

 

Là encore, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Depuis que vous êtes arrivé ici, dans notre église de Saint-François-Xavier, quelles pensées ont traversé votre esprit ? Avez-vous eu une parole de jugement pour le comportement de tel ou tel de vos voisins ? Choisissez-vous tel emplacement pour éviter telle personne ? Avez-vous déjà ressenti un pincement au cœur en voyant que c’est Untel et non pas vous qui êtes choisi pour proclamer l’une des lectures, distribuer la communion, faire la quête ?

C’est étonnant comme nous sommes intérieurement tentés contre l’unité, par le jugement téméraire, donc la colère, par la fuite, donc la peur, par la comparaison, donc la jalousie ! C’est parce que le diable est, jusque dans l’étymologie de son nom, le « diviseur ». C’est parce que l’unité de l’Église est son bien le plus précieux. Avez-vous observé que c’est la première des quatre notes que nous confessons dans le Credo : « une, sainte, catholique, apostolique » ? Avez-vous noté que, juste avant sa Passion, c’est ce que Jésus demande à son Père pour nous : « Qu’ils soient un ! » (Jn 17,21) ? L’unité est le bien le plus précieux de cette Église qui est son corps, la division de la tunique sans couture, sa plus grande souffrance. Et si, tout à l’heure, au lieu de vous agacer de la manière dont la personne devant vous avance dans la file de communion, vous vous disiez : « Jésus, je me prépare à recevoir ton Corps qu’est l’Eucharistie en accueillant ce frère, ton Corps qu’est l’Église » ?

 

  1. « dans l’unité de l’Esprit-Saint… »

Mais comment vivre de cette unité donnée par le Père et le Fils ? Filons la métaphore du corps initiée par saint Paul. Le corps humain, c’est 70 organes, plus de 200 tissus divers, 100 000 molécules différentes, 100 000 milliards de cellules. Et l’on pourrait continuer : chaque cellule contient 20 milliards de protéines… Comment, malgré sa diversité et sa complexité, notre corps est-il tout un ? Notamment, parce que chacune de vos cellules est irriguée en permanence par votre sang. Or, le sang apporte l’oxygène, c’est-à-dire l’énergie dont elle a besoin. Autrement dit, le sang c’est de l’eau, du souffle (de l’air en mouvement) et du feu. Merveille !

Eh bien, ce souffle de feu qui irrigue le Corps du Christ, c’est l’Esprit-Saint. Et « l’amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5). Donc, l’énergie secrète de l’unité, c’est la charité. Avez-vous observé que, dans la prière eucharistique, l’Esprit-Saint est invoqué à deux reprises ? Une fois, avant la consécration, sur le pain et le vin afin qu’ils deviennent le corps et le sang du Christ. Une fois, après la consécration, pour que nous, frères et sœurs, nous devenions son Corps qu’est l’Église.

Derechef, comment vivre concrètement de cette unité donnée par l’Esprit ?

En aimant ceux qui nous entourent. Et puisque saint Paul dit que « la charité est patiente et rend service » (1 Co 13,4), en rendant service et en étant patient.

En priant aussi pour cette unité, unité de l’Église, unité de notre pays aussi. Que je me réjouis de cette belle initiative qui ne cesse de croître partout en France « la France prie » ! Mercredi dernier, nous étions une petite trentaine à prier sur le parvis de notre église à dire le chapelet. Que l’intercession de Marie qui n’a jamais contristé l’Esprit-Saint est puissante !

En offrant enfin. L’Esprit-Saint assure l’unité mystérieuse, invisible de l’Église que l’on appelle la communion des Saints. Sainte Thérèse de Lisieux allait bientôt mourir d’une tuberculose généralisée, à l’époque incurable. Une infirmière lui avait conseillé de faire tous les jours une petite promenade d’un quart d’heure dans le jardin. Sa sœur Agnès la rencontre marchant péniblement et pour ainsi dire à bout de forces : « Vous feriez bien mieux, lui dit-elle, de vous reposer, cette promenade ne peut vous faire aucun bien dans de pareilles conditions ; vous vous épuisez et c’est tout. – C’est vrai, répond la sainte carmélite, mais savez-vous ce qui me donne des forces ? Eh bien, je marche pour un missionnaire. Je pense que là bas, bien loin, l’un d’eux est peut-être épuisé dans ses courses apostoliques, et, pour diminuer ses fatigues, j’offre les miennes au bon Dieu. ».

 

« L’Église, c’est l’Évangile qui continue. » Elle est « un peuple rassemblé dans l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint ». Vivons de cette unité donnée par le Père en étant réconcilé par Lui, de cette unité donnée par le Fils, en le reconnaissant en chacun de nos frères, de cette unité donnée par l’Esprit-Saint en vivant de la charité brûlante pour nos proches et les plus lointains, pour l’Église et pour sa fille aînée.

Pascal Ide

[1] Cf. Charles Journet, « L’Église ou l’Évangile qui continue », Nova et Vetera, 79 (janviers-mars 2004), p. 13-24 ; l’histoire est racontée au terme, p. 23-24.

[2] S. Cyprien, Sur le Notre Père, n. 23 : PL 4, 553. Cité par Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, 21 novembre 1964, n. 4.

[3] Léon Bloy, le 3 décembre 1894, cité par Michel Sales, Le corps de l’Église. Études sur l’Église une, sainte, catholique et apostolique, Paris, Communio-Fayard, 1989, p. 254.

23.1.2022
 

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