L’effet de cadrage ou le besoin de totalité

On appelle biais de cadrage ou framing le biais cognitif dû à la présentation du problème décisionnel [1]. Il a été établi pour la première fois par les deux compères Kahneman et Tversky dans un article de Science cité presque 27 000 fois [2]. C’est en dire l’originalité et l’importance.

1) Quelques faits

a) Dans la vie courante

Pensons au quart de finale de la Coupe du monde de rugby 2023 entre la France et l’Afrique du Sud qui s’est disputé le dimanche 15 octobre dernier. Nous pouvons dire : « L’Afrique du Sud a gagné » ; « la France a perdu ». Le contenu informationnel est équivalent. Pourtant, le vécu est totalement différent, car il suscite un imaginaire totalement opposé : joyeux dans le premier cas, triste dans le second.

b) Le montant des impôts

Passons à l’enquête scientifique. L’expérience d’effet de cadrage que Kahneman préfère est antérieur à l’article clé de Science [3]. Dans un premier temps, Thomas Schelling demande à ses étudiants de la Kennedy School de Harvard : « Le montant de la réduction d’impôt pour enfant à charge devrait-il être plus élevé pour les riches que pour les pauvres ? » La réponse spontanée est négative : favoriser un riche vis-à-vis d’un pauvre en réduisant ses impôts n’est pas acceptable. Dans un second temps, l’économiste américain demande aux participants : « Les pauvres sans enfants devraient-ils payer la même majoration que les riches sans enfants ? » De nouveau, la réponse est négative.

Or, Schelling montre que ces deux réponses sont contradictoires. En effet, dans le premier cas, le code des impôts part du principe arbitraire que le cas par défaut est celui d’une famille sans enfant ; il réduit donc le montant des impôts du montant de la réduction à laquelle chaque enfant donne droit. Autrement dit, la différence entre l’impôt dû par un foyer sans enfants et par une famille de deux enfants est présentée comme une réduction d’impôt. Or, dans la seconde question, cette différence est présentée comme une augmentation. Ainsi, la réponse qui aurait dû être différente a été influencée par le cadre, à savoir que, dans le doute, il faut favoriser les pauvres – outre le fait que cette règle morale implicite que l’étudiant fait jouer conduit à des réponses contradictoires.

c) L’expérience clé

Si cette expérience vous paraît insuffisamment claire et sa conséquence éthique trop sceptique, ce ne sera plus le cas des enquêtes, toujours limpides, qui foisonnent dans l’article princeps de 1981, où Tversky et Kahneman établissent la notion de biais de cadrage. Ils ont notamment proposé l’expérience suivante à des étudiants. Ceux-ci sont répartis en deux groupes. À tous, il est expliqué qu’une épidémie s’est déclenchée dans leur pays, et il leur est demandé quelle politique leur semble la plus raisonnable. Au premier groupe de participants, on leur donne de choisir entre sauver 200 personnes sur 600 à coup sûr et une chance sur trois de sauver les 600 personnes. Au deuxième groupe, on demande de choisir entre laisser 400 personnes mourir ou avoir deux chances sur trois de voir 600 personnes mourir. Bien évidemment, il est précieux de se poser la question :

 

« Vous êtes à la tête de la direction générale de la santé et vos services vous informent qu’une nouvelle maladie est sur le point d’apparaître en France et risque de tuer environ 600 personnes. Deux plans pour lutter contre l’épidémie vous sont soumis : si le plan A est adopté, 200 personnes seront sauvées. si le plan B est adopté, il y a 33 % de probabilité que 600 personnes soient sauvées, et 66 % de probabilité que personne ne le soit. Quel plan choisirez-vous [4] ? »

 

Les résultats montrent des différences considérables : la solution sans risque, c’est-à-dire sauver 200 personnes sur 600 à coup sûr, est choisie par 72 % des sujets dans le premier groupe et seulement 22 % dans le second groupe. Une différence du simple au triple !

Or, l’espérance mathématique est la même dans les quatre cas. Autrement dit, les deux solutions sont équivalentes. Pourtant, la décision diffère considérablement. Puisque la divergence affecte la choix mais formulation, il y a donc effet de cadrage.

d) En médecine

Même les experts sont sensibles à la présentation. C’est ce qu’établit une expérience classique réalisée par Amos Tversky et ses collègues à la Harvard Medical School dans le même article de Science. Si l’on dit à un médecin d’une intervention que, après celle-ci, « 90 % des personnes sont encore vivantes », ils la recommandent plus volontiers que si on lui affirme : « 10 % des personnes sont décédées ». Pourtant, l’information est strictement identique.

e) Confirmation en neurosciences

Cette influence du cadre a été confirmée en neuroéconomie (oui, cette discipline existe depuis quelques décennies !), en l’occurrence par neuro-imagerie, grâce à une équipe de neurologues de l’University College de Londres [5].

Dans une première étape, les expérimentateurs demandent d’abord aux participants (qui étaient 20) d’imaginer qu’ils ont reçu une somme d’argent, en l’occurrence 50 livres sterling. Dans une seconde étape, ils les prient de choisir sur une roue de la chance entre un résultat certain et un pari. Précisément, dans ce deuxième cadre, si la route s’arrête sur une case blanche, ils reçoivent (toujours en pensée) la somme de 50 livres en totalité ; si elle s’arrête sur une case noire, ils ne reçoivent rien de plus. Par ailleurs, la valeur attendue du pari était un gain de 20 livres, et le résultat certain est aussi de 20 livres. Ainsi donc, les participants se retrouvent dans deux cas de figure : dans un premier cas, ils gardent 20 livres sur les 50 ; dans le second, ils perdent 30 livres sur les même 50. Or, dans le cadre « garder », les participants choisissaient davantage le résultat certain, alors que dans le cadre « perdre », ils optaient plus pour le pari, donc pour l’aléatoire.

Or, un calcul élémentaire montre que garder 20 livres et perdre 30 livres sur 50 aboutit à la même somme, à savoir 20 livres. Donc, la différence de comportement, très radicale, vient de l’effet de cadrage.

Mais l’expérience a introduit deux nouveaux résultats. Tout d’abord, elle a réparti les participants selon leurs résultats. Les personnes expérimentées ont adopté des comportements différents que l’on a mesuré par ce que les auteurs ont appelé un « indice de rationalité ». En l’occurrence, certaines ont changé de choix selon le cadre, alors que d’autres ne l’ont pas modifié. Or, le changement dépend du cadre, donc du biais qui blesse l’intelligence. Par conséquent, ceux qui changent ont un comportement plus biaisé ou blessé que les autres.

Ensuite, on a enregistré l’activité cérébrale des participants lors de leur choix. L’on sait que l’excitation des zones de l’encéphale correspondent à des actions différentes. En l’occurrence, l’on a pu individualiser trois situations :

  1. Chez les personnes dont le comportement était influencé par le cadre (le Système 1), le complexe amygdalien était activé. Comment s’en étonner ? Celui-ci est mis en jeu par l’émotion. Or, nous le dirons, le biais provient souvent d’une blessure de la raison par l’émotion.
  2. Chez les personnes qui se refusent au comportement spontané (le Système 2), sans pour autant savoir ce qu’elles vont décider, on observe une excitation du cortex cingulaire antérieur. Là encore, cela s’explique. Ces participants sont en conflit intérieur et suspendent leur attitude naturelle. Or, c’est notre liberté qui suspend ainsi la nature et cette zone du cerveau commande la maîtrise de soi.
  3. Enfin, chez les participants les moins sensibles aux effets de cadrage et donc à un comportement rationnel, d’autres zones du cortex préfrontal étaient stimulées. Or, elles correspondent à l’association émotion-raisonnement nécessaires à la prise de décision.

Sommes-nous en présence de marqueurs cérébraux des deux Systèmes, 1 et 2, c’est-à-dire des fonctionnements, blessé et sain, de notre psychisme ?

2) Quelques conséquences

Les conséquences de ce biais sont d’importance variable.

a) Un faible surcoût inattendu

Soit l’histoire suivante :

 

« Une femme a acheté deux billets de théâtre coûtant 80 euros chacun. Une fois arrivée au théâtre, elle sort son portefeuille et constate que les billets n’y sont plus. Va-t-elle acheter deux billets supplémentaires pour voir la pièce ? »

 

Les participants à qui l’on pose la question réponde en général par la négative : ayant perdu les billets, la femme rentre chez elle sans voir la pièce.

Soit l’histoire un peu différente :

 

« Une femme se rend au théâtre avec l’intention d’acheter deux billets coûtant 80 euros chacun. Une fois arrivée au théâtre, elle sort son portefeuille et constate avec sonternation que les 160 euros avec lesquels elle comptait régler son achat n’y sont plus. Elle pourrait utiliser sa carte de crédit. Va-t-elle acheter les deux billets ? »

 

Ici, les sujets répondent majoritairement par l’affirmative. Pourtant, dans les deux cas, il s’agit du même coût. Par conséquent, le cadre de la dépense suffit à faire croire que celle-ci est différente [6].

b) Un surcoût considérable, voire politique

Dans l’exemple précédent, l’enjeu est mince, ainsi que nous le reverrons d’ailleurs. Tel n’est plus le cas dans l’exemple décrit par les deux psychologues américains Richard Larrick et Jack Soll sur l’illusion des miles (soit 1,6 km) par gallon (soit 3,78 litres) [7]. Nous savons que la consommation d’essence est un des principaux coûts d’exploitation. Soit deux propriétaires qui cherchent à faire des économies et, pour cela, changent de voiture.

 

« Adam passe d’un véhicule particulièrement gourmand en essence qui est mesure de parcourir 12 miles par gallon, à un autre légèrement moins gourmand qui peut en faire 14.

« Beth, soucieuse du respect de l’environnement, passe d’une voiture qui parcourt 30 miles par gallon à une autre qui peut en parcourir 40 ».

 

Si les deux conducteurs parcourent la même distance chaque année, qui économise le plus de carburant en changeant de véhicule ? Un rapide calcul invite à répondre Beth. Elle est, en effet, passée de 30 à 40, donc a réduit son miles par gallon (MPG) d’un tiers, alors qu’Adam est passé de 12 à 14, donc a réduit son MPG d’un sixième.

En fait, le juste calcul doit s’effectuer à partir de la dépense globale. Autrement dit, en fonction de tous les miles qui seront parcourus dans l’année. Soit, par exemple, 10 000 miles. La consommation d’Adam passera de 833 à 714 gallons, ce qui lui fait économiser 119 gallons. Celle de Beth, par contre, passera de 333 gallons à 250, ce qui ne lui fait gagner que 83 gallons.

Or, dans le premier cas, le calcul s’est effectué à partir des miles par gallon (le MPG), alors que dans le second cas, tout à l’opposé, il s’est fondé sur les gallons par mile (soit GPM). Si cette notation est trop éloignée de votre cadre de référence, vous pouvez la remplacer par « litres aux 100 kilomètres ».

Ainsi, non seulement il y a bien illusion liée au cadre (MPG ou GPM), mais une illusion coûteuse et beaucoup plus coûteuse pour l’acheteur de voiture. En outre, observent les auteurs de l’article, les décideurs de politique peuvent se fonder sur le critère du MPG. Donc, l’erreur de cadrage présente de véritables incidences politiques. Cass Sunstein, qui est co-auteur de l’ouvrage sur Nudge avec Richard Thaller, fut administrateur du Bureau de l’information et des affaires réglementaires lors de l’administration du président Barack Obama. Voilà pourquoi toutes les voitures neuves affichent depuis 2013 un autocollant informant sur la consommation GPM.

c) En matière de politique publique

Une campagne d’information pour l’économie d’énergie peut procéder de deux manières : 1. « Si vous faites ainsi (par exemple, si vous vous habillez plus chaudement), vous économiserez 350 euros par an » ; 2. « Si vous ne procédez pas ainsi, vous perdrez 350 euros par an ». Du fait de l’aversion à la perte dont nous parlons par ailleurs, la seconde méthode est beaucoup plus efficace. Or, dans les deux cas, le contenu informatif est identique, mais la présentation change du tout au tout. Le framing est donc à nouveau de grand impact politique.

d) La manipulation

Ajoutons que l’effet de cadrage peut être utilisé pour manipuler. Je renvoie à l’article du Monde qui en donne des exemples [8]. Les conséquences seront bénignes ou graves selon l’intention et l’enjeu de la manipulation.

3) Quelques mécanismes

a) La blessure par privation d’attention

Comme souvent, quand on présente un biais cognitif, le lecteur (ou l’auditeur) s’étonne de son efficacité, voire en doute. Ici, comment est-il possible qu’une personne ne perçoive pas l’identité de l’information ? Certes, les emballages sont autres, mais le contenu est même. Nous connaissons aussi la réponse. Le lecteur ou l’auditeur qui reçoit l’information est en mode réflexif, conscient, alors que, dans la vie, nous procédons souvent de manière irréfléchie, en pilote automatique. Dit dans les catégories de Kahneman, les décisions du quotidien sont prises avec le Système 1 et non avec le Système 2. Or, le premier est négligent et le second religieux (ces deux adjectifs étant pris au sens étymologique : est religieux, ce qui relie, ici à la conscience et à la liberté ; est nég-ligent, ce qui nie, « negare » en latin, ce lien). Donc, le biais de framing est une blessure de l’intelligence par distraction.

b) La blessure par excès d’émotion

Presque toutes les blessures de l’intelligence sont liées à une inattention. Passant du plus générique au plus spécifique, quel mécanisme est mis en jeu dans le biais de cadrage. Dans plusieurs exemples ci-dessus, il a été question de vie ou de mort, de gain ou de perte. Or, loin d’être neutres, ces événements suscitent des affects, des affects importants, et des affects opposés. L’étudiant Richard Thaler, futur prix Nobel d’économie, avait punaisé devant son bureau ces mots qui ont joué un rôle décisif sur la découverte de l’effet de cadrage : « Les coûts ne sont pas des pertes » [9]. Mais nous savons que la démesure d’un sentiment impacte notre capacité de raisonnement, voire pousse le Système 1 à réagir. Donc, les présentations différentes peuvent masquer l’identité du contenu intellectuel par la disparité de leur vécu émotionnel. Voilà on parle de « cadrage émotionnel ».

Nous l’avons vu, cette interprétation est confirmée par la neuroimagerie : autant celui qui est victime de l’illusion de cadrage est le jouet de ses émotions, autant celui qui en est affranchi joint l’émotion au raisonnement pour choisir en toute lumière. Il semble que ce soit l’exception…

c) L’aversion au risque

On peut encore préciser la nature de la blessure émotionnelle en faisant appel à ce que nous avons dit à propos du mécanisme d’aversion au risque. Dans le cas du plan de santé face à une épidémie, la première politique qui consiste à « sauver » des vies, les participants choisissent la première solution (sauver 200 personnes), car ils adoptent une attitude d’aversion au risque. En revanche, la seconde politique qui consiste à laisser « mourir » les malades, ils préfèrent avoir une chance sur trois de les sauver toutes en prenant le risque de laisser 600 personnes mourir. De même, dans le cas de l’étude ingénieuse jointe à l’examen en neuroimagerie, c’est bien l’aversion au risque qui a décidé de l’influence du cadre (qui est donc lui aussi, en dernière instance, émotionnel).

d) Des mécanismes aggravants

D’autres mécanismes peuvent aussi rentrer en ligne de compte. Ainsi dans l’histoires de la perte concernant les billets de théâtre joue un autre principe que Kahneman appelle « la compatibilité mentale et le sophisme des coûts irrécupérables [10] ». En l’occurrence, dans le premier cas, l’argent des billets relève d’un compte singulier qui est celui dévolu à la pièce. Dès lors, la personne a l’impression qu’elle paie la pièce 160 euros, ce qui lui semble exorbitant. Mais, dans le second cas, l’argent en question relève d’un compte général qui n’est pas affecté à une destination spéciale, ou du moins d’un compte particulier qui serait par exemple celui du budget loisir. Dès lors, la personne évalue la perte en fonction de son budget général et considère seulement qu’elle a perdu la petite somme de 80 euros, ce qui est minime vis-à-vis de ce budget : elle est juste un peu moins riche, ce qui ne constitue pas un obstacle à un nouvel achat.

Il s’ajoute un deuxième mécanisme. Dans le premier cadre, elle compare le présent au passé. Or, cette considération suscite le regret. En revancche, dans le second cadre, la personne n’a pas encore de billet et est donc seulement tourné vers l’avenir. Or, celui-ci est l’espace où continue à vivre le désir intact de voir la pièce. Et nous avons vu que l’aversion à la perte est un puissant moteur. Donc, la personne qui a perdu est moins encline à acheter que celle qui n’a pas l’impression d’avoir perdu.

Or, ces deux mécanismes différents viennent de polarisation sur des cadres qui sont autant d’attention focalisées. Nous sommes donc ainsi reconduits à la première blessure. Néanmoins, nous n’avons pas perdu notre temps à comprendre les délicates mécaniques mentales qui ont obscurci le jugement. On peut en tirer un remède que nous exposerons plus bas.

e) Il peut y aller de la vie

La blessure due au framing peut aller jusqu’à engager, du moins indirectement, la vie d’autrui, en l’occurrence, le don d’un organe qui pourrait sauver sa vie.

En effet, une enquête sur les pays européens montre que les dons d’organes varient considérablement d’un pays à l’autre, voire d’un pays voisin à l’autre : proche de 100 % en Autriche, il s’effondre à 12 % en Allemagne ; de 86 % en Suède, il est de seulement 4 % au Danemark [11]. Or, dans les pays à fort taux de don d’organes, les personnes sont considérées par défaut comme donneurs volontaires ; si elles ne veulent pas donner leurs organes, elles doivent signer un document et cocher une case. Tout à l’opposé, dans les pays à bas taux de don d’organes, les personnes sont considérées par défaut comme ne les donnant pas ; si elles veulent donner leurs organes, elles doivent signer un document et cocher une case. Or, nous sommes face à deux cadres différents. Donc, c’est bien ici le cadre même de la question qui décide de la réponse.

L’on pourrait toutefois ajouter que, en plus de la paresse ou de l’ignorance qui incite à cocher ou non la case, s’adjoignent des problèmes éthique (ne pas induire le soignant à précipiter la mort d’un patient pour obtenir des organes, soit refuser l’euthanasie) et politiques (ne pas déléguer trop de pouvoir à l’autorité supérieure, soit faire jouer le principe de subsidiarité).

4) Réinterprétation dans les catégories du besoin

Kahnemann présente volontiers le choix fondé sur le framing comme un acte irrationnel : « Le fait que des affirmations équivalentes d’un point de vue logique puissent susciter des réactions différentes implique qu’il est impossible pour un être humain d’être aussi rationnel qu’homo economicus [12] » ; « Nous savons que la pensée humaine n’est pas en prise sur la réalité [13] ».

Pour notre part, nous interprétons toujours les biais cognitifs en termes de rationalité, mais de rationalité différente. En l’occurrence, le cadre répond à un besoin de totalité. On peut le comprendre à partir des raisons immédiates : l’être humain évolue dans un contexte ou un environnement auquel il doit s’adapter. On peut aussi l’expliquer à partir des raisons ultimes qui sont métaphysiques : l’homme, être d’infini, reconstitue toujours, consciemment ou à son insu, le tout [14].

5) Quelques remèdes

a) L’attention

Là aussi, le mal dicte le remède. Puisque l’efficacité du framing est proportionnelle à notre inattention (Système 1), l’issue est donc notre vigilance (Système 2). Ainsi, l’élargissement du champ de conscience conduit à un choix plus rationnel. Plus concrètement, dans l’exemple des billets de théâtre, un critère de choix plus large aurait pu s’incarner dans la question suivante que la femme aurait pu se poser : « Auriez-vous acheté ces billets si vous aviez perdu une somme d’argent équivalente ? Si oui, achetez de nouveaux billets [15] ». Pour le dire autrement, en achetant un nouveau billet, elle n’aurait pas payé 160 euros chacune des deux entrées, elle aurait seulement diminué son budget de la somme modique de 160 euros. N’est-ce pas aussi un élargissement du cadre qui a conduit à passer du critère MPG à celui de GPM ?

b) La tempérance affective

De même que la distraction est la cause générique du biais, de même, l’impact émotionnel est sa cause spécifique. Or, l’intelligence émotionnelle, la mindfulness et d’autres méthodes permettent de prendre conscience de ce que l’on ressent. Elles peuvent donc aider à ne pas laisser le framing parasiter nos décisions, sans pour autant nous anesthésier ou nous insensibiliser.

c) L’attitude vis-à-vis du cadre

Les précédents obsersvations étaient générales. De manière plus spécifique, il s’agit de s’affranchir du cadre. Pour cela, il est nécessaire d’en prendre conscience, donc de revenir à la réalité, d’élargir en comparant les cadres proposés, de les modifier en les formulant de manière inversée (MPG versus GPM), voire de refuser le cadre proposé.

6) Conclusion

Se libérer du cadre de référence, c’est aller vers plus de lumière, donc affirmer la relativité d’une perspective, pour conquérir d’autre point de vue.

Osons en tirer une conclusion polémique. L’herméneutique a affirmé le caractère indépassable du cadre de référence. En absolutisant le framing, elle blesse donc l’intelligence. En s’en libérant, l’on peut donc non pas tant critiquer cette discipline fort utile qu’est l’herméneutique, mais ne pas en faire, c’est le cas de le dire, l’horizon ultime et non pas tant revenir à l’âge métaphysique (réaliste) qu’ouvrir un tournant intégratif qui serait métaphysico-herméneutique.

Pascal Ide

[1] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 34.

[2] Cf. Daniel Kahneman & Amos Tversky, « The framing of decisions and the psychology of choice », Science, 211 (1981) n° 4481, p. 453-458. Gratuitement accessible en ligne.

[3] Cf. Thomas Schelling, Choice and Consequence, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1985.

[4] Ainsi s’ouvre l’article de Gary Dagorn, « L’effet de cadrage : comment biaiser la perception d’une information », Le Monde,‎ 15 août 2023. Consulté en ligne le 25 novembre 2023.

[5] Cf. Barbara J. McNeil, Stephen G. Pauker, Harold C. Sox Jr. & Amos Tversky, « On the Elicitation of Preferences for Alternative Therapies », New England Journal of Medicine, 306 (1982, p. 1259-1262.

[6] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 573-575.

[7] Cf. Richard P. Larrick & Jack B. Soll, « The MPG illusion », Science, 320 (2008) n° 5883, p. 1593-1594.

[8] Cf. Gary Dagorn, « L’effet de cadrage… ».

[9] Cf. Richard Thaler, « Toward a positive theory of consumer choice », Journal of Economic Behavior & Organization, 1 (1980) n° 1, p. 39-60.

[10] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 574.

[11] Cf. Eric J. Johnson & Daniel Goldstein, « Do defaults save lives ? », Science, 302 (2003) n° 5649, p. 1338-1339.

[12] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 562.

[13] Ibid., p. 564.

[14] Cf. l’explication et une illustration dans Pascal Ide, « L’ontologie trinitaire des couleurs. Une relecture de la loi de complémentarité chromatique », Sophia, 14 (2022) n° 1, p. 143-160.

[15] Ibid., p. 575.

28.11.2023
 

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