Le mystère de l’anguille

Quel mystère que l’anguille [1] ! Elle ne fait pas que se faufiler entre nos mains ; elle file aussi entre les mailles de nos filets intellectuels.

Déjà, il y a vingt-quatre siècles, Aristote pensait que ce poisson lucifuge n’engendre pas, parce que l’on n’a jamais vu ses œufs. Même aujourd’hui, Éric Feunteun, l’un des cent spécialistes mondiaux de l’animal, qui a enquêté sur dans toutes les mers du monde, n’a jamais vu une copulation entre anguilles. Contons son histoire unique (1) avant d’en proposer une interprétation (2).

1) Son histoire unique

Quelles que soient les 18 espèces présentes dans toutes les mers du monde, les individus effectuent toutes des migrations impressionnantes : 6 000 km aller pour l’Europe, et celles qui abordent les côtes de l’Égypte doivent compter le double. Détaillons cette ontogenèse unique en six étapes.

a) Naissance

L’acte sexuel se produit dans les profondeurs de la mer des Sargasses, loin de tout regard, vers 300 mètres de profondeur. Voire, selon Katsumi Tsukamoto, un chercheur nippon qui a étudié les anguilles japonaises pendant trente ans, le lieu de ponte se situe dans la fosse des Mariannes, à proximité des monts sous-marins qui se trouvent à près de 11 000 mètres sous le niveau de la mer.

La femelle pond entre 1 million et 1,5 million d’œufs. Pourtant, seuls 2 ou 3 arriveront à maturité. Cet acte si généreux par lequel le parent transmet tout ce qu’il a et tout ce qu’il est à ses enfants, se paie d’un épuisement et d’une mort.

b) L’avalaison

L’avalaison, nom de la première étape, produit un premier état appelé leptocéphale, c’est-à-dire étymologiquement « petite tête ». La larve d’anguille a alors la forme d’une feuille de saule. Elle est passivement portée par les courants loin de la mer des Sargasses, sur 6 000 km.

Pas clair : elle nage à contre-courant pour rejoindre le Gulf-Stream et ainsi l’Europe. Comment s’oriente-t-elle : par les changements de pression et de température, les champs électro-magnétiques (elle possède des particules ferriques dans ses mâchoires), les modifications de la luminosité ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, l’anguille fait ainsi une longue distance entre 250 et 500 mètres, se nourrissant de flocons de neige marine. Son voyage ne dure pas moins de 3 années.

c) La civelle

Afin de passer du milieu salé qu’est l’océan Atlantique à l’eau douce des rivières continentales, le leptocéphale se métamorphose en civelle (ou pibale). C’est alors que l’anguille adopte sa forme tubulaire et serpentiforme, terminée par un long nez et de petits yeux. De fait, son olfaction extraordinaire lui permet de détecter une corps (du sucre) ou une proie qui est diluée au mille-milliardième (1012 fois).

À ce stade, beaucoup sont pêchées et servent à une cuisine raffinée. La prédation est considérable : rien qu’en France, elle correspond à 4 000 tonnes annuelles ; or, une civelle pèse 0,3 grammes ; par conséquent, les Français tuent et mangent chaque année 10 milliards de civelles.

d) La sexuation

Dans l’eau douce des rivières, l’animal jusqu’ici asexué, devient mâle ou femelle. De plus, les anguilles croissent et accumulent d’importantes réserves, en vue de leur prochain voyage pour la mer des Sargasses.

Elles demeurent ainsi entre 3 et 10 ans pour un mâle et 4 à 40 ans pour une femelle, sur une quarantaine de km de rivière.

e) Nouveau changement

En vue de leur prochain départ, l’anguille change à nouveau considérablement de forme. D’abord, afin de mieux voir les prédateurs dans la pénombre des eaux profondes, ses yeux grossissent quatre fois. Afin de leurrer leurs ennemis, sa peau s’épaissit et change de couleur, devenant très sombre sur le dos et très blanche sur le ventre. En effet, vue en surplomb (d’en haut), l’anguille se confondra avec les fonds marins (qui sont sombres) et vue d’en bas, l’anguille ne se distinguera pas du ciel (qui apparaît clair). En vue de la natation pélagique, ses nageoires pectorales s’allongent et s’acutisent. Afin d’aller plus vite, elle perd du poids (un quart) et de la longueur (un huitième) et, pour cela, elle arrête de manger, rétrécit son tube digestif, bouche son anus. Enfin, pour être plus sensible à la direction des courants et à la profondeur marine, elle doit affiner sa perception de la pression acqueuse et, pour cela, change sa ligne latérale, organe de perception.

f) La dévalaison

Le passage des eaux douces de l’Europe vers les grands fonds atlantiques de la mer des Sargasses s’appelle dévalaison.

Pas plus qu’ils ne savent exactement comment l’anguille se repère pour rejoindre le Gulf-Stream, les chercheurs ignorent ce qui déclenche le départ de l’anguille, c’est-à-dire le retour vers l’origine nourricière. Ils ont seulement observé que l’animal part les nuits de faible luminosité : les nuits sans lune. De fait, à la mer des Sargasses, l’anguille pond aussi pendant la nouvelle lune et, entre les deux, elle est sensibles aux nuages qui cachent la lune et nage dans les grandes profondeurs. Elle est donc lucifuge. De plus, sa migration est rythmée par les phases lunaires. Enfin, on a constaté que l’animal profite des crues automnales : celles-ci économisent de l’énergie en les conduisant à moindre effort vers la mer.

Les mâles partent en août et les femelles en septembre. Leur voyage dure plusieurs mois, jusqu’à une demi-année. À raison de 30 km quotidiens en moyenne, 50 km pour les plus vigoureuses.

Quant au lieu, plus l’anguille s’éloigne des côtes, plus elle descend en profondeur, jusqu’à 1 200 mètres. En fait, de nuit, elles remontent à la surface et nagent alors à 50 mètres de profondeur. En effet, l’anguille doit éviter de nombreux prédateurs : dans l’eau douce, les brochets, les truites, les poissons-chats, etc., sans parler des oiseaux comme les cormorans et les hérons ; dans la mer, les bars, les saumons, les phoques, les dauphins, les cachalots

Considérons maintenant ses trois opérations vitales. L’anguille ne se nourrit pas pendant longtemps ; mais, à une époque que l’on ignore, elle s’alimente à nouveau de crustacés, insectes, vers, petitpoissons, morts ou vivants. Pendant ce temps, son corps mûrit et lui permet ainsi d’accéder à la capacité reproductive. Cette maturation sexuelle est peut-être due aux variations de température qui sont elles-mêmes dues aux variations de profondeur.

g) Arrivée à la mer des Sargasses

Là les anguilles vont produire les myriades d’œufs dont nous avons parlé. Ainsi, pendant dix années, elle a accumulé la graisse pour effectuer ce voyage et surtout produire ses nombreux rejetons. Le don de cette vie, elle le paie de sa mort. Et, dans une ultime offrande, quand elle meurt, son cadavre ne remonte jamais à la surface, mais rejoint les fonds marins où elle constituera nourriture ou sédiments.

2) Interprétations philosophiques

Ainsi donc, ces grands migrateurs sont amphihalins (c’est-à-dire passe par des milieux aqueux présentant différents degrés de salinités), thalassotoques (c’est-à-dire se reproduisent en haute mer, donc en milieu salé) et catadromes (c’est-à-dire, après une période de croissance dans un cours d’eau douce, regagnent la mer). La complexité des mots reflètent la complexité, plus, le mystère, de cet animal unique. Comment ne suggèrerait-il pas quelque méditation sapientielle ?

a) Sens matérialiste

Pour le matérialiste Michel Onfray [2], l’anguille est la « vérité intime et profonde » de l’homme, sa métaphore : l’homme qui naît, vit et meurt pour servir le cycle de la nature. En effet, son comportement dit son extraordinaire énergie. Qui n’a vu une anguille attrapée par un pêcheur, se tordre, s’enrouler, voire se torsader, comme si la vie entrait dans une danse contre la mort ?

b) Sens spirituel

Pour moi, l’anguille symbolise de manière très suggestive la dynamique du don. D’abord, toute sa vie est orientée vers le don de soi final. Ensuite, elle donne en un admirable reditus. D’une manière unique, elle joint le don en cascade dans le don en cycle ou en boucle.

Pascal Ide

[1] Cf. Éric Feunteun, Le rêve de l’anguille. Une sentinelle en danger, coll. « Biologie Écologie », Paris, Buchet-Chastel, 2012. L’auteur, professeur d’écologie marine au Muséum national d’histoire naturelle, a enquêté sur cet animal lucifuge, dont il est l’un des cent spécialistes mondiaux, dans toutes les mers du monde.

[2] Cf. Michel Onfray, Cosmos. Une ontologie matérialiste, coll. « J’ai lu », Paris, Flammarion, 2015, chap. « Philosophie de l’anguille lucifuge », p. 203-222.

18.3.2023
 

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