Le corps humain, une leçon de sagesse politique

Longtemps, je me suis interrogé sur ce fait mystérieux : les multiples organes du corps humain exercent tous plusieurs fonctions. Pourquoi ?

D’abord, quelques exemples parmi beaucoup pour établir inductivement cette donnée. Passons les organes dont chacun sait qu’ils sont multi-fonctions comme le cerveau ou le foie (plus de 300 actions métaboliques !). Le rein est, certes, un organe dévolu à la purification de notre sang ; mais c’est aussi une glande endocrine qui produit une hormone, l’érythropoïétine qui, ainsi que son nom l’indique, favorise l’augmentation du nombre de globules rouges. D’ailleurs, l’on a montré que, même si le cortex rénal fabrique cette hormone à 90 %, l’utérus la synthétise aussi, en plus de sa fonction principale qu’est la gestation. Le cœur qui pulse le sang dans le réseau vasculaire et le distribue ainsi à toutes les cellules de l’organisme, synthétise aussi deux hormones, l’« atrial natriuretic peptide » et le « brain natriuretic peptide », qui régulent l’homéostasie hydrosodée grâce à leur propriété natriurétique. La rate, qui assure d’abord une fonction de filtration, permettant notamment de débarrasser le sang des cellules vieillies ou lésées, sert aussi de réservoir pour les plaquettes et aide à l’immunité en étant le site le plus efficace pour la phagocytose.

Ainsi donc, nul organe n’est à ce point spécialisé qu’il n’exerce aussi une autre mission. Quelle est donc la signification de ce fait massif ?

 

Répondre que c’est là un fait et seulement un fait, c’est ne pas répondre, voire s’interdire de répondre. C’est d’abord bâillonner en soi-même l’une des aspirations les plus profondes de l’intelligence, celle de savoir, plus, celle de rechercher la vérité. C’est parfois adhérer à une idéologie empiriste et au fond sceptique, selon laquelle seul le fait existe et la profondeur intelligible et mystérieuse est une illusion.

Répondre que la pluralité fonctionnelle est le produit d’une évolution aléatoire, voire qu’elle témoigne d’un certain bricolage de la création, c’est attester un mécanisme indéniable, surtout si l’on comprend que le hasard est d’abord une potentialité de rencontres. Mais en demeurer là, c’est nier la merveilleuse harmonie de notre corps et faire taire deux autres sentiments, l’émerveillement plein de reconnaissance à son égard.

Aujourd’hui, l’interprétation opinerait plutôt du côté d’une vision systémique : chaque organe est connecté aux autres organes. Si c’est encore une vérité incontestable que nous ne faisons qu’entrevoir et qui ne pourra être pleinement honorée que lorsque nous consentirons à nous mettre à l’école des visions orientales du corps et du cosmos, elle ne me semble pas tout dire et court le risque (partagé par les visions holistiques venues notamment de Chine) de manquer l’individualité et la génialité contenue dans chacun des organes.

Pour ma part, j’ai longtemps relu cette multiplicité fonctionnelle à partir de la notion aristotélicienne de causalité. Pour le philosophe grec, dont la doctrine fut systématisée par la scolastique médiévale, une cause s’exerce selon trois modalités : univoque (une cause, un effet de même espèce) ; équivoque (une cause, plusieurs effets sans communauté même générique), dont l’exemple cosmologique par excellence est le soleil ; analogue (une cause, plusieurs effets présentant une ressemblance générique). Les organes sont donc des causes non pas univoques, mais analogues, voire souvent équivoques. Cette explication réfute la vision omnicontrôlante et donc univoque du scientisme façonné par le paradigme mathématique (le monde idéel et grandement construit de la mathématique est d’autant plus univoque qu’il est formalisé). Surtout, déchiffrée à la lumière d’une métaphysique de l’amour-don, la causalité est une communication et les modalités, un élargissement progressif de cette fécondité. Ainsi, la multifonctionnalité des organes est l’inscription somatique d’une générosité interne. Comme si le corps vivant, singulièrement le corps humain – dont le Catéchisme de l’Église catholique [1] sous une inspiration inédite de saint Jean-Paul II qui tenait à cette idée, affirme que, lui aussi, avec l’âme, participe à l’image de Dieu – attestait l’image divine par cette autodonation qui est l’autre nom de l’amour qu’est Dieu (cf. 1 Jn 4,8.16).

Mais, en lisant l’ouvrage d’un médecin spécialiste de biologie moléculaire, le professeur Sablonnière, une interprétation complémentaire est montée en moi. S’il apprendra à plus d’un lecteur non soignant ou non biologiste un certain nombre d’informations, si, plus encore, il accorde toute sa place à l’organe qu’une conception trop systémique, pourrait dissoudre dans le tout du corps, il suscitera, bien davantage, une admiration qui conduira à reconnaître dans notre organisme, ainsi que le dit le titre du livre, un mystère [2]. Or, chez moi, l’admiration a été éveillée par un fait dont je n’avais pas assez vivement pris conscience : les organes n’ont pas seulement une fonction proche et propre, celle à laquelle est destinée l’organe, mais une fonction éloignée et commune, destinée à l’intégralité de l’organisme. Et c’est peut-être pour cela qu’il n’est pas rare que tel ou tel organe secrète une hormone qui le met en connexion avec tout l’organisme. Telle est donc l’une des raisons principales de cette pluralité fonctionnelle des organes : que chacun prenne soin de sa partie sans jamais oublier le tout. Disons-le en termes de dignité : chacun n’est jamais à ce point enfermé dans sa particularité qu’il ne soit appelé à s’occupé de la totalité, c’est-à-dire de l’universalité.

 

Il y va d’abord d’une leçon de physiologie humaine : notre organisme, si complexe (pas moins de 100 000 milliards de cellules !), n’est un et si vivant que parce que non seulement certains systèmes (nerveux, hormonal, immunitaire, etc.) veillent à cette unité, mais parce que chaque organe, à sa mesure et selon sa spécificité, participe aussi à cette intégration.

Il y va aussi d’une leçon de philosophie politique et, plus généralement, de convivialité, intéressant toutes nos communautés, de la famille à l’Église, en passant par les mouvements associatifs. Bien sûr, il nous faut nous garder d’un physicisme social qui plaquerait le modèle du corps vivant sur le corps social. Cette naïveté conduit à une dangerosité de taille : elle transfère le déterminisme relatif de la biologie sur l’indéterminisme essentiel des corps sociaux et conduit à nier la liberté des sujets humains. Mais appliquons également ici ce que nous avons dit de la triple modalité : appliquer purement et simplement le modèle, c’est faire de l’univocisme ; le récuser, c’est sombrer dans l’erreur opposée qu’est l’équivocisme. L’organisme vivant, en particulier l’organisme humain, est une première réalisation, analogique, de ce que devrait être ce que l’on aime appeler aujourd’hui le vivre-ensemble. Et il nous enseigne combien un corps (au hasard, un pays en pleine élection de son président !) est vivant si non seulement certains organes (au hasard, les corps d’État !) en prennent soin, mais si chaque organe, chaque cellule déborde sa propre fonction et se tourne vers la totalité du corps (au hasard, en votant ; au hasard, en permettant qu’enfin un vote blanc cesse d’être confondu avec une abstention ; au hasard, en rappelant combien le mépris d’une partie des organes ou des cellules ne peut que détruire la totalité de l’organisme).

Pascal Ide

[1] « Le corps de l’homme participe à la dignité de l’‘image de Dieu’ » (n. 364).

[2] Cf. Bernard Sablonnière, Les mystères du corps humain. Petits et grands secrets de nos organes, Paris, Odile Jacob, 2021.

21.4.2022
 

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