d) Règle iv (règle de la résistance)
Désormais, les trois règles suivantes concernent la réalisation de la finalité. En effet, nous traitons désormais du passage de l’attente à la modification. Or, celui-ci est à celle-là comme le désir à sa concrétisation, comme l’intention à l’exécution, comme la fin seulement visée à la fin incarnée. La règle iv montre les forces qui s’opposent à l’exécution ; la règle v décrit les étapes de son obtention ; la règle vi la nature de la fin, autrement dit son obtention. On peut donc considérer ces règles à nouveau sous le double angle de la chronologie et de l’ontologie.
1’) Énoncé
« La résistance au changement, c’est-à-dire la relation non modifiée, mesure l’intensité et l’ampleur de l’attente ».
2’) Démonstration
Or, face au changement, il y a trois attitudes : l’indifférence, l’attrait univoque, l’ambivalence que Roustang appelle la résistance. Nous avons refusé la première attitude qui confondrait la puissance avec une passivité indifférente (n’ayant rien à voir avec l’indifférence dont traite la première règle). Nous avons aussi écarté la seconde attitude pour son naturalisme et son déterminisme : la personne se porterait comme d’elle-même vers son terme ; en tout cas, elle minimiserait la liberté à un simple enregistrement, sans réelle participation au jaillissement ; elle est aussi erronée à cause de son abstraction : elle oublie que, dans le concret, des forces s’opposent au changement. Par conséquent, seule la troisième attitude respecte la réalité en sa complexe intégralité.
3’) Reprise dans les termes de la logique du don
Cette règle montre que le changement ne s’obtient qu’en s’arrachant à son contraire.
e) Règle v (règle de la modification)
Cette règle est la seule qui soit descriptive ; elle est en effet dénuée de toute démonstration. Son objet est de déployer la dynamique du changement, passant de l’attente à la pleine modification.
1’) Énoncé
« L’attente se répand dans le présent à partir du futur et elle s’étend aux points cardinaux des composantes de l’existence ».
2’) Étapes du déploiement
Le détail intéresse moins notre sujet ; même si la description et les conseils sont fort précieux, ils relèvent plus de l’ordre pratique. De plus, les différentes remarques ne sont pas homogènes aux développements précédents puisqu’ils font appel à d’autres notions comme l’imagination, etc.
- « Se mettre en attente sans but précis ». Cette attitude, précise Roustang, a deux raisons d’être : (a) « accentuer la force puisée dans le retrait », autrement dit se placer au plus près de la puissance, du monde possible qui a été libéré et de l’énergie qu’il contient ; or, comme on l’a vu, cette puissance n’est, par définition, pas déterminée par une effectuation, un acte qui la limiterait ; (b) « donner une forme à l’espace du futur ». Roustang invite donc de nouveau à une indifférence mais symétrique de la première règle : d’abord, elle est tournée vers l’avenir ; ensuite, elle vise une prise en main effective, active, puisque la seconde raison parle d’une forme à donner ; or, la forme est acte.
- « Imaginer la solution de la difficulté ». Déjà, dans l’énoncé de la règle, Roustang faisait appel à « l’imagination sans la projection de laquelle aucune réalisation n’est possible ». C’est dire combien l’homme est actif dans la constitution de la nouvelle configuration de sa vie.
- « Supposer le problème résolu ». Roustang ne fait pas appel aux lois de la pensée positive et créative ! Il se fonde sur sa théorie de la puissance : celle-ci, loin d’être passive, est la finalité en attente d’accomplissement. Mais cette étape peut aussi s’interpréter au nom d’une juste anthropologie de l’intention : « Ce qui est premier dans l’intention est dernier dans l’exécution », dit un axiome éthique. On ne peut atteindre la finalité qu’en la visualisant et donc en la représentant comme déjà acquise.
- « Attendre que se fasse ce qui est à faire ». Autant les étapes 2. et 3. étaient actives, autant celle-ci invite au contraire à un juste consentement à l’égard de ce que l’on ne peut pas changer. Roustang reprend ici une règle qu’il développe par ailleurs [1].
- « Faire retour, autant de fois qu’il sera nécessaire, de la modification attendue à l’attente et de l’attente au retrait ». La raison en est que l’acte de changement trouvera toute son amplitude en puisant à l’ouverture de la puissance qu’a dévoilée le retrait. Il se dessine un mouvement qui ressemble à un sablier avec un resserrement central joignant le double élargissement, celui de la potentialité et celui de l’effectivité.
Cette étape confirme aussi que les différentes règles apparaissent donc comme autant de moments : en effet, elle invite à les parcourir. Pour nous, cela signifie aussi que le sujet doit vivifier son action à l’entièreté de la dynamique du don.
Mais Roustang ajoute qu’à ce mouvement de retour doit se joindre un mouvement inverse « du retrait à l’attente, puis à la modification à partir du sensible ». Par conséquent, la modification suppose d’intégrer l’aller et le retour. Ainsi donc, les trois moments du don ne sont pas à parcourir et intégrer dans une seule direction ; cette dynamique n’est pas fléchée.
- « Le mouvement d’aller et retour est le changement accompli ». En effet, « la réalité intérieure et [la réalité] extérieure ne sont jamais stables », figées une fois pour toutes. Or, la modification est l’acceptation de cette réalité et non pas sa fuite dans le refus du changement. Or, ce « mouvement d’aller et retour » permet d’intégrer les changements. Par conséquent, l’étape 5. constitue véritablement le terme, le but de la thérapie : la fin de la plainte. En termes concrets : le changement, l’acceptation et l’adaptation de/à soi, l’autre et l’environnement.
En décrivant ici la dernière étape, Roustang anticipe ce qu’il va dire dans la dernière règle.
3’) Reprise dans les termes de la logique du don
Elle fut faite chemin faisant aux différentes étapes.
f) Règle vi (règle de la singularité)
Cette dernière règle détermine enfin la nature même du terme, ce en quoi consiste le changement dans son terminus ad quem.
1’) Énoncé
« Le changement est la transformation de l’identité en singularité, c’est-à-dire de ce que l’on ne veut pas changer en ce que l’on ne peut pas changer ».
2’) Démonstration
Celle-ci apparaît d’abord comme une tentative de définition. Certains pourraient discuter le sens donné par François Roustang aux deux termes qu’il oppose : « identité » et « singularité ». Il eût été en effet possible de choisir d’autres termes que ceux pour lesquels notre auteur a opté. Mais la question de vocabulaire importe peu. Passons du signifiant au signifié pour lever un débat stérile. En fait, si Roustang décrit clairement l’identité, il ne donne pas de description-définition claire de la singularité qui apparaît plutôt par touches et par contraste. ce que l’immuable à ce qui advient à soi
Ne limitons pas l’identité à sa note la plus évidente, abondamment soulignée par la règle v, la rigidité, et donc ne l’opposons pas purement et simplement à une singularité qui relèverait de la pure fluidité. Ce serait perdre bien des finesses du texte ; ce serait aussi oublier l’indication donnée dans la règle elle-même : la singularité ne congédie nullement « ce que l’on ne peut pas changer » mais au contraire l’accueille à côté de ce que l’on « veut changer ».
L’identité se caractérise par cinq notes : 1. les éléments fixes de la personne : « origine, son pays, son histoire, ses symptômes » ; 2. l’évidence : Roustang dit de ces éléments qui ce sont « les items dont peut se targuer un individu » ; 3. la maîtrise : ces items « sont le lieu de sa maîtrise » ; 4. la fermeture à l’autre : ces items sont aussi le lieu d’une suffisance ; or, qui dit suffisance dit fermeture à l’autre : elle découle de l’évidence sur soi et de la volonté de maîtrise de soi ; l’autre ne saurait détenir un savoir sur nous que nous ne maîtriserions pas ; 5. la conséquence capitale qu’est la rigidité : l’homme de l’identité vit un « rapport non modifié à soi, aux autres et à l’environnement ».
En regard, la singularité se notifie notamment par une non maîtrise : en effet, dans la nouvelle configuration du monde », se trouve des éléments « qu’il ne peut pas changer ».
Mais ces définitions contrastées sont vitalement articulées, de sorte qu’elles deviennent les éléments d’une démonstration qui, comme le syllogisme hégélien, épouse le mouvement non pas du seul esprit mais de la personne en son entier : au point de départ, la personne vit dans son identité, telle que définit ci-dessus ; or, nous avons aussi vu que le changement suppose ;
3’) Reprise dans les termes de la logique du don
Se trouve confirmée que la perte est constitutive du don. Il s’agit ici d’une perte affectant le don 1. Roustang dit en effet explicitement : « La perte, pour le patient, de son identité, qu’il ne veut pas changer, est nécessaire ».
4) Une relecture métaphysique
a) Une nouvelle vision de la puissance
Le thérapeute français offre aussi une vision renouvelée de la notion métaphysique (aristotélicienne) de puissance (dunamis), ce que j’appelle ailleurs « ressource » [2]. On l’a vu, Roustang n’hésite pas à parler de « puissance » ; il utilise aussi des termes du même champ lexical comme « possible », « capacité » ; il fait appel à différents mots pour désigner son contraire qu’est l’acte : « détermination », « effectuation », « expansion » ; il emploie enfin des termes voisins mais légèrement différents qui l’enrichissent : « retrait », « concentration ». En réalité, ces derniers termes sont plutôt du registre platonicien : car ils relèvent plus de l’acte enfoui, latent que de la potentialité proprement dite ; mais la réinterprétation qu’en donne Roustang permet d’ôter toute ambiguïté et surtout tout freudisme de l’actuation.
Une phrase de Proust résume admirablement l’intuition de Roustang en creux : « C’est d’ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons ; la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles [3] ». Les mots sont précis et contiennent toute une philosophie :
- Diagnostic ou symptôme : « réduit au minimum ».
- Pronostic ou conséquence (grave) : « nos facultés restent endormies ».
- Première cause : « l’habitude ».
- Seconde cause : l’absence de « besoin ».
L’importance donnée au retour vers la puissance primordiale explique le choix fait par Roustang de privilégier l’outil hypnotique. En effet, celui-ci a pour but de mettre le patient dans un état de confusion ; mais cet état n’est que le revers de la « malléabilité » ; or, la malléabilité se fonde sur un retour à la disponibilité intérieure. Un être n’est suggestible que parce qu’il est disponible. La puissance (active) du thérapeute ne fait que manifester la puissance (réceptive) du patient.
b) Une confirmation enrichissante de la dynamique du don
François Roustang confirme la dynamique ternaire du don (réception, appropriation, donation) et l’enrichit. Nous l’avons vu chemin faisant. Il invite notamment à un retour à l’origine (donc à la réception). Encore faut-il préciser. L’origine peut s’entendre en deux sens : au sens freudien d’archéologie qui est celui d’un archaïsme déterminé ; au sens aristotélicien de potentialité vierge de prédétermination. Or, comme l’avaient finement noté Joseph de Tonquédec et Michel Labourdette à sa suite, Freud ignore la potentialité. En réintégrant le concept aristotélicien de puissance, Roustang fait œuvre non seulement salutaire, mais libérante et enrichissante [4]. Ce que modestement le thérapeute appelle règle est en fait une loi qui révèle une logique humaine profonde s’éclairant à la lumière de l’anthropo-logique du don.
c) Évaluation critique à la lumière du don
Que propose l’enfant terrible de la psychanalyse ? En négatif, cesser de gémir, de pleurer et, au plan cognitif, de se raconter. Au fond, il critique la tendance occidentale nombrilique. Avec Foucault, il rejette la quasi-compulsion occidentale à se dire et, contre la psychanalyse, à répéter son enfance. En effet, la volonté impérieuse d’exprimer de manière adéquate son chagrin ou son enfance n’est pas seulement difficile, elle ne sert à rien : elle entretient le ressassement incessant et fait entrer dans le mauvais infini de la confidence qui enferme au lieu d’ouvrir. Même la recherche du pourquoi n’est que de la répétition stérile et fait naître une multiplication de récits. En positif, Roustang propose non pas rien, mais les retrouvailles avec le réel, c’est-à-dire le retour à l’immédiat de la présence.
Cernons nos observations critiques en fonction des moments du don.
1’) Le manque de finalité
Roustang écrit : « Se couper de toutes les afférences sensorielles, affectives, intellectuelles ». En effet, son intention est de placer le patient en jeûne opératif, du moins quant aux fonctions sensitives et intellectives. Or, une énumération complète comporterait une quatrième puissance : volitive ; et l’auteur, avec la rigueur et la précision qui le caractérisent nous a habitués aux listes exhaustives (quitte à ce qu’elles soient répétitives ; que l’on songe à la formule : « relation à soi, aux autres et à l’environnement »). C’est donc que Roustang ne la considère pas comme une afférence. Or, qui dit afférence dit réceptivité. Il sacrifie donc non pas tant à l’oubli freudien de la volonté qu’à la vision moderne d’une volonté réduite à la liberté, c’est-à-dire à l’activité hors toute passivité-réceptivité. Or, la volonté n’est réceptive qu’en tant qu’elle tend vers une fin, qu’elle est naturellement inclinée vers son but. Donc, la perspective de Roustang pèche par déficit téléologique ou par trop grande indétermination du télos.
Certes, la survalorisation de la puissance se comprend, tant est grand le risque que l’emporte l’influence de finalités trop déterminées et trop réductrices. Mais comment, enfin, ne pas souligner une tonalité légèrement stoïcienne dans la règle vi qui se fonde sur le discernement entre le vouloir et le pouvoir et fait de cette différence le sommet du changement ? Or, la sagesse du stoïcisme se paie au prix fort : le nécessitarisme et le fatalisme.
2’) Le manque de débordement vers une origine transcendante
De même que notre auteur pèche par carence en terme, de même et symétriquement péche-t-il par carence en principe. Nous ne parlons pas d’une origine divine ni même métaphysique, mais simplement de la relation à l’origine hors sujet du sujet que sont les parents.
3’) Le manque d’incarnation
Certes, Roustang parle du corps. Mais il ne traite qu’une fois des afférences sensorielles. Ce manque provient-il d’une focalisation sur les facultés psychiques ? Quoi qu’il en soit, s’il a génialement vu les ressources contenues dans ces puissances, il n’a pas su discerner la potentialité encore plus radicale qui fonde toutes nos facultés : celle du corps, comme principe matériel de l’âme.
Pascal Ide
[1] Cf. Id., Savoir attendre pour que la vie change, Paris, Odile Jacob, 2006.
[2] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir.
[3] Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, 1992, p. 216. Souligné par moi. Cité dans l’Avant-propos, p. 13.
[4] Pour le détail, cf. le développement déjà cité : Pascal Ide, Des ressources pour guérir, chap. 8.