Le Cantique des créatures ou la réconciliation de l’homme, du cosmos et de Dieu 3/3

5) Sœur notre Mère la Terre

Nous en arrivons enfin au dernier des quatre éléments et le Cantique des créatures devient ici, comme dit joliment Éloi Leclerc, « un chant de la terre [1] ». La vie de François, une nouvelle fois, ainsi qu’on va le voir, montre sa profonde, constante fraternité avec la terre, depuis le début jusqu’à la fin de sa vie. Mais quelle signification y a-t-il de louer la Terre comme « Sora nostra matre » ?

a) Les attributs « Mère » et « Sœur »

Pourquoi dédoubler (comme pour le Soleil : Messire et Frère) le lien de parenté avec la Terre ? François reconnaît, comme toutes les religions archaïques, le caractère maternel de la Terre. En effet, François dit qu’elle porte du fruit, qu’elle est féconde ; or, c’est le propre de la mère que de donner la vie. Mais on sait aussi combien les religions archaïques ont été tentées de diviniser, très tôt, la Terre : « une des premières théophanies de la terre, en tant que telle, en tant notamment que couche tellurique et profondeur chtonienne, a été sa «maternité», son intarrisable capacité de porter fruit [2] ». Or, la sœur est plus proche que la mère : elle partage avec nous une nature commune qu’elle ne nous donne pas. Voilà pourquoi François d’Assise nomme la Terre sa sœur : ainsi, sans affaiblir sa maternité féconde, il en assigne sa limite, qui est celle d’une créature différente du Créateur.

b) Symbole de la Terre

Selon Éloi Leclerc, la communion profonde de François avec sa sœur la Terre est le symbole anthropologique d’une renaissance ; plus précisément, d’un retour à l’origine, d’une plongée dans l’archéologie en vue d’une naissance nouvelle. Signe éminemment dynamique, donc. Deux signes le montrent (j’écarte le songe de l’arbre, car, à mon sens, l’arbre est un symbole végétal, donc vivant, différent des éléments cosmiques) :

1’) Les séjours dans les cavernes

Plusieurs fois et longuement, François a séjourné dans des cavernes. « Le creux du rocher était son nid préféré [3] ». Or, il est intéressant de noter que ces cavernes se trouvaient en haut d’un rocher. De sorte que double est le mouvement effectué par François : l’ascension vers les hauteurs suivi d’une descente dans la profondeur d’un grotte ou d’une crevasse. C’est donc que double est la dynamique animant son âme : l’élan ardent vers le Très-Haut qui le dépasse et l’humble descente en soi-même. Il évite ainsi le double écueil de la présomption orgueilleuse de celui qui ne se vit que sur le mode solaire de la conquête, du désir ; et l’introversion fusionnante du symbole maternel de la caverne : « Demeurer dans la grotte, c’est participer à la vie de la terre, dans le sein même de la Terre maternelle [4] ».

En fait, la caverne est un symbole plus complexe : elle signifie la totalité de nos origines menacé de fusion ; elle est aussi le lieu où brille un précieux trésor ; mais ce trésor est gardé par un monstre avec qui il va falloir entamer un combat mortel : « Celui qui s’enfonce en lui-même est comme enfoui dans la terre ; c’est un mort en quelque sorte qui est retourné dans la terre maternelle [5] » ; enfin, elle est une attente de la résurrection : on ne descend dans la caverne que, une fois combattus ses démons, quitté la retraite, pour ressortir à la pleine lumière. Voilà pourquoi la caverne, par elle-même, plus que la terre, est symbole de mort et de résurrection. Avec la caverne, la Terre prend la forme d’une matrice cosmique réengendrant l’homme à la lumière. La caverne, c’est la terre notamment moins la lumière : c’est la terre dans sa pureté dégagée des autres éléments. (en ce sens, il y a des analogies entre la grotte et le désert)

Or, c’est ce qu’a vécu François à plusieurs reprises. Éloi Leclerc donne trois exemples, en ordre chronologique.

  1. Le premier est, de loin, le plus frappant, car il retrouve tous les éléments de la mythique initiatique de la caverne. Reprenons-le en le commentant. François vient de faire l’expérience de la vanité de cette vie mondaine à la recherche de gloire militaire.

« Il y avait à Assise un homme que François aimait plus que les autres : ils étaient du même âge ; la sympathie réciproque donnait lieu à des rencontres fréquentes et engageait aux confidences ; François l’entraînait à l’écart afin de pouvoir lui parler plus à son aise et lui affirmait qu’il avait découvert un immense et précieux trésor ». Voilà le premier élément, la finalité à chercher si l’on veut la trouver : le trésor. « Son ami, tout joyeux, et piqué par la curiosité, l’accompagnait volontiers à chaque invitation. Il y avait aux abords de la ville une caverne qu’ils allaient souvent visiter, tout en parlant du trésor. L’homme de Dieu, déjà saint par son désir de sainteté, pénétrait dans la caverne, laissait attendre son compagnon dehors, et, sous la mouvance d’un esprit nouveau et encore inconnu, priait son Père dans le secret ». François fait donc retraite dans la caverne, ce qui est le second élément. Et ce fait présente d’autant plus d’importance si l’on se rappelle son grand amour de la lumière : plonger ainsi dans l’obscurité, c’est vraiment rentrer en soi-même, aller à la rencontre de son archéologie, renouer avec les forces obscures qui gisent dans son âme et que notre conscience ignore. « Il priait avec dévotion le Dieu éternel et vrai de lui montrer sa voie et de lui apprendre à réaliser sa volonté ». Il est donc animé par un désir de communion ; mais l’absence d’altérité, la solitude confortable de la grotte, pourrait faire craindre la fusion maternelle. La suite va nous détromper : « En son âme se livrait un combat terrible, et tant qu’il n’aurait pas réalisé le dessein qui lui était monté au cœur, il ne trouverait pas le repos. Continuellement lui venaient à l’esprit mille pensées contraires dont le retour obsédant le jetait dans le trouble et la souffrance. […] De retour près de son compagnon, il était chaque fois mort de fatgue, méconnaissable ». Et voilà le combat à mort que le moi trouve au fond de la caverne, de son âme. Jusqu’au jour de la résurrection, de retour vers la lumière intérieure. « Un jour enfin qu’il avait de tout cœur imploré la miséricorde du Seigneur, celui-ci lui montra ce qu’il devait faire. Il fut rempli d’un tel bonheur qu’il ne se tenait plus de joie et se trahissait lui-même involontairement. Il ne pouvait plus se taire, si grand était l’amour infus en son âme ; il ne parlait toutefois qu’à mots couverts et par énigmes. Nous avons vu qu’il parlait de trésor caché à son ami préféré ; aux autres de même il tâchait de s’exprimer symboliquement ». En effet, une telle expérience initiatique est incommunicable à qui ne l’a pas vécu ; et elle est une perle qu’on ne saurait jeter aux cochons. « Il déclarait renoncer à partir en Pouille, mais pour accomplir dans sa patrie même de nobles et hauts faits. Les gens croyaient qu’il voulait se marier, et ils le questionnaient : «Est-ce que tu songes à prendre femme, François ? – Je vais prendre l’épouse la plus belle et la plus noble que vous ayez jamais vue, répondit-il ; supérieure aux autres par sa beauté, elle les dépasse toutes en sagesse [6] ». Et voilà, pour terminer, la résurrection : en effet, celle-ci n’est pas seulement l’arrachement aux télèbres et le retour à la lumière, car ce pourrait être une répétition à l’identique du passé. Mais ici, et cela est très remarquable, il est parlé de mariage : le symbole de la caverne conduit à et se métamorphose en celui de la fiancée et de l’épouse ; or, celui-ci est une union nouvelle de l’âme avec la réalité.

  1. Le second exemple souterrain correspond à un épisode aussi décisif de la vie de François qui, pour se protéger de la fureur de son père, trouve refuge dans une cachette à Saint-Damien, chez quelques amis. Il resta ainsi caché dans « un cul de basse-fosse sous la maison », « durant tout un mois, n’osant sortir que pour les cas de stricte nécessité ». Or, loin d’être un retour au sein maternel, cette descente dans la cachette va encore être une occasion de mort à soi pour adhérer à une volonté supérieure : « Il passait tout son temps à prier et à pleurer, suppliant Dieu de délivrer son âme des mains de ceux qui la poursuivaient ». Alors arrive la résurrection : « Bien qu’enseveli dans les ténèbres de sa fosse, il se sentait envahir peu à peu d’une joie indicible, jamais éprouvée jusqu’ici, dont la ferveur s’empara si bien de tout son être qu’un jour il quitta son réduit pour aller s’offrir sans défense aux injures de ses persécuteurs. Il se lève aussitôt, plein de bravoure, d’allégresse et d’impatience [7] ».

Bref, comme le dit justement Chesterton, « de cette caverne qui fut une fournaise de brûlante gratitude et d’ardente humilité, sortit l’une des personnalités les plus fortes et plus étranges et les plus originales qu’ait connues l’histoire humaine [8] ».

  1. Le troisième exemple est celui de « l’invention » de Noël. Trois ans avant sa mort, François a voulu évoquer de manière sensible, représentative, le mystère de la naissance du Christ, afin de s’y unir plus profondément. Pour cela, on prépara une crèche dans une grotte, près de Greccio. Or, dans cette grotte, il est dit que François passa toute la veillée, « rempli d’une indicible joie [9] ». C’est donc que, une nouvelle fois, à la faveur d’une grotte, François vit l’expérience joyeuse d’une nouvelle naissance, d’un enfantement. Aussi Celano commente-t-il : « c’est en ce lieu que François, devenu enfant avec l’Enfant (factus cum Puero puer), avait naguère célébré la naissance de l’Enfant de Bethléem [10] ». Enfin, saint Bonaventure raconte qu’ »un enfant très beau reposait dans la crèche ; il parut s’éveiller lorsque le bienheureux Père François le prit dans ses bras [11] » ; or, l’on sait que l’éveil est la naissance de la conscience ; c’est donc que l’enfant s’éveillant dans ses bras est le symbole de l’enfantement intérieur que François connaît en lui-même, là encore dans une grotte.
2’) Être étendu nu sur la terre nue

A la fin de sa vie, Or, il est dit que François agonisant a loué Dieu les deux ou trois derniers jours de sa vie ; notamment il chantait le Cantique des créatures. Puis il s’adressa à ses frères : « Lorsque vous me verrez à toute extrêmité, vous me coucherez nu sur la terre nue, […] et vous m’y laisserez encore après mon dernier soupir, le temps nécessaire pour parcourir un mille à pas lents [12] ». N’y a-t-il donc pas une corrélation étroite entre ce geste de François et la strophe sur la Terre ?

Le sens est assurément théologique, christologique : le Christ fut aussi enselevi nu, totalement dépouillé, en terre ; or, François fait de même ; c’est donc qu’il y a chez lui une volonté d’identification plénière avec le Christ ; sa Passion et sa mort en sont le sommet. D’ailleurs, Celano a ce mot admirable : « L’heure vint enfin où, tous les mystères du Christ s’étant réalisés en lui, son âme s’envola dans la joie de Dieu [13] ».

Mais, une nouvelle fois, le sens est aussi anthropologique : la déposition en terre, d’un enfant comme d’un mourant, est un rite très archaïque « qui équivaut à une nouvelle naissance [14] », explique Mircea Eliade : en Chine, « quand on dépose sur la terre le nouveau-né ou le mourant, c’est à elle de dire si la naissance ou la mort sont valables [15] ». C’est donc que François, en demandant d’être couché à terre, signifie symboliquement le cheminement vers une renaissance : la mort n’est pas le terme ; il n’est que le passage vers la plénitude de la vie.

Éloi Leclerc en a trouvé la confirmation dans un beau passage des Frères Karamzov où Aliocha le mystique se trouve à côté du corps du starets Zossime. Soudain il s’enfuit et se retrouve dehors dans « la nuit sereine » qui « enveloppait la terre ». « Et soudain il tomba comme foudroyé sur la terre. Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il désirait si follement l’embrasser tout entière ; mais il la baisait en sanglotant, en la mouillant de ses larmes et, avec ferveur, il se promettait de l’aimer, de l’aimer dans les siècles des siècles. […] Il aurait voulu pardonner, à tous et pour tout, et demander pardon, non pour lui, mais pour les autres et pour tout. […] Et jamais, jamais plus Aliocha ne put oublier cette minute. «Mon âme a été visitée en cette heure-là», affirmait-il plus tard ». Or, cette communion invisible avec tous les hommes est la plénitude de la vie. C’est donc qu’ici aussi le retour à la terre est le prélude à la résurrection, la célébration d’une aurore où la terre ruissellerait de miséricorde.

c) Confirmation par les subordonnées de la Terre

Une nouvelle fois et c’est dommage, Éloi Leclerc n’analyse guère les propositions subordonnées accompagnant l’élément cosmique [16]. Revenons-y par nous-mêmes. Il est dit deux choses de la Terre : d’une part, elle « nous porte et nous nourrit » ; d’autre part, elle « produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes ». Or, en tant qu’elle porte et nourrit, la Terre dit l’enracinement, la sécurité, la stabilité, le retour à l’origine ; en tant qu’elle fleurit et fructifie (ce qui représente deux dons divers : l’un pour le beau, l’autre pour le bien), la Terre dit sa fécondité, son ouverture au don. La conjonction des deux dons, archéologique et téléologique, signale donc que la Terre est le lieu, le symbole où s’articule le recueillement et la fructuosité, le premier en vue du second.

6) Sa fraternité avec les autres êtres vivants

Il faudrait ajouter le lien particulier de fraternité que François entretenait avec non plus les forces obscures et élémentaires du monde inerte mais aussi avec les êtres vivants, complexes et lumineux, qui peuplent la nature. Ici, la signification symbolique, anthropologique, semble moins forte. Est-ce si sûre ? La fraternité franciscaine cosmologique n’est-elle pas encore révélatrice d’une âme pleinement pacifiée ? Nul ne pourrait vivre avec un loup sans avoir totalement domestiqué en lui toute crainte de la sauvagerie, sans avoir conquis la douceur.

a) Le monde végétal

Je songe ainsi au songe de l’arbre que Éloi Leclerc commente.

« Une nuit durant son sommeil, il lui sembla qu’il parcourait une route sur le bord de laquelle s’élevait un arbre gigantesque, un arbre d’une venue splendide, vigoureux, énorme, au tronc immense ; arrivé à quelque distance, il s’arrêta pour en admirer la hauteur et la beauté, et tout à coup il se trouva lui-même enlevé si haut qu’il pouvait toucher la cime de l’arbre : il l’empoigna et, ans effort, la courba jusqu’au sol [17] ».

L’arbre est à la fois racines plongeant dans la terre et branches ouvertes vers le ciel. Voilà pourquoi il unifie les deux symboles du vent et de la terre, tout en les dépassant : triomphe de la mère Terre et humilité face au mouvement ascendant solaire. Il symbolise la réconciliation entre la profondeur de l’intimité et l’ouverture à la transcendance. Voire il préfigure l’unité du processus : « la verticale de la transcendance plonge au travers de notre obscurité : que la hauteur de l’esprit coïncide avec la profondeur de l’âme, l’exploration des ténèbres étant le chemin vers cette suprême clarté qui, du fond ignoré de nous-mêmes, nous intime de nous metre en route dans la nuit [18] ».

L’image de l’arbre est aussi plus complexe dans les mythologies primitives. Mircea Eliade en dégage les harmoniques [19].

b) Le monde animal

On songe bien sûr aux oiseaux, au loup de Gubbio. C’est toutes les catégories animales qui sont convoquées. Et ne le sont-elles pas en fonction de leur sens symbolique ? Ainsi l’amour de l’agneau.

7) Les réalités humaines

Sur les deux dernières strophes, je ne dirai presque rien car elle ne concerne qu’indirectement mon travail.

Que signifie notamment la strophe du Cantique consacrée à la mort ?

François chante sa fraternité avec la mort, donc sa relation totalement apaisée avec elle. Or, la mort est le dépouillement total, définitif de tout l’être : « La mort nous épouvante parce que tout, et d’abord nous-même, nous est comme arraché par elle. […] Ce changement de gravitation, cet éclatement biologique m’apparaît comme un anéantissement de mon être même, sa dépossession inimaginable de soi [20] ». De même, François qui a longuement médité sur la « mort amère » a pu constater dans sa Lettre à tous les fidèles : « Tout ce que l’homme croyait avoir, talents, autorité, science et sagesse, tout cela lui est enlevé [21] ». Donc, l’apaisement face à la mort est le signe du plus total dessaisissement de soi. Car angoissante est la mort pour qui n’a pas été dépouillé ; en revanche, serein est le consentement de celui qui est pauvre et détaché de tout.

Or, le dépouillement est la condition de l’ouverture ; je dis bien la condition, non la cause, car l’ouverture est déjà là et le dépouillement ne la cause pas, contrairement à ce qu’affirme une ontologie de la négativité jointe à une mystique du retrait, du tsim-tsoum [22]. Désencombrée de tout obstacle, la créature, en ses puissances (ici l’intelligence, notamment), peut recevoir ce à quoi elle est destinée. Or, l’intelligence humaine est toute ouverture à l’être. Voilà pourquoi François qui fraternise avec « notre Sœur la mort corporelle », ne fait plus qu’un avec l’ouverture à l’Etre. Au plus grand dépouillement, celui non de la mort mais de l’acceptation paisible de la mort, se joint donc le plus grand don ou plutôt la plus grande ouverture au don qui est celui de l’Etre.

D’ailleurs, puisque la création est don de l’être, cette ouverture intérieure à l’être est identiquement ouverture à la création, mieux encore, puisqu’il s’agit de donation : à l’acte créateur duquel l’être jaillit. C’est ce que l’on a déjà noté mais que nous sommes maintenant à même de comprendre de manière nouvelle. Citons Louis Lavelle : « Au moment où il [François] renonçait à tout, il détruisait du même coup toutes les barrières qui le séparaient de l’acte créateur, c’est-à-dire de la surabondance d’une réalité toujours offerte […]. La création ne cessait jamais d’éclore [23] ». Voilà pourquoi son chant est « la plus haute affirmation que l’on puisse faire de la valeur de l’être et de la vie, tels que nous les avons reçus des mains mêmes de Dieu [24] ».

8) Reprise autour du symbole

Ne pourrait-on davantage systématiser, plus que ne le fait Éloi Leclerc, la relation entre les éléments et l’âme, en ses forces obscures ?

J’ai dit que, pour François, interprété par Éloi Leclerc, les relations triangulaires homme-Dieu-nature étaient symboliques. La nature « symbolise avec » l’homme. Sa visée est profondément unitive, réconciliatrice. Or, la relation construite par symbole est complexe. Elle comporte les différents couples paradoxaux de mouvement suivants :

a) Union homme-nature-Dieu

Le symbole unit homme, nature et Dieu. Or, le Cantique des créatures a montré que, lorsque l’homme traite avec la nature, c’est avec lui-même que, secrètement, il a affaire.

Cela notamment par le biais de la réconciliation entre l’intérieur et l’extérieur et plus encore, dynamiquement, des deux mouvements d’intériorisation et d’extériorisation. Or, tel est le cas chez François.

Pour François, l’homme est d’abord uni à Dieu et Dieu en son être le plus profond, le plus radical qui est l’amour rayonnant. Voilà ce vers quoi tend toute la vie de François et ce que chante le Cantique des créatures dès sa première strophe : chanter le « Très Haut ».

Or, cet amour rayonnant est créateur de tout ce qui surgit à l’être, c’est-à-dire tous les êtres naturels. Voilà pourquoi aimer Dieu, c’est identiquement, pour François, aimer toutes les créatures et fraterniser avec elles.

Or, ces créatures naturelles, ces éléments cosmiques sont les symboles des forces naturelles archaïques de l’âme. Une telle proposition, moins patente, demande que soient explicités les deux concepts composant son prédiat : qu’est-ce qu’on entend ici par symbole ? qu’entend-on par forces archaïques ? Il se trouve qu’Éloi Leclercne détaille pas. Il fait appel à différentes autorités auxquelles il emprunte le vocabulaire (inconscient collectif, archétype) sans le critiquer.

Voilà pourquoi François, frère universel, est totalement réconcilié en son être d’homme. Par conséquent, la réconciliation opérée commence par Dieu, passe par le cosmos et s’achève en l’homme.

Mais il faut doubler ce mouvement d’un autre. En effet, François réconcilié avec lui-même intègre toutes les puissances obscures, affectives, inconscientes qui sommeillent en lui.

Or, ces forces une fois spiritualisées symbolisent avec le monde.

Donc, en retour, François va maintenant se rendre vers le monde en frère universel dénué de tout donjon et de toute muraille : au mouvement d’intériorisation succède un mouvement d’expansion et de louange. C’est la dynamique flux-reflux, prospection-réflexion.

b) Elan vers la transcendance et sens de l’immanence

La communion homme-Dieu-nature peut se comprendre autrement. L’homme étant le centre, la relation à Dieu est transcendante, à la nature est immanente. Or, François unit pleinement les deux mouvements de l’âme, vertical et horizontal, l’élan vers la transcendance et le sens de l’immanence ; et Éloi Leclerc d’ajouter que « cette rencontre […] est assez exceptionnelle en fait [25] », ce qui pourrait se discuter, car elle caractérise l’aristotélisme : en cela, François est proche de l’attitude contemplative d’un Thomas d’Aquin. Max Scheler dit avec une imprécision suggestive que « si saint François avait été théologien et philosophe […], il ne se serait certainement pas révélé comme «panthéiste», mais il aurait introduit dans son exposé une bonne dose de «panthéisme» [26] ». On se souvient aussi du mot de Pierre Emmanuel : « la verticale de la transcendance plonge au travers de notre obscurité [27] ».

Plus encore, François unit le sens de la hauteur (tout le Cantique des créatures est orienté vers le « Très Haut ») et celui de la largeur (il embrasse toutes les créatures dans sa communion et sa fraternité universelle).

c) Retour à l’origine et nouveauté

Le symbole, le mythe unit dynamiquement le retour à l’origine et l’ouverture à la nouveauté, l’archéologique et le téléologique, le second au nom du premier, ainsi que le manifeste l’arbre : « Le «retour à l’origine», explique Mircea Eliade, prépare une nouvelle naissance, mais celle-ci ne répète pas la première, la naissance physique. Il y a proprement renaissance mystique, d’ordre spirituel, autrement dit accès à un mode nouveau d’existence (comportant maturité sexuelle, participation au sécré et à la culture ; bref, «ouverture» à l’Esprit). L’idée fondamentale est que, pour accéder à un mode supérieur d’existence, il faut répéter la gestation et la naissance, mais on les répète rituellement, symboliquement » dans un ordre « transcendant l’activité psychophysiologique [28] ».

d) Gestion et célébration

François d’Assise invite à l’homme à se rappeler que la célébration est aussi et plus importante que la gestion. « Ce qui fait l’originalité de François d’Assise au sein même de l’Eglise, c’est qu’il a compris par une sorte d’instinct génial que la grande affaire n’était pas d’administrer, mais de célébrer [29] ». Mieux vaut chanter que maîtriser, même si le premier n’exclut pas le second.

e) Contemplation et transformation

Le symbole réconcilie les dimensions pratique et spéculative (contemplative). Or, François d’Assise ne fait pas que célébrer le cosmos comme miroir de Dieu ; il nous réconcilie avec lui. Il « croyait à la puissance de réconciliation de son cantique, non seulement pour lui-même, mais pour les autres [30] ». En voici un exemple. On se souvient du conflit entre l’évêque et du podestat d’Assise. Or, voyant que personne ne cherchait à faire la paix, que fit François pour la rétablir ? Il fit appel à son Cantique des créatures, disant à ses frères : « Allez, et en présence de l’évêque, du podestat et de ceux qui sont avec eux, chantez le Cantique des créatures. J’ai confiance dans le Seigneur, il rendra bientôt leurs cœurs plus humbles et ils reviendront à leur ancienne amitié [31] ». Comme escompté, le fait fut suivi d’effet. C’est donc que ce chant symbolise non seulement en figure mais réellement, les hommes.

La vie même d’Éloi Leclerc, je le rappelai plus haut, est un témoignage, de cette puissance d’intégration du Cantique des créatures.

f) Dépouillement et célébration

Le symbole unifie encore deux autres mouvements opposés de l’âme : celui du dépouillement et celui de la célébration. Par le premier, la personne quitte, se débarrasse d’elle-même ; par le second, elle s’ouvre, elle advient, émerveillée à autre qu’elle. Or, le Cantique des créatures demande les deux. On a souvent réduit la communion franciscaine à la nature à l’enchantement ; on a oublié le dépouillement. Nous l’avons vu : déjà le contact avec la nature est rude : qui accepterait, comme François qui, rappelons-le, était un citadin aux mœurs raffinées, de se livrer à tous les temps, se laisser mordre par la flamme brûlante, se coucher à même la terre nue ? Mais embrasser tous les éléments dans un même amour sans réserve, ce qui ne veut pas dire sans préférence (et hiérarchie) nous renvoie à nos secrètes fermetures, à nos hantises inconscientes.

On l’a vu aussi, ce dépouillement est la condition d’une ouverture et d’une réceptivité plus grande ; or, le don est reçu dans la gratitude ; il est un bien qui appelle la louange. Mais celle-ci est plus qu’un témoin, elle est aussi l’acteur de la libération de l’homme. En effet, pour s’émerveiller, il faut accepter de sortir de soi, il faut décider de s’affranchir de son ego, et plus encore recevoir l’autre comme une grâce imméritée. Voilà pourquoi un Paul Ricœur, dont l’âme est franciscaine, peut dire que « c’est l’incantation de la poésie qui me délivre de moi-même et me purifie » et : « La discipline de la réalité n’est rien sans la grâce de l’imagination [32] ». Et ce à quoi l’âme s’ouvre, on l’a vu, c’est l’Être et Dieu.

Une conséquence de cette attitude de dépouillement-célébration est la sortie définitive de la jalousie captatrice : en chaque chose, elle voit rayonner l’être, « le pur, l’insurveillé » dont Rainer Maria Rilke dit qu’on le « sait infini et ne convoite pas [33] ».

D) Confirmations

1) En positif

Concrètement, il est très juste que la réconciliation avec toute la nature est le signe d’une totale réconciliation intérieure. Les éléments sont nécessaires en leur complémentarité.

C’est ce que dit Heidegger, commentant Chant allemand, un fragment poétique de Hölderlin : « Et il [le poète] chante, quand de l’eau sainte et sobre / il a bu assez, écoutant au loin dans le silence / le chant de l’âme [34] ». Voici ce que dit Martin Heidegger : « L’ombre profonde sauve la parole poétique de la trop grande clarté du feu céleste. Le souffle frais du ruisseau protège la parole poétique de l’ardeur trop puissante du feu céleste. La fraîcheur et l’ombre de la sobriété répondent au sacré [35] ».

A noter d’ailleurs que la réconciliation avec les divers éléments cosmiques n’est pas une plate indifférence, pas plus que l’ouverture aux différentes richesses présentes dans l’âme signifie une uniformisation des compétences et des goûts. François n’en nourrit pas moins « une préférence très nette pour les images de lumière [36] ». Les qualificatifs, enthousiastes, le signalent ; plus encore, sa vie : « Il avait une affection particulière pour le feu à cause de sa beauté et de son utilité [37] ». Et François disait : « Mon frère le Feu, le Très-Haut t’a conféré une splendeur que t’envient toutes les créatures ; il t’a fait utile, fort et beau ; montre-toi aussi maintenant bon et courtois envers moi, car je t’ai jusqu’ici aimé dans le Seigneur [38] ». Il parle de sa « caresse brûlante [39] ». François joint le geste à la parole. « Quelque urgent que ce fût, il ne voulut jamais éteindre un feu, une lampe ou une chandelle, tant il était ému de pitié [40] ». En effet, « il laissait brûler cierges, lampes ou flambeaux [41] ». On se souvient de cet épisode étonnant : « Un jour qu’il était assis près du feu, ses braies de lin prirent feu à hauteur du genou sans qu’il s’en rendît compte. Quand il sentit la chaleur du feu, il ne voulut pas les éteindre. Son compagnon, voyant l’étoffe brûler, se précipita pour éteindre. Il le lui interdit en disant : ‘Non, frère très cher, ne fais pas de mal au frère Feu !’ Et il ne voulut en aucune manière que le frère éteignît. Celui-ci alla, en hâte, trouver le frère gardien et le conduisit à saint François. Aussitôt, contre la volonté de ce dernier, le feu fut éteint [42] ». Plus encore, à la fin de sa vie, « il s’offrit, sans trembler » au chirurgien qui lui brûla les temps au fer rouge pour le guérir de son ophtalmie : « Je n’ai pas senti la brûlure du feu [43] ».

Saint Ignace de Loyola conseille au retraitant qui médite sur son péché et doit en éprouver du remords, donc de la tristesse de se « priver de l’éclat de la lumière », car elle est source de joie [44].

2) A contrario

Quelques témoignages parmi beaucoup : « Je n’aime pas la pluie car elle évoque trop son fond dépressif » ; « Je ne supporte pas les espaces sombres, la lune, car cela me rappelle les parties ombrées de mon âme » ; « Je déteste le feu à cause de la liberté anarchique qu’il me révèle », etc. « Pour rester assis devant le feu, il faut avoir chassé les démons de son cœur, sinon ils vous narguent dans chaque flamme [45] ».

a) Etudes statistiques

Il existe des corrélations entre la météorologie et le moral [46]. Seulement 18 % des personnes setiment ne pas être sujettes à des variations d’humeur en fonction des saisons, estime une étude épidémiologique américaine. Il existe ainsi une dépression saisonnière que les Anglo-Saxons désignent par son acronyme : Seasonal affective desorder, SAD, qui signifie aussi triste ! Ces personnes qui sont dépressives en automne et en hiver, sortent de leur maladie au printemps et en été.

Il semble que le facteur en jeu soit la luminosité, comme le dernier exemple le laisse soupçonner. Des variations non pathologiques de l’humeur sont influencées par la quantité de lumière, qui est d’abord liée au rythme circadien. D’ailleurs, la lumière joue déjà un rôle important dans le sommeil : les personnes soumises au travail posté et au travail de nuit et les aveugles ne possédant plus de cellules rétiniennes souffrent de troubles du sommeil. Mais il y a d’autres facteurs puisque dans les pays proches de l’équateur qui sont dénués de saison, il existe deux pics annuels, en juillet et en décembre.

b) Exemple de Nietzsche

Éloi Leclerc donne le contre-exemple de Nietzsche dans son chapitre 12. Il est clair que le grand penseur et écrivain allemand n’est pas une âme réconciliée ; il est déchiré, non seulement avec Dieu, mais avec toute espèce d’origine, d’enracinement, d’humilité réceptive et recueillie. Or, il est passionnant de constater le caractère très sélectif de sa relation à la nature.

1’) Les faits

Nietzsche aime le soleil, ainsi qu’on l’a dit. C’est un être solaire. L’astre du jour resplendit au centre de Zarathoustra [47]. D’ailleurs, ce nom ne signifie-t-il pas « prophète du soleil » ? Et l’image traverse toute l’œuvre. En revanche, il n’aime pas les étoiles.

Des éléments sublunaires, Nietzsche n’aime qu’un seul d’entre eux, l’air, cette matière vive et éthérée des hauteurs. « En vérité, Zarathoustra souffle comme un grand vent au-dessus de tous les bas-fonds [48] ». Bachelard l’a souligné avec perspicacité : « Nietzsche n’est pas un poète de la terre. L’humus, la glaise, les champs ouverts et retournés ne lui donnent pas d’images. Le métal, le minéral, les gemmes que le «terrestre» aime dans leurs richesses internes ne lui donnent pas les rêveries de l’intimité. La pierre et le rocher viennent souvent dans ses pages, mais pour le seul symbole de la dureté ; ils ne retiennent rien de cette vie lente, la plus lente de toutes les vies – la vie singulière par sa lenteur –, que leur attribue la rêverie des Lapidaires [49] ». De même, Nietzsche a en dégoût la terre molle et l’eau : « Sans doute les images de l’eau ne manquent pas, aucun poète ne peut se passer des métaphores liquides ; mais, chez Nietzsche, ces métaphores sont passagères ; elles ne déterminent pas de rêveries matérielles [50] ». Il y a sans doute quelques exceptions [51] ; du moins doit-on constater que, dans ces images, l’eau vient alors non pas du sol mais du ciel, donc de l’air. A quoi il faut ajouter le feu : « Je vis de ma propre lumière, j’absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent de moi [52] ».

Enfin, par rapport aux êtres vivants de portée symbolique, il est passionnant que Nietzsche a une aversion pour l’arbre : « Il en est de l’homme comme de cet arbre. Plus il aspire à s’élever vers les hauteurs et la clarté, plus ses racines aspirent à s’enfoncer dans la terre, dans les ténèbres, dans les profondeurs – dans le mal [53] ».

2’) Signification

Par conséquent, Nietzsche qui est toujours proclamé comme le chantre de la réconciliation cosmique, celui qui a honoré l’animalité de l’homme, valorisé sa vie pulsionnelle, est en fait un homme nullement harmonisé, mais sélectif. A son absence de réconciliation avec la présence du monde, de fraternisation avec les forces cosmiques en lui répond sa rupture avec le monde extramental et son auteur.

On peut préciser : le primat de l’astre solaire est aussi un primat de l’émissivité, de la créativité ; la négation des autres archétypes exprime un refus de la réceptivité, de l’humilité et, au total, du statut de créature, donc un déni de la finitude. Ce qu’il dénonce comme mal dans l’arbre, c’est son enracinement. Au fond, « Nietzsche est le type même du poète vertical, du poète des sommets, du poète ascensionnel [54] ». Ne dit-il pas : « Un désir éternel me pousse vers les cimes [55]« ? Or, plus que l’archéologie, comme le dit Éloi Leclerc, la racine, la terre, la lune signifient la réceptivité au don originaire. Inversement, l’air c’est la pure création de soi par soi, déliée de tout don 1 : « La patrie où l’être s’appartient à soi-même, c’est l’air du ciel. Toujours Nietzsche y retourne [56] ». Et Nietzsche continuait le passage déjà cité : « Je vis de ma propre lumière, j’absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent de moi. Je ne connais pas la joie de ceux qui prennent ». Autrement dit qui reçoivent. Inversement : « Ils prennent ce que je leur donne [57] ».

Il se trouve donc confirmé qu’il existe une étroite corrélation entre le symbole cosmique et l’auteur Transcendant de la nature. Nietzsche le dit même de manière imagée : « Il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas [58]! »

c) Conséquence

François d’Assise, à l’instar de Thérèse de l’Enfant-Jésus, mais pour de toutes autres raisons, est donc l’un des Saints qui est le plus à même de nous guérir du nihilisme nietzschéen et nous sauver de son vitriol, tout en en sauvant la vérité. « Le Cantique de François d’Assise, à la différence de celui de Nietzsche, est vraiment le cantique de toutes les créatures. Loin d’enfermer l’homme dans une solitude hautaine et glaciale, il l’ouvre à la grande participation » et l’engage sur un chemin de réconciliation, de miséricorde et de paix [59] ».

E) Évaluation critique

1) Vérité

Symboliser avec tous les éléments, pouvoir chanter sa fraternité avec tout le cosmos, c’est vivre dans une totale unification, une réconciliation profonde avec soi-même.

L’intuition d’Éloi Leclercme semble non seulement juste mais profonde. Elle enrichit considérablement le don 2 et montre combien l’homme ne peut pleinement accéder à lui-même que par la médiation de la nature, des éléments du cosmos, et pas seulement en plongeant en lui (illusion psychologique) ou en s’unissant à Dieu (illusion théologique). Dit autrement, le cosmos est le médiateur nécessaire de la réconciliation de l’homme avec lui-même. Saint Dominique (par la voix de Thomas d’Aquin) comme Saint François nous ont montré qu’il n’y a pas d’accès immédiat à soi : le premier dans l’ordre de la connaissance, le second dans l’ordre de la vie.

Or, les correspondances entre la nature et l’homme opère par le biais des grands archétypes et des éléments primordiaux : voilà ce qu’il faut creuser. Pourquoi ne pourrait-on imaginer des relations plus immédiates ? Sans doute, à cause du jeu des symboles.

2) Limites

La faiblesse de l’argumentation du livre d’Éloi Leclerc est double. Elle concerne d’abord la mise en forme. L’auteur pèche par défaut de conceptualisation : on l’a vu ; on peine à comprendre comment les images matérielles sont intégrées dans ce mouvement d’unification.

La faiblesse touche plus encore le fond, le contenu. Il me semble que l’anthropologique finisse par l’emporter : le cosmologique est digéré. « ce qui s’exprime dans ce cantique, c’est moins une cosmologie qu’une expérience intime et spirituelle. La vision cosmologique est ici le vêtement d’un discours profond [60] ». A force de combattre la lecture cosmolo-théologique naïve, Éloi Leclerc immanentise totalement le cosmos et les éléments physiques dont parle François ne sont plus que des réalités intérieures, appartenant à notre inconscient ; la nature extramentale se réduit à notre part naturelle, c’est-à-dire obscure, innée, originaire. Or, l’attitude de François était aussi cosmologique. Il était ouvert à la nature comme telle et pas seulement comme miroir anthropologique et théologique, ainsi qu’en témoignent ses biographes : « A contempler le soleil, la lune, le firmament et toutes ses étoiles, il se sentait monter au cœur une joie ineffable [61] ». Ou : « d’une manière totalement inconnue et inaccessible aux autres, Il savait, grâce à la perspicacité de son cœur, pénétrer jusqu’au fond le plus intime de chaque créature, comme s’il jouissait déjà de la glorieuse liberté des enfants de Dieu [62] ». Saint Bonaventure souligne que l’amour de la nature est d’abord le fruit d’une disposition innée avant d’être surnaturalisé : « Les sentiments tout naturels de son cœur, suffisaient déjà à le rendre fraternel pour toute créature [63] ». D’où son amour pour l’élément cosmique ut sic.

D’ailleurs, le lien avec Dieu est aussi peu thématisé. Au fond, c’est l’articulation Dieu-homme-nature qui demanderait à être précisée.

Au fond, ce qu’il manque à Éloi Leclerc, c’est une philosophie du symbole ou de la lecture polysémique de la nature qui puisse honorer également les différents moments, niveaux du cosmos.

F) Reprise à la lumière du don

Il est clair que François a un sens très aigu de l’articulation des dons. Il sait quel désir d’autocréation spirituelle sommeille en l’homme. Voilà pourquoi il a tant prêché et vécu la pauvreté. Confirmation a contrario, le péché par excellence de l’homme est la possessivité. C’est ainsi que François interprète le péché des origines : « Manger de l’arbre de la science du bien signifie : s’approprier sa volonté et s’enorgueillir du bien que l’on fait, alors qu’en réalité c’est le Seigneur en nous qui l’accomplit en paroles et en actes. Mais on écoute les suggestions du démon, on enfreint la défense ; le fruit de la science du bien se transforme alors en fruit de la science du mal [64] ».

Or, cette humilité et cette pauvreté les ouvrent à une louange, à un retour total à Dieu.

On a même l’impression que, chez François, le mouvement d’ouverture au don 1 et celui du retour vers le don 3 s’est unifié. Il y a comme une circulation entre l’origine et le terme. C’est en faisant remonter vers Dieu tous ses dons que le Poverello et son disciple prennent conscience de tout ce qu’ils doivent au Très Haut : « Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier [65] ». C’est en faisant remonter tout en Dieu que le serviteur s’accomplit : « Bienheureux le serviteur qui fait hommage au Seigneur de tout ce qui lui a été donné de bon. Mais celui qui garde pour lui un talent confié, cache au fond de lui-même l’argent de son maître, et ce qu’il croit avoir lui sera enlevé [66] ». Ne rien saisir, ne rien garder. Il faudrait bien analyser ce mouvement de reditus.

L’épisode, rapporté ci-dessus de la femme de mauvaise vie rencontrée lors du voyage vers l’Orient, montre que François est à ce point ouvert à l’origine que rien de ce que Dieu donne, dans le cosmos extérieur comme dans la part naturelle et plus obscure de son être, ne doit être perdu : tout doit être assumé pour être redonné dans le don 3.

Pascal Ide

[1] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 147.

[2] Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, op. cit., p. 213.

[3] Thomas de Celano, Vita, I, 71.

[4] Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 209.

[5] Carl Gustav Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, op. cit., p. 501.

[6] Thomas de Celano, Vita, I, 6 et 7.

[7] Thomas de Celano, Vita, I, 10 et 11.

[8] Georges Keith Chesterton, Saint François d’Assise, op. cit., p. 120.

[9] Thomas de Celano, Vita, I, 85.

[10] Thomas de Celano, Vita, II, 35.

[11] Legenda Major, 10/7.

[12] Thomas de Celano, Vita, II, 217. Cette durée correspond-elle au temps séparant sa mort clinique, apparente, de sa mort réelle ?

[13] Thomas de Celano, Vita, II, 217.

[14] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 122.

[15] Marcel Granet, « Le dépôt de l’enfant sur le sol », 1922, in Etudes sociologiques sur la Chine, Paris, 1953, p. 159-202.

[16] Seule allusion Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 148.

[17] Thomas de Celano, Vita, I, 33.

[18] Pierre Emmanuel, Le goût de l’Un, Paris, Seuil, 1963, p. 196.

[19] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 126-128.

[20] Pierre Emmanuel, Le goût de l’Un, Paris, Seuil, 1963, p. 240-241. C’est moi qui souligne.

[21] 1 Lettre.

[22] Inutile de dire qu’Éloi Leclerc ne fait pas cette distinction, ce qui rend son discours sinon ambigu, du moins incomplet.

[23] Louis Lavelle, Quatre Saints, Paris, Albin Michel, 1951, p. 97-98.

[24] Ibid., p. 80.

[25] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 217.

[26] Max Scheler, Nature et forme de la sympathie, trad. Marcel Lefebvre, Paris, Payot, 1950, p. 142.

[27] Pierre Emmanuel, Le goût de l’Un, Paris, Seuil, 1963, p. 196.

[28] Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 103.

[29] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 221.

[30] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 224.

[31] Speculum perfectionis, 101.

[32] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, 1950, p. 448 et 529.

[33] Les élégies de Duino, trad. J.-F. Angelloz, coll. « Bilingue », Paris, Aubier, 1943, p. 85.

[34] Fragment n° 10, IV, 244.

[35] Approche de Hölderlin, trad. Corbin et Deguy, Paris, Gallimard, 1962, p. 98.

[36] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 123.

[37] Speculum perfectionis, 116.

[38] Thomas de Celano, Vita, II, 166.

[39] Ibid.

[40] Speculum perfectionis, 116.

[41] Thomas de Celano, Vita, II, 165.

[42] Speculum perfectionis, 116.

[43] Thomas de Celano, Vita, II, 166.

[44] Saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels. Texte définitif (1548), trad. et commentaire de Jean-Claude Guy, coll. « Sagesses », Paris, Seuil, 1982, n. 78-79, p. 77-78.

[45] Ernst Wiechert, Missa sine nomine, trad. Martin, Paris, 1953, p. 98.

[46] Les faits et les chiffres qui vont être donnés sont tirés de l’article de Paul Benkimoun, Le Monde, Dimanche 6 et lundi 7 mai 2001, p. 8.

[47] Cf. Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1946, p. 47. Autre lieu Trad. Albert, Paris, Mercure de France, 1944, p. 230.

[48] Frédéric Nietzsche, « De la canaille », Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, p. 209.

[49] Gaston Bachelard, L’air et les songes, op. cit., p. 147.

[50] Ibid., p. 149.

[51] Sauf dans Frédéric Nietzsche, Ecce Homo, poésies, trad. Albert, p. 287.

[52] Frédéric Nietzsche, « Le chant de la Nuit », Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Albert, p. 121.

[53] Frédéric Nietzsche, « L’arbre en montagne », Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, p. 109.

[54] Gaston Bachelard, L’air et les songes, op. cit., p. 147.

[55] Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. Vialatte, Paris, 1950, p. 371.

[56] Gaston Bachelard, L’air et les songes, op. cit., p. 168.

[57] Frédéric Nietzsche, « Le chant de la Nuit », Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Albert, p. 121.

[58] Frédéric Nietzsche, « Les sept Sceaux », Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Albert, p. 270.

[59] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 210.

[60] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 226.

[61] Thomas de Celano, Vita, I, 80.

[62] Thomas de Celano, Vita, I, 81.

[63] Legenda Major, 9/4.

[64] 2 Admonitions.

[65] 3 Lettre.

[66] 19 Admonitions.

6.10.2022
 

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