L’autoréférence paradoxale et l’ouverture au mystère

Pour l’école de Paul Watzlawick, le signe de la constructivité du réel est la présence de paradoxes. Cette interprétation est-elle obligée ?

Watzlawick part de l’existence, universelle, des paradoxes. L’exemple le plus fameux et le plus emblématique est celui dit d’Épiménide le Crétois : « Épiménide le Crétois dit que tous les Crétois sont menteurs ». Le même paradoxe peut adopter la forme plus simple et même la plus simple qui soit dans une simple phrase de deux mots : « Je mens ». Quine en offrait un autre exemple sous forme d’un koan : « ‘Donne quelque chose de faux quand on l’associe à sa propre citation’ donne quelque chose de faux quand on l’associe à sa propre citation [1] ». Kurt Gödel proposait : « Cette phrase est indémontrable », qui est un énoncé ni vérifiable ni réfutable. Ce qui est vrai de la parole l’est aussi de la musique (par exemple, la fugue Ricercar de Bach popularisée par Douglas Hofstadter) et du dessin. Tel est le cas de Mains où une main dessine une main en train de dessiner la main qui la dessine… Un autre exemple fameux est la gravure d’Escher intitulée Print Gallery. Voici comment Bruno Ernst la décrit :

 

« En bas, dans l’angle droit, on voit l’entrée d’une galerie dans laquelle une exposition de gravures a lieu. À gauche, dans l’angle opposé, un jeune homme debout regarde une gravure au mur. Sur cette gravure, on voit un bateau, et, en haut à gauche, des maisons le long d’un quai. Si on regarde maintenant vers la droite, la rangée de maisons continue et, plus à droite encore, notre regard descend et nous découvrons une maison d’angle ; en bas, on retrouve l’entrée de la galerie dans laquelle l’exposition de gravures a lieu. Le jeune homme se tient donc dans la gravure qu’il est en train de regarder [2] ! »

 

Bref, le jeune homme observe une gravure ; or, la gravure représente le monde auquel appartient le jeune homme.

Pour simplifier, triple est l’attitude à l’égard de ces paradoxes.

1) Le mépris

La première consiste à les mépriser, c’est-à-dire à les réduire (esthétiquement, au sens kierkegaardien) à de simples amusements, à des distractions sans portée ni symbolique ni, encore moins, ontologique. On réduira ainsi les dessins et gravures d’Escher à des exploits techniques : si leur création peut susciter l’admiration, les représentations n’ont jamais été des concepts. Une telle attitude postule la conclusion plus qu’elle ne la démontre.

2) L’annulation

Une seconde attitude consiste à les éliminer. En effet, le paradoxe est une contradiction qui menace la cohérence d’un système. Telle fut la réaction du philosophe Bertrand Russell, du moins au début. En juin 1901, il découvrit le célèbre paradoxe de l’ensemble des ensembles qui ne sont pas membres d’eux-mêmes. Un tel paradoxe est proche de la contradiction. Or, toute la logique mathématique classique repose sur le principe de non-contradiction. Loin donc, de mépriser le paradoxe, Russell lui accorde le plus grand sérieux, ainsi qu’il le confie dans son autobiographie :

 

« J’ai d’abord espéré qu’il me serait très facile de surmonter cette difficulté, qu’une erreur banale avait dû se glisser dans mon raisonnement. Mais il s’avéra, peu à peu, qu’il n’en était rien. Burali-Forti s’était déjà heurté à une contradiction similaire, laquelle – comme le révéla l’analyse logique – n’était pas sans affinité avec l’aporie d’Epiménide le Crétois qui disait que tous les Crétois étaient des menteurs […]. On pouvait juger peu dignes d’un homme mûr des passe-temps apparemment aussi futiles, mais comment aller de l’avant ? Puisque les prémisses ordinaires entraînaient inévitablement de semblables contradictions, il y avait une erreur – laquelle [3] ? »

 

Il s’en suivit une période de véritable paralysie intellectuelle pendant les étés 1903 et 1904 – ce qui n’est pas anodin, lorsqu’on connaît la productivité tous azimuts de Russell. Celui-ci décida alors de s’attaquer au fauteur de trouble en rejetant toute contradiction. Avec Alfred North Whitehead, il rédigea le monumental ouvrage Principia mathematica qu’il publia en 1910 [4] et conclut que les propositions paradoxales étaient, purement et simplement illégitimes. On connaît la suite : en 1931, un jeune et génial logicien autrichien, Kurt Gödel, démontra que ces propositions sont non pas illégitimes, mais indécidables.

3) L’interprétation constructiviste

L’annulation du paradoxe est le répondant spéculatif du mépris pratique. Seule une troisième attitude prend pleinement au sérieux l’existence du paradoxe : lui donner toute sa place et l’interpréter. Pour ne livrer qu’un signe de l’importance du paradoxe, l’école de Palo Alto a montré que le paradoxe est au cœur de la schizophrénie [5], notamment par le biais du « double bind » [6]. Plus généralement, le paradoxe apparaît à cause de la réflexivité : de fait, toutes les formules paradoxales ont l’étrange point commun d’être structurellement réflexives, autoréférentes [7].

L’école de Palo Alto, fondée par Watzlawick, interprète ce fait dans un sens constructiviste, donc idéaliste. Elle est aussi illustrée par les thèses du philosophe, logicien et auteur anglais George Spencer Brown qui résout les difficultés de Bertrand Russell – le paradoxe – par un nouveau type de logique, aussi simple qu’abstrait. Il présente sa solution dans l’ouvrage Lois de forme (Laws of Form) [8]. Résumons-la très brièvement. Négativement, il s’oppose à la logique aristotélicienne du tiers exclu : en effet, celle-ci est inapte à résoudre les multiples paradoxes de la vie (dont celui du menteur est un des points de départ de son livre). Positivement, les paradoxes naissent de la réflexivité ; or, celle-ci vient de l’opposition entre intérieur et extérieur ; Brown se fonde sur la distinction des concepts d’intérieur (ou espace conceptuel) et d’extérieur (ou espace physique). Puisque c’est leur distinction qui fonde la logique du tiers exclu, il faut donc les réconcilier.

Pour cela Brown montre qu’un système conceptuel peut transcender ses propres limites en se regardant de l’extérieur pour rentrer en lui avec les informations qu’il a pu obtenir sur lui-même. En effet, le monde est construit de telle façon que le monde connu est construit pour qu’il puisse se voir lui-même. Or, « pour qu’il puisse se voir, il doit évidemment d’abord se diviser au moins dans un état qui voit, et au moins en un autre qui est vu. Donc, ainsi partagé et mutilé, il ne se voit jamais que partiellement. Le monde est donc indubitablement lui-même (c’est-à-dire identique à lui-même), mais, chaque fois qu’il essaie de se voir comme un objet, il doit aussi agir de façon à se distinguer de lui-même, et donc se tronquer lui-même. Dans ces conditions, une partie de lui-même lui échappe toujours [9] ».

Dans le même sens, une des interprétations les plus intéressantes, les plus philosophiques, me semble être celle du biologiste chilien Francisco J. Varela [10]. Repartons du constat que le paradoxe est structurellement réflexif, autoréférentiel. Or, qui dit réflexivité dit l’existence d’un monde autonome vis-à-vis duquel on prend du recul, donc la distinction d’un langage et d’un métalangage, d’un intérieur et d’un extérieur, pour reprendre l’analyse de George Brown. En un mot, ce qui est contradictoire au sein d’u système clos ou autonome devient cohérent vu d’un point de vue extérieur. Donc, le paradoxe est l’entrecroisement de niveaux différents à l’intérieur d’un circuit.

Mais, Varela va plus loin [11], comme d’ailleurs Douglas R. Hofstadter [12]. Pour lui, il y a le signe d’un infini qui est plutôt un indéfini [13]. Et pour formuler et même formaliser cette infinité, sans principe ni terme, il fait appel à la notion de fractalité. Or, cette indéfinité est identiquement un pur perspectivisme. En effet, « on ne peut trouver les origines spécifiques et définitives d’une expérience donnée [14] ». Dit autrement, « notre expérience n’a pas de fondement [15] » ; il faut donc abandonner les idées traditionnelles de sujet et d’objet : « le très ancien idéal d’objectivité et de communication […] n’est […] qu’une chimère ». Il y a une juste critique de la représentation et du refus de toute obliquité. Mais ici, on passe de la totalité à la désespérance de pouvoir atteindre le réel. La conséquence positive est prévisible : Varela estime que la disparition des prétendues vérités spéculatives laisse place à une éthique de la tolérance et du pluralisme : « les actes parlent davantage que les mots ».

Décidément, la tentation du primat du pratique sur le théorique est toujours résurgente. Au fond, il y a ici un refus du don originaire. Récusant la signification objective des choses, majorant le constructivisme, cette herméneutique opine vers l’idéalisme, voire vers le relativisme.

4) L’interprétation réaliste

Une seconde interprétation est toutefois possible. J’admets les mêmes prémisses que Varela. Mais je diverge ensuite. Pour le détail, je renvoie à l’article sur les théorèmes de Gödel. En quelques mots :

  1. Le paradoxe assure la consistance d’un monde régi par le principe de contradiction, une structure autonome.
  2. Le paradoxe délimite un hors-monde à l’égard de notre monde intérieur, autrement dit, un monde extérieur.
  3. Le paradoxe refuse la totalisation. Au plan logique, le paradoxe est une invitation à ne pas absolutiser son point de vue. Telle est en partie la signification du koan zen. Le paradoxe est, bien plutôt, une invitation à prendre du recul, à passer à un niveau supérieur. Du point de vue épistémologique, le paradoxe est le signe que le concret, le réel n’est pas intégralement formalisable. Le paradoxe est une sortie de la maîtrise, spéculative et technique, donc de la domination du cogito sur le monde.
  4. Pour autant, ce hors-monde, ce mystère n’est pas un indéfini nous vouant à la répétition comme le veut Varela. Il signale un excès qui, en première analyse, anthropologique, est celle de l’intuitif sur le thématisé, de la pensée pensante (pneumatique) sur la pensée pensée (noétique), de la volonté voulante sur la volonté voulue (Maurice Blondel) ; en deuxième analyse, métaphysique, est celle du fond sur la manifestation (Hans Urs von Balthasar) [16], du mystère sur l’énigme (Gabriel Marcel) ; en dernière analyse, théologique, est celle du surnaturel sur la nature, du divin sur le simplement humain et créaturel (Henri de Lubac).

Pascal Ide

[1] Willard O. Quine, The Ways of Paradox and Other Essays, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971.

[2] Bruno Ernst, The Magic Mirror of M. C. Escher, New York, Random House, 1976, p. 31.

[3] Bertrand Russel, Autobiographie, trad. Antoinette et Michel Berveiller, Paris, Stock, 1967, tome 1, p. 188-189.

[4] Cf. Bertrand Russel et Alfred North Whitehead, Principia mathematica, Cambridge, Cambridge University Press, 1910-1913.

[5] Gregory Bateson, « Vers une théorie de la schizophrénie », Vers une écologie de l’esprit, trad., Paris, Seuil, 1980, tome 2, p. 9-34. Paul Watzlawick, en coll. avec John H. Weakland et Richard Fisch, Change. Principles of Problem Formation and Problem Resolution, 1974 : Changements, paradoxes et psychothérapie, trad. Pierre Furlan, Paris, Seuil, 1975, p. 31-39 (coll. « Points. Anthropologie, sciences humaines » n° 130, 1981). Cf. aussi The Language of Change. Elements of Therapeutic Communication, 1978 : Le langage du changement. Éléments de communication thérapeutique, trad. Jeanne Wiener-Renucci et Denis Bansard, Paris, Seuil, 1980 (coll. « Points » n° 186, 1986)).

[6] Carlos E. Sluzki, Donald C. Ransom (éd.), Double Bind, New York, Grune & Stratton, 1976 ; Milton M. Berger (éd.), Beyond the Double Bind, New York, Bruner/Mazel, 1978.

[7] Cf. Raymond M. Smullyan, What is the Name of this Book ?, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-Hall, 1978.

[8] George Spencer Brown, Laws of Form, Toronto, New York, Londres, Batam Books, 1973.

[9] Ibid., p. 105.

[10] Francisco J. Varela, « Le cercle créatif. Esquisses pour une histoire naturelle de la circularité », L’invention de la réalité, p. 329-345.

[11] « Le théorème de Gödel est probablement la preuve la plus intéressante et célèbre de la fécondité de la réflexivité dans les domaines du langage et des mathématiques », dit Francisco J. Varela (« Le cercle créatif », p. 334-335).

[12] Cf. Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle, trad. Jacqueline Henry et Robert French, Paris, InterÉditions, 1985

[13] Cf. Patrick Hughes et George Brecht, Vicious Circles and Infinity, New York, Doubleday, 1975.

[14] Francisco J. Varela « Le cercle créatif », p. 341. Souligné dans le texte.

[15] Ibid., p. 344. Les citations suivantes sont tirées de cette page.

[16] Cf., par exemple, Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1.

8.2.2022
 

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