L’affaire Sokal ou la nécessaire analogie des connaissances

Avec le recul, l’affaire Sokal – qui fit grand bruit en son temps – est révélatrice autant de son auteur que de ceux qu’il incrimine. Elle ouvre sur une bénéfique et même curative attitude intellectuelle.

Rappelons brièvement les faits. En avril 1996, la revue américaine d’études culturelles postmoderne Social Text publie un article intitulé : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » (sic !) [1]. Il est signé par le physicien Alan Sokal, professeur à l’université de New York. Il prétend y montrer que la réalité physique est seulement une construction linguistique et sociale, en se fondant sur certains travaux américains récents en sciences sociales (Aronowitz, Ross) et sur des écrits théoriques de penseurs français comme Lacan, Derrida, Irigaray.

Or, le jour de sa publication par la revue Social Text, Alan Sokal explique dans une autre revue américaine, Lingua Franca [2], que ce premier article est un pur canular. Il y raconte qu’il a soumis aux lecteurs de Social Text une pseudo-analyse intentionnellement absurde et truffée d’erreurs monumentales en sciences physiques ; de plus, ces erreurs sont des citations d’auteurs – surtout français – considérés comme des autorités en vue (du moins par les responsables de la revue) et qui énoncent de franches bévues scientifiques [3]. Sokal conclut donc à la déliquescence intellectuelle des cultural studies américaines qui regardent plus à l’autorité en note de bas de page qu’au contenu.

Mais ce n’est pas fini. La farce devient réquisitoire. En septembre 1997, Sokal édite chez Odile Jacob, un ouvrage rédigé par un professeur de physique de Louvain, où il fustige huit intellectuels parisiens : Baudrillard, Deleuze, Guattari, Irigaray, Kristeva, Lacan, Latour, Virilio [4]. Même diagnostic : ces penseurs utilisent les sciences exactes pour fonder leur propos, mais ne comprennent rien à ce qu’ils disent.

On s’en doute, ces accusations ne sont pas restées sans réponse – j’allais dire : impunies [5]. Différents auteurs ont répliqué, montrant comment fonctionne le dispositif Sokal : par exemple, la tendance à amalgamer sous le qualificatif « post-moderne » des auteurs aussi différents que ceux qui ont été énoncés ci-dessus. Mais le sens profond est ailleurs : « Le feuilleton sokalien repose sur l’idée que les sciences exactes sont en fin de compte les seules sciences », observe Roger Pol-Droit dans sa recension critique [6].

Qu’en penser ?

 

Certes, on ne peut nier une tendance à l’obscurantisme jargonnant de la part de certains intouchables de la French Theory : Lacan, Derrida, etc. Il est significatif que, dans le même article, Roger Pol-Droit ne répond jamais aux accusations de mésusages de la science, de langue de bois de certains intellectuels français.

Toutefois, le directeur du Monde des livres a visé juste : il a pointé le monisme méthodologique, cette blessure de l’intelligence qui affecte le physicien new-yorkais et tant d’autres scientifiques. D’un mot, Sokal accuse le discours philosophique de manquer de rigueur au nom de la seule rigueur autorisée à ses yeux, celle du discours scientifique. C’est oublier que, sans être totalement cloisonnées (nous allons y revenir), les disciplines ne sont pas poreuses. Concrètement, on peut commettre des erreurs impardonnables en géométrie ou en physique particulaire sans errer en philosophie. Les méthodes et les objets formels sont différents et, au sens logique du terme, indépendants [7].

D’ailleurs, même cette dernière observation ne peut pas s’universaliser à tous les chercheurs. On est par exemple heureux de trouver sous la plume d’un mathématicien qu’il faut « relire la fameuse maxime de Francis Bacon […] : Natura parendo vincitur, on vainc la nature en lui obéissant […], en lui obéissant dans sa totalité » et non « à une seule de se logiques ». Il faut donc faire, continue Upinski, « un retour à la souplesse salvatrice [8] », c’est-à-dire à la multiplicité méthodologique.

Disons-le avec une autre grille de lecture : l’analogie. L’affaire Sokal nous montre que le « bon usage » des sciences par la philosophie doit se ménager un chemin entre deux extrêmes : l’univocité et l’équivocité. Le chercheur diagnostique à juste titre le risque d’utilisation univoque des sciences. Outre ceux de l’article incriminé, un exemple emblématique l’illustrera. Certaines applications du théorème de Gödel nient les différences entre les champs épistémiques : « Du jour où Gödel a démontré qu’il n’existe pas de démonstration de consistance de l’arithmétique de Peano formalisable dans le cadre de cette théorie (1931), les politologues avaient les moyens de comprendre pourquoi il fallait momifier Lénine et l’exposer aux camarades « accidentels » sous un mausolée, au Centre de la Communauté nationale [9] ». Semblablement, affirmer que la notion bergsonienne de morale ouverte relève de la même forma mentis que le caractère « ouvert » de tout système formel établi par Gödel relève de la logique de l’univocité : « En appliquant donc le théorème de Gödel aux questions du clos et de l’ouvert touchant la sociologie – écrit Michel Serres –, Régis Debray boucle et récapitule d’un geste l’histoire et le travail des deux cents ans qui précèdent [10] ».

Si certains philosophes (et, dans l’autre sens, certains scientifiques) sombrent dans l’univocité (qui est une autre manière de parler de monisme méthodologique), d’autres chercheurs courent le risque inverse, celui de l’équivocité : refuser tout pont entre les disciplines, au nom de l’incommensurabilité, de l’hétérogénéité, de la pluralité, bref, de l’équivocité des discours mathématiques, scientifiques et philosophiques. Tel est le risque du principe de NOMA (Non-overlapping Magistera) développé par Jay Gould [11]. Tel est aussi le péril encouru par les critiques de Sokal ou de Jacques Bouveresse [12] qui finissent par rendre perméables les frontières entre les champs de savoir.

Ces deux maux opposés, qui sont autant de blessures de l’esprit, dictent le remède : l’analogie. Dans un passage qu’il faudrait longuement citer et dont nous ne rapporterons que la première phrase, l’historien de la philosophie André de Muralt montre en détail combien la conception aristotélicienne du savoir respecte la diversité de modes de procédé et ainsi évite de meurtrir l’intelligence : « La ‘totalité’ du savoir est donc selon l’ambition philosophique aristotélicienne l’unité analogique de savoirs multiples spécifiquement divers [13] ».

Pascal Ide

[1] Alan D. Sokal, « Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity », Social Text, 46/47 (printemps/été 1996), p. 217-252. Le texte est accessible en ligne.

[2] Id., « A physicist experiments with cultural studies », Lingua Franca, 6 (mai 1996) n° 4, p. 62-64.

[3] Par exemple, il rapproche les féministes de gauche qui optent pour le pro-choice et « les mathématiciens de gauches » qui, travaillant à partir de la théorie de Zermelo Fraenkel Skolem, incorporent l’axiome du choix » (« Transgressing the Boundaries… », note 105).

[4] Alan D. Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

[5] Cf. Baudouin Jurdant (éd.), Impostures scientifiques. Les malentendus de l’Affaire Sokal, coll. « Sciences et Société », Paris, La Découverte et Nice, Alliage, 1998 ; Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, coll. « Science, histoire et société », Paris, p.u.f., 1998 ; « Retour sur l’affaire Sokal », Les Temps modernes, 600 (juillet-septembre 1998), p. 220-284 ; Sophie Roux (éd.), Retours sur l’affaire Sokal, coll. « Histoire des sciences / Études », Paris, L’Harmattan, 2007 ; Adrien Guignard, « Sokal et Bricmont sont sérieux ou : le chat est sur le paillasson », Multitudes, 31 (2007) n° 4, p. 123-131.

[6] Roger Pol-Droit, « Le Monde des livres », Le Monde, vendredi 2 octobre 1998, p. vi.

[7] « Deux énoncés mathématiques sont dits logiquement indépendants s’il est impossible de déduire l’un de l’autre, autrement dit si aucun n’est conséquence logique de l’autre ». (Gregory Chaitin, « Le hasard en théorie des nombres «, Pour la science, 131 [septembre 1988], p. 82-87, ici p. 85)

[8] Arnold Aaron Upinski, La perversion mathématique. L’œil du pouvoir, Monaco, Éd. du Rocher, 1985, p. 293. Tout l’ouvrage est d’ailleurs une saine réaction contre l’emprise exercée par les mathématiques (notamment sur le pouvoir politique) non pour éliminer ces dernières mais pour les resituer.

[9] Régis Debray, Le scribe. Génèse du politique, Paris, Grasset, 1980, coll. « Biblio Essai » nº 4003, 1990, p. 70.

[10] Michel Serres, « Paris 1800 », Michel Serres (éd.), Eléments d’histoire des sciences, Paris, Bordas/Cultures, 1989, p. 359-360.

[11] Ce principe « prône le respect mutuel, sans empiètement quant aux matières traitées, entre deux composantes de la sagesse dans une vie de plénitude : notre pulsion à comprendre le caractère factuel de la Nature (c’est le magistère de la Science), et notre besoin de trouver du sens à notre propre existence et une base morale pour notre action (le magistère de la Religion) » (Stephen Jay Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! ». Science et religion, enfin la paix ?, trad. Jean-Baptiste Grasset, Paris, Seuil, 2000, p. 163).

[12] Cf. Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus de belles-lettres dans la pensée, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1999.

[13] André de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, New York, Kobenhavn, Köln, E. J. Brill, 1991, p. 8. Cf. tout le passage p. 6-19.

17.11.2023
 

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