La vraie liberté selon Krishnamurti : authentique affranchissement ou secrète aliénation ?

Jiddu Krishnamurti (1895-1986), est un homme d’origine indienne, puis naturalisé britannique et décédé en Californie, dont la pensée a exercé et continue à exercer une influence notable sur des publics très variés. Des personnalités de tous bords ont mentionné avoir été influencées par Krishnamurti, comme Eckhart Tolle, Pierre Rabhi, Deepak Chopra, Fritjof Capra, David Bohm ou Rupert Sheldrake.

Un de ses thèmes de prédilection est la liberté. Deux des ouvrages qu’il y consacre ont été traduits en français : La première et dernière liberté [1] ; Se libérer du connu [2]. Nous présenterons la thèse de ce dernier livre (1), puis l’exposerons en sa face négative (2) et en sa face positive (3), avant de l’évaluer (4).

1) La thèse

Même si elle fait appel à une vision de l’homme, de la nature et de Dieu, la démarche de Krishnamurti n’est pas théorique, mais pratique. Comme toute démarche pratique, il faut en considérer la finalité (c’est-à-dire la fin, le but ou l’objectif) et les moyens.

La finalité est de conduire l’homme à la vraie liberté.

Or, si l’homme doit devenir libre, c’est qu’il ne l’est pas. Doubles sont les moyens : en creux, affranchir l’homme de ce qui l’entrave ; en plein, lui proposer un chemin de liberté intérieure.

2) Se libérer des aliénations

a) Exposé

Selon Krishnamurti, la principale aliénation est le connu. D’où le titre de l’ouvrage : Freedom from the known. Pour lui, le connu et, plus généralement, la pensée, le mental, entravent la liberté. Pourquoi ? La lecture de l’ouvrage invite à distinguer plusieurs raisons, même si aucun exposé systématique n’est jamais proposé (d’autant que, dans ce livre, ne sont de Krishnamurti que les paroles qu’il a prononcées au cours de diverses conférences, l’ordre venant de la seule initiative d’une de ses disciples).

L’argument fondamental semble être le suivant. Le savoir est par essence ce qui fragmente ou pulvérise (« le processus de cette machinerie qu’est la pensée consiste à tout émietter [3] ») ; or, la vraie liberté me met en relation avec l’autre ; or, être ouvert à l’autre suppose que rien ne m’en sépare ; donc la liberté révoque tout savoir. De manière voisine : tout savoir se prend à partir du sujet qui sait ; or, se centrer sur soi c’est ne pas être centré sur l’autre : « c’est de ce centre que j’observe et que j’émets mes jugements et c’est ainsi que l’observateur se séparer de ce qu’il observe [4] ».

Ensuite, toute connaissance est tournée vers le passé, elle est recueil d’expériences faites ; or, la liberté est d’abord ouverture à ce qui est donné dans le présent. « La pensée n’est jamais neuve, car elle est une réaction de mémoire, de l’expérience, du savoir [5] ». Krishnamurti donne un exemple frappant : « Lorsque je dis que je vous connais, c’est de la personne telle qu’elle était hier dont je parle. En fait, en ‘ce moment même’, je ne vous connais pas. Tout ce que je connais, c’est mon image de vous [6] ».

En outre, la pensée est une répétition des sagesses existantes (hommage rendu à diverses traditions) ; or, la liberté est capacité créatrice, toujours nouvelle. « nous sommes la résultante de toute sorte d’influences et il n’y a rien de neuf en nous [7] ».

De plus, la pensée est toujours prise dans un conditionnement langagier, culturel, traditionnel ; or, la liberté est, par définition, dégagement de tout conditionnement. « Mais comment pouvons-nous être libres de regarder et d’apprendre, lorsque, depuis notre naissance jusqu’à l’instant de notre mort, nous sommes façonnés par telle ou telle culture, dans le petit moule de notre moi [8] ? » Krishnamurti est encore plus radical : « Considérez une seule forme de conditionnement : votre nationalité. […] lorsque vous en devenez conscients, vous vous apercevez que vous n’agissez jamais sans lui : jamais ! Et par conséquent vous vivez toujours dans le passé, avec les morts [9] ».

Enfin, la pensée notamment normative, éthique, compare en permanence avec autrui et compare aussi l’être et le devoir-être ; or, la comparaison introduit la contradiction et le conflit entre le ce que je suis, maintenant, et le futur hypothétique ou l’autre que je ne suis pas. Voilà pourquoi la liberté se refuse à cette pensée par essence comparative. « Nous ne cessons de mettre en regard ce que nous sommes et ce que nous devrions être ». De sorte que nous vivons dans le conflit entre le présent et le futur. Or,

 

« ce qui ‘est’ n’a de réalité pour nous que lorsque nous vivons en sa présence, sans nous livrer à aucune comparaison. C’est alors que nous pouvons paisiblement accorder toute notre attention à ce qui se trouve en nous : désespoir, laideur, brutalité, peur, anxiété ou solitude, et vivre avec, complètement [10] ».

b) Conséquences

1’) Libération des passions

On s’étonnera que Krishnamurti ne parle pas, comme le fait plus souvent notre tradition occidentale d’autres liens, comme les passions (la crainte, la violence, le désir) ; mais justement, celles-ci ne ligotent l’homme que parce qu’elles naissent de la pensée. Libérer l’homme du connu, c’est donc le conduire à la liberté même à l’égard des liens affectifs.

Krishnamurti libère ainsi l’homme du plaisir car le plaisir est un besoin qui appelle la répétition ; or, la répétition interdit l’ouverture à la nouveauté et le besoin aliène la liberté ; de plus, le plaisir craint le manque et celui-ci appelle la souffrance. Voilà pourquoi Krishnamurti invite l’homme à quitter la tyrannie du plaisir : « Avez-vous observé ce qui vous arrive lorsqu’un petit plaisir vous est refusé ? […] Vous avez peur de ne pas trouver ce que vous cherchez ou de perdre ce que vous avez [11] ».

Notre auteur veut aussi libérer l’homme de la peur [12], de la colère et de la violence [13], de la crainte de la solitude [14].

2’) Libérations des dogmes

Les dogmes font partie de la connaissance. Krishnamurti refuse tout savoir normé par une autorité extérieure. Il a un souci extrême que toute vérité, tout acte surgisse de notre intériorité. Son exigence d’autodétermination est totale : « Si vous pensez qu’il est important de vous connaître parce que quelqu’un vous l’a dit (moi ou un autre), je crains que cela ne mette fin à toute communication entre nous [15] ».

Plus précisément encore, les dogmes donnent une vision partielle, à partir d’une culture elle-même partielle et le plus souvent en opposition aux autres cultures ; or, « la fragmentation est » une « perte d’énergie [16] ».

3’) Libération des attitudes aliénantes

Krishnamurti s’oppose aussi à certaines attitudes qu’il estime serviles, notamment deux : l’imitation autant que le conflit ; la psychologie parlerait de la dépendance et de la contre-dépendance. En effet, aucune des deux ne permet d’être soi-même, c’est-à-dire indépendant. Il souligne aussi, dans des formules qui rappellent la légende du Grand Inquisiteur, que l’homme a « une tendance habituelle à obéir [17] », à se soumettre.

3) Accéder à la vraie liberté

Nous avons considéré les moyens qui éliminent les entraves à la liberté. Envisageons maintenant les moyens positifs qui promeuvent cette liberté. Puisque Krishnamurti suspecte la connaissance, il ne va pas faire appel à des savoirs connus mais à certaines expériences décisives. Tentons d’en systématiser le contenu.

a) Nature

Comme on le voit, advenir à la liberté, c’est se libérer de la répétition du passé et de la projection dans le futur, surtout à partir de projets préfabriqués ou de devoirs préétablis. Or, le temps comporte trois extases du temps : le passé, le présent et le futur. Être libre, c’est donc s’ouvrir au présent. « Notre question est donc : nous est-il possible de vivre complètement, totalement, dans le présent [18] ? » Alors, disparaissent les pensées, les craintes et naît la joie.

Du côté de l’objet, la liberté est ouverture au réel dans sa totalité, sa globalité non fragmentée. « La Vérité est ce que l’on voit en totalité [19] ».

Du côté du sujet, Krishnamurti parle d’un état de conscience totale qui ouvre au réel dans sa globalité, sans abstraction ni fragmentation. Alors, l’observateur s’abolit complètement pour donner toute sa place à l’observé. Il parle aussi de la méditation : en effet, « la méditation est un état d’esprit qui considère avec une attention complète chaque chose en sa totalité, non en quelques-unes de ses parties [20] ».

Cette ouverture est un abandon et « un état d’austérité absolue ». Cette austérité « est celle de la simplicité totale, qui est une complète humilité ». Elle demande aussi un état de silence, ainsi qu’on en fait l’expérience en nous promenant dans la nature. Ce dépouillement permet de recevoir l’autre sans aucune prévention ni projection.

b) Finalité

Au fond, ce que désire Krishnamurti est l’avènement d’une véritable nouveauté. En effet, « ce dont nous avons besoin, c’est de quelque chose de totalement neuf [21] » : « Là est le point essentiel : est-il possible de provoquer une révolution totale dans la psychè [22] ? »

Et cette nouveauté est divine. Krishnamurti, en quelque sorte, se refuse à ce que ce désir d’ouverture s’assèche.

c) Conséquences

Autant Krishnamurti critique le plaisir, autant il veut promouvoir la joie. Mais si le plaisir est lié à la répétition du passé et à l’espoir d’un futur incertain, la joie est liée au seul présent. Il part de l’exemple d’un beau paysage ou d’un beau visage :

 

« Je vois ces choses avec une joie intense et pendant que j’observe, il n’y a pas d’observateur, mais une beauté telle que l’amour. Pendant un instant, je suis absent, moi et mes problèmes, mes angoisses, mes tracas : il n’y a que cette merveille. Je peux la voir avec joie et l’instant suivant l’oublier ; mais si la pensée et l’émotion interviennent, le problème commence ; je me remémore ce que j’ai vu, je pense à cette beauté, je me dis que je voudrais la revoir de nombreuses fois. La pensée se met à comparer, à juger, à vouloir un lendemain [23] ».

 

Cette attitude permet aussi de trouver le véritable amour : « Rencontrer l’amour sans l’avoir cherché est la seule façon de le trouver [24] ».

L’esprit vraiment livre est religieux. Krishnamurti distingue soigneusement l’esprit religieux de celui qui adhère à une religion. Le premier, étymologiquement, relie, alors que le second est muré dans sa partialité ; or, comme on l’a vu, la vraie conscience se refuse à la fragmentation [25].

4) Évaluation critique

Nous le disions au point de départ, l’intention profonde de Krishnamurti est de conduire l’homme à une expérience de liberté totale. Mais il me semble que cette liberté est elle-même en vue d’autre chose : l’ouverture à une véritable nouveauté. Ou plutôt, le signe par excellence de l’accès à la liberté est la capacité à recevoir la nouveauté, voire à la susciter.

a) Faux procès

Il serait injuste de faire de Krishnamurti un anti-intellectualiste ou un ennemi de l’affectivité. Il ne congédie que les connaissances et les affects qui nuisent à la liberté ; sa critique ne porte pas sur la connaissance comme telle et encore moins sur l’affectivité comme capacité, mais sur leur mésusage.

De même son insistance sur l’autodétermination n’est pas du solipsisme. Que l’homme soit source de ses actes n’en fait pas : « En menant notre enquête à notre propre sujet, nous sommes loin de nous isoler du reste de l’univers : ce serait malsain [26] ».

b) L’intuition juste

Je ne peux que souscrire à ce projet de liberté et plus encore de libération de tout conditionnement. Ainsi, son projet est radicalement opposé à celui que, avec d’autres, propose Paul Ricœur, à savoir advenir à la liberté à partir de ces conditionnements : accéder au volontaire non pas seulement en transcendant mais en intégrant l’involontaire, la figure téléologique assumant le patient cheminement par l’économie de l’archéologie. En ce sens, le projet de Krishnamurti, pour paraître plus angélique ou moins incarné, me semble davantage honorer la transcendance de la liberté : non pas qu’il veuille éviter la longue médiation des conditionnements, mais parce qu’il pense que l’on peut accéder plus directement à l’esprit. Au fond, Ricœur ne concède-t-il pas à la psychanalyse que le dynamisme de l’esprit surgit des passions ?

Les moyens que Krishnamurti propose sont aussi justes pour une bonne part. Il me semble qu’on peut réinterpréter son intuition de plusieurs manières (même si une telle réinterprétation trahit son projet qui est de faire table rase de tout connu, de toute tradition).

Du point de vue anthropologique, il revalorise l’ouverture au présent, la réceptivité sans parasite d’un homme toujours tenté par l’émissivité. « En général, constate-t-il, nous traversons l’existence d’une façon inattentive [27] ». Plus encore, il s’approche de la belle définition aristotélicienne de la connaissance comme identité de l’acte du connaissant et du connu. Voici comment Krishnamurti le dit avec ses propres mots : « voyez ce qui se produit lorsqu’on observe de tout son être, avec la totalité de son énergie. Vous verrez que dans cette intensité il n’y a pas du tout d’observateur : il n’y a que de l’attention. Ce n’est que l’inattention qui sépare l’observateur de la chose observée [28] ». Ou il donne un exemple : « Dans la Chine ancienne, un peintre, avant de commencer à peindre quoi que ce soit – un arbre, par exemple – s’asseyait devant son sujet pendant des jours, des mois, des années – peu importait le temps – jusqu’à « devenir » l’arbre. Il ne s’identifiait pas à lui, il était cet arbre [29] ». Krishnamurti nous permet ainsi de répondre à l’objection constructiviste rémanente des psychologues (ou même de l’idéalisme) : tout voir n’est pas la projection de catégories antérieures ; il y a un voir qui est pur accueil du réel dans sa totalité, sans projection ou préstructuration.

Du point de vue métaphysique, il s’approche de la saisie de l’être. « Que peut-on faire au sujet d’une chose qu’on est soi-même ? On ne peut ni se révolter contre elle, ni la fuir, ni même l’accepter. Elle est ‘là’ [30]! » Et cette saisie se fait sous l’angle de la beauté : « Seuls ceux qui savent regarder un arbre, les étoiles, les eaux scintillantes d’un torrent, dans un état de complet abandon, savent ce qu’est la beauté [31] ».

Enfin, du point de vue spirituel, dans ce souci de sauver l’absolu surgissement du nouveau, Krishnamurti dit quelque chose de l’imprévisible survenue de la grâce dont l’annonciation de l’ange à Marie est la figure emblématique. Il raconte l’histoire d’un grand disciple qui va chez Dieu pour lui demander qu’il lui enseigne la vérité : « Mon ami, cette journée est si chaude, apporte-moi, je te prie, un verre d’eau ». Le disciple s’en va et frappe à la première porte qu’il rencontre. Une belle jeune femme lui ouvre ; il en tombe amoureux, ils se marient et en a plusieurs enfants. Mais voilà que le malheur fonde sur la région où il habite. Il manque d’être noyé. Sa détresse est tellement grande qu’il se met à crier : « Dieu, viens à mon aide ! » Et le Seigneur lui répondit : « Où est le verre d’eau que je t’avais demandé ? » [32] Krishnamurti est-il pour autant pélagien ? Certes, il insiste beaucoup sur cette ascèse par laquelle nous nous rendons présents au seul présent ; il demeure qu’il invite l’homme à s’ouvrir le plus possible à ce qui s’offre ; le volontarisme est tempéré par cet accueil.

Telle personne équilibrée, profondément chrétienne m’a fait part de l’importance, de l’impact que les paroles de Krishnamurti ont sur elle. Elles furent au point de départ d’une incontestable expérience intérieure, de communion avec le réel, avec l’autre, avec Dieu.

c) Les limites

Si Krishamurti ouvre au don de l’être, il n’ouvre pas au don de soi lorsqu’il parle de l’amour [33]. Il est frappant de constater que sa conception du bonheur n’est pas la communion d’amour. Or, ce déficit dans l’appréhension du troisième moment du don (le don 3) est signe que son ouverture au don initial (le don 1) défaille, car n’est pas totale. Et là nous touchons à mon sens la plus grande limite de l’auteur. En effet, Krishnamurti travaille à la connaissance de et ouverture (qui est amour) à la nouveauté du réel, mais sans ouverture à son Auteur. Un don est sans Donateur, une ouverture à l’autre sans Tout-Autre, une transcendance tronquée introduit à une connaissance sans reconnaissance. Voilà pourquoi Krishnamurti vit plus dans le beau que dans le vrai (qu’il n’ignore pas totalement) ou le bien (qu’en revanche il ignore totalement dans son objectivité normative).

Sous un autre angle, on pourrait dire qu’une trop grande insistance sur le moment de l’autonomie ou de la liberté, autrement dit du don 2 (que l’on songe à l’importance que Krishnamurti octroie à la solitude [34]) et sur la nécessité de s’arracher à tout conditionnement manque l’enracinement dans le don 1. La pensée de Krishnamurti ne souffrirait-elle pas d’un déficit en réception ? L’instant présent demeure le cœur du temps, mais il est le point à partir duquel se redéploie le passé et le futur, non le point d’exclusion.

Certes la saisie intuitive du réel, de l’être est première (en perfection), mais il y a de l’angélisme à se dérober à la discursivité, à la recherche. De même qu’il y a de la toute-puissance dans cette visée de la vérité globale, sans perte aucune.

Une autre limite concerne aussi le don 1 : tout conditionnement n’est pas limitatif. Krishnamurti dialectise indûment vérité et bien : toute connaissance est limitative, qu’elle soit vraie ou non ; or, la vérité se tient du côté du don à recevoir (avant d’être une vérité à découvrir). Que l’on se souvienne de ce qui est dit plus haut de notre culture nationale, de notre langage. Krishnamurti utilise en permanence un langage pour transmettre ses idées, sans critiquer ce véhicule hérité qui appartient à ce passé qu’il honnit.

Mais au fond, si Krishnamurti se dérobe d’une certaine manière au don 1 (du moins celui de la culture, du savoir acquis), c’est que cette origine est une limite. Or, Krishnamurti a une conception de la limitation seulement négative : toute détermination est pour lui négation. Il n’a pas idée qu’à travers la particularité puisse se donner l’universel, ce qui est l’expérience de la culture. Donc Krishnamurti a raison dans son intention (ne pas frustrer le désir d’infini chez l’homme) mais tort dans les moyens mis en œuvre (nier l’enracinement dans une culture, un discours rationnel, etc.).

Le don reçu notamment d’autrui est minimisé : « La cause fondamentale du désordre en nous-mêmes est cette recherche d’une réalité promise par autrui [35] ». « Je ne suis pas le gardien de mon frère », dit-il sans se rendre compte qu’il reprend presque mot à mot la parole de Caïn répondant à Dieu [36].

Une autre conséquence révélatrice : ce désir d’illimitation conduit Krishnamurti à trop spiritualiser la mort et à lui faire négliger la dissolution, la disparition bien réelle de la personne aimée ; elle en dit aussi long sur son insensibilité à la mort de ses amis et donc sur le peu d’ouverture et de compassion d’une âme qui est trop préoccupée de sa perfection. « Mourir, dit-il, c’est se vider totalement l’esprit de ce que l’on est, c’est se vider de ses aspirations, des chagrins et des plaisirs quotidiens. La mort est un renouvellement, une mutation […]. Lorsque se présente la mort, elle apporte toujours du nouveau [37] ». Allez dire cela à une mère qui a perdu son enfant, même si Krishnamurti parle en priorité de notre propre mort. D’où aussi sa suspicion à l’égard des larmes : « Si l’on pleure parce qu’on se prend en pitié, ces larmes, versées sur soi, n’ont aucun sens. Si l’on pleure parce qu’on est privé d’une personne en qui l’on a placé beaucoup d’affection, c’est que ce n’était pas de l’affection [38] ». Que penser alors des larmes du Christ ?

Autre limite. Krishnamurti est à ce point soucieux de s’arracher aux conditionnements passés et limitatifs, fragmentants qu’il se refuse à toute attitude d’ouverture et de préparation pour ne plus vivre que dans un présent désolidarisé du passé. Tel est, pour lui, l’état de l’esprit religieux, état quiétiste qui a tué tout désir.

Là encore, nous touchons du doigt le pessimisme de Krishnamurti qui n’a pas réconcilié vrai et bien, mais ici dans l’autre sens : le désir pourrait corrompre la vérité nouvelle qui advient ; il serait déjà une préstructure qui déforme. Il faut « rencontrer cette chose sans l’inviter, sans l’attendre, sans chercher, ni explorer […]. On ne peut pas inviter le vent, mais on doit laisser la fenêtre ouverte, ce qui ne veut pas dire être en attente : ce serait une autre forme d’illusion. Cela ne veut pas dire que l’on doive s’ouvrir pour recevoir : ce serait une autre forme de pensée [39] ». Krishnamurti n’a pas idée d’une préparation, d’un désir qui creuse en nous le don. À la limite, une telle position serait extrinséciste et ferait de la Vérité reçue en sa globalité une réalité tellement extérieure qu’elle en ferait violence.

5) Conclusion

Limitons là nos critiques. Ce texte, rédigé il y a plus de vingt ans à une époque où j’étais moins sensible à l’influence de la pensée bouddhiste, n’a pas assez relevé l’influence de celle-ci sur la métaphysique implicite de notre auteur.

Quoi qu’il en soit, si nombre d’intuitions de Krishnamurti sont justes, elles requièrent d’être rééquilibrées afin de n’être pas absolutisées. Il s’agit donc non pas tant de les critiquer, ni même de les dépasser du dedans, que de les intégrer dans le cadre d’une métaphysique de l’amour-don. Certaines observations faites dans ce sens en suggèrent la pertinence.

Pascal Ide

[1] Krishnamurti, La première et dernière liberté, trad. Carlo Suarès, Paris, Stock, 1955 et Le Livre de poche, Paris, 1995,

[2] Krishnamurti, Se libérer du connu, textes choisis par Mary Lutyens, trad. Carlo Suarès, Paris, Stock, 1994, Livre de poche n° 13820.

[3] Ibid., p. 46.

[4] Ibid., p. 96.

[5] Ibid., p. 37.

[6] Ibid., p. 93.

[7] Ibid., p. 8.

[8] Ibid., p. 23.

[9] Ibid., p. 24.

[10] Ibid., p. 63.

[11] Ibid., p. 37.

[12] Cf. Ibid., p. 39-48.

[13] Cf. Ibid., p. 49-57.

[14] Ibid., p. 68-70.

[15] Ibid., p. 19.

[16] Ibid., p. 62.

[17] Ibid., p. 109.

[18] Ibid., p. 44.

[19] Ibid., p. 30.

[20] Ibid., p. 117.

[21] Ibid., p. 119.

[22] Ibid., p. 15.

[23] Ibid., p. 36.

[24] Ibid., p. 87.

[25] Cf. Ibid., p. 120.

[26] Ibid., p. 20.

[27] Ibid., p. 26.

[28] Ibid., p. 91.

[29] Ibid., p. 98-99.

[30] Ibid., p. 99.

[31] Ibid., p. 91.

[32] Ibid., p. 72.

[33] Cf. Ibid., p. 86-88.

[34] Ibid., p. 68s, Ibid., p. 106s.

[35] Ibid., p. 9.

[36] Ibid., p. 50.

[37] Ibid., p. 78.

[38] Ibid., p. 84.

[39] Ibid., p. 123-124.

21.11.2020
 

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