La vie du Christ. Proposition nouvelle

Scruter théologiquement la vie du Christ dans le déploiement de ses mystères, depuis la conception (l’Annonciation) jusqu’à l’Ascension, voire la Pentecôte, n’a quasiment jamais intéressé les théologiens. Leur christologie s’est centrée sur son être divino-humain et a délaissé son déroulement historique. Paradoxalement, alors que les évangiles ne donnent à connaître l’identité du Christ qu’à travers son humble vie terrestre, celle-ci est délaissée au profit d’une réflexion plus universelle, plus conceptuelle et souvent plus anhistorique sur l’assomption de la nature humaine dans l’unique personne du Fils.

En réalité, il y a deux exceptions, très notables, à cette désaffection généralisée pour la vita Christi : saint Thomas d’Aquin [1] et Hans Urs von Balthasar [2]. Ce n’est pas le lieu de proposer une interprétation de cette étonnante convergence, ce qui a fait l’objet d’une remarquable thèse d’Étienne Vetö [3]. Cette observation plus générale souhaitait introduire une autre donnée remarquable : une proposition suggestive de Joseph Ratzinger. Dans un bref article que l’édition française des Œuvres complètes ne date malheureusement pas, le professeur de théologie propose dix thèses de christologie [4]. Et la première – qui, telle l’ouverture d’un opéra, commande les autres – est la suivante :

 

« Le fait de la Résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts constitue le point de départ de la christologie dans le Nouveau Testament ; c’est ainsi que Dieu prend publiquement position en faveur de Jésus dans le procès que les juifs et les païens avaient organisé contre lui. L’appui qu’il reçoit de Dieu ratifie :

  1. a) son interprétation de l’Ancien Testament, à la fois contre le messiniams politique et l’apocalyptique pur ;
  2. b) sa revendication de souveraineté, pour laquelle il avait été condamné à mort [5]».

 

Partir de la résurrection du Christ n’est pas absolument original [6], même si la plupart des théologiens, soit pensent leur christologie de manière anhistorique, ainsi que nous l’avons dit, soit se centrent sur la Passion. Mais, ce qui est original, est de contempler dans la résurrection du Christ, non pas d’abord l’acte du Fils ou de l’Esprit, mais l’acte même du Père témoignant en faveur de son Fils. Comment le comprendre ?

On peut d’abord l’interpréter de manière en quelque sorte ponctuelle. Il peut être piquant de comparer le récit évangélique, ici interprété théologiquement comme glorification paternelle par les Apôtres (cf. Ac 2,22 s ; 13,33) et les théologiens du Nouveau Testament (cf. Rm 8,11 ; Jn 17,1 s ; He 1,5 ; 5,5 ; etc.), avec les scénarios de victoire que nous servent par exemple les thrillers ou les policiers : la victime innocente apparemment abattue par les « méchants » revient triomphalement pour faire justice et, au minimum, les inviter à se repentir et, au pire, les détruire. Or, tout autre est l’histoire sainte vue par Dieu : Jésus n’apparaît ni aux Juifs ni aux Romains qui l’ont fait mourir, pour leur montrer l’évidence même de leur erreur. Il se montre à ses Apôtres, ceux que le Père lui a donnés (cf. Jn 17,6 s), afin de les instituer comme témoins. Pourquoi ? Notre réponse habituelle revient au fond à dire : Jésus nous laisse le travail ! Ce n’est pas comprendre la logique divine qui est une logique d’amour, donc une logique de don, c’est-à-dire de fécondité, et de réception, c’est-à-dire d’obéissance. En effet, dans un ultime acte d’obéissance, le Fils se remet entre les mains du Père qui, avec lui, envoie l’Esprit de vérité. Mais, avant de demander à ses disciples de témoigner de lui, le Fils attend du Père qu’il témoigne pour lui. Or, témoigner, c’est dire la vérité. Or, la Vérité du Fils est son être divin, c’est-à-dire sa Vie (cf. Jn 14,6). Voilà pourquoi, témoigner en faveur de son Fils est, pour le Père, donner à son humanité la vie éternelle qu’elle attend, autrement dit le ressusciter. Tel est donc le sens de la Résurrection : « Dieu », c’est-à-dire le Père, « prend publiquement position en faveur de Jésus ».

Mais je souhaiterais comprendre cette parole du théologien bavarois plus largement, c’est-à-dire de manière systémique. Il me semble qu’elle propose germinalement toute une nouvelle théologie de la vita Christi. Celle de saint Thomas est entièrement structurée par la rythmique dionysienne de l’exitus (sortie) et du reditus (retour), à l’instar de la totalité de la Somme de théologie. Celle de Balthasar bat du principe holographique (du Verbum abreviatum) [7] qui est contenu dans le titre de l’édition allemande [8] et selon laquelle le tout qu’est le Christ se concentre dans chaque fragment de son existence. Il me semble que, à partir de l’intuition axiale de Ratzinger, l’on pourrait réinterpréter toute la vie du Christ à partir de la dynamique quaternaire du don.

En effet, cette dynamique se déploie en quatre moments : la donation aimante ; la réception ; la donation en retour du Récepteur ; la réception en retour par le Donateur. Or, la vie du Christ est elle-même rythmée par ces différents temps : le don que le Père fait du Christ (pas seulement du Fils) « avant la fondation du monde » à ceux qu’il a « prédestinés » (cf. Ép 1,3-12) ; l’incarnation obéissante du Fils qui vient « faire la volonté » du Père (cf. He 10,5-10) ; la Passion librement choisie qui est la réponse aimante de « l’Heure » (cf. Jn 17,1) ; la Résurrection qui est la réception en retour du Père par lequel il témoigne de son Fils, ainsi que nous l’avons vu. Ainsi, celui qui « nous a aimés jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1), celui qui nous a révélé le Père (cf. Jn 14,9), qui n’est qu’amour (cf. 1 Jn 4,8.16) épouse l’intégralité du cheminement même de l’amour-don. Et, de même que la fin est cause des causes, la Résurrection est la clé ouvrant la totalité de cette vie du Christ.

Ce qui pourrait apparaître seulement comme une de ces heureuses correspondances, que les théologiens du siècle de saint Bernard affectionnaient, est secrètement animé par la plus profonde, la plus libre et pourtant, ou plutôt, de ce fait, la plus déterminée des logiques : celle même de la vie trinitaire. Comment s’en étonner ? En effet, le Christ n’est pas seulement le Fils du Père assumant une nature humaine individuée ; il est le Fils de l’amour (cf. Jn 3,35 ; 14,31) envoyé, c’est-à-dire donné, par le Père pour les hommes. Or, c’est une doctrine constante chez les Pères et les Docteurs de l’Église, les processions éternelles sont la source des missions visibles qui, en retour, les révèlent. Puisque toute la vie trinitaire résonne de cette communion qui est communication, dans l’Esprit, entre le Père et le Fils – dont l’Apocalypse nous affirme qu’ils sont autant l’un que l’autre Alpha et Oméga (Ap 1,8 ; 21,6 ; 21,13) –, comment la vie même du Christ ne célébrerait-elle pas à son tour cette danse périchorétique qu’est la Vie unitrine ? Telle est la vérité profonde de l’intuition joachimite : proposer une théologie de l’histoire à la lumière de la Trinité.

Dans une formule extraordinairement suggestive, l’encyclique de Benoît-François, affirmait que l’être est communion : « Le croyant affirme que le centre de l’être, le secret le plus profond de toute chose, c’est la communion divine [Homo credens affirmat centrum exsistentiae, altissimum omnium rerum secretum divinam esse communionem] ». Et il ajoutait : « ce Dieu communion [est] échange d’amour entre Père et Fils dans l’Esprit [Deus communio, amoris permutatio inter Patrem et Filium in Spiritu] [9] ». Ce qui est vrai de l’être l’est aussi universellement du devenir, particulièrement de l’histoire humaine, et plus singulièrement encore, de la vita Christi, mesure de toute histoire. Elle est rythmée par la dynamique quaternaire du don qui est le reflet efficace de ce paradigme de toute temporalité, la Communion trinitaire.

Ne pourrait-on étendre cette intuition à l’histoire de l’Église et à nos propres vies qui sont appelées à vibrer avec cette dynamique quaternaire qui est aussi temporelle. Par exemple, Jésus nous donne l’Église à la Croix, lorsque la lance perce son côté (cf. Jn 19,34) ; l’Église naît et donc se reçoit à la Pentecôte du Souffle-Esprit puissant (cf. Ac 2,1 s) ; l’Église grandit, par la mission et la réforme permanente [10] ; enfin, avec et par l’Esprit, elle retourne vers sa Source en s’écriant : « Viens, Seigneur Jésus ! » (Ap 22,20).

Pascal Ide

[1] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 28-59.

[2] Cf. Hans Urs von Balthasar, Théologie de l’histoire, trad. Robert Givord, Préface d’Albert Béguin, Paris, Plon, 1955, nouv. éd. entièrement revue, Paris, Plon, 21960, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 41981 ; La théologie de l’histoire, Paris, Parole et Silence, 52003.

[3] Cf. Étienne Vetö, Du Christ à la Trinité. Penser les Mystères du Christ après Thomas d’Aquin et Balthasar, coll. « Cogitatio Fidei » n° 283, Paris, Le Cerf, 2012.

[4] Cf. Joseph Ratzinger, « Le Christ. Thèses pour la christologie », Opera Omnia. VI. Jésus de Nazareth. 2. Écrits de christologie, trad. Pascale-Dominique Nau, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, Paris, Parole et Silence, 2023, p. 41-44.

[5] Ibid., p. 41.

[6] C’est ainsi que François-Xavier Durwell a élaboré sa christologie à partir de la résurrection. Toutefois, il pense celle-ci dans sa quasi-identité avec la mort : « la mort ne fait qu’un avec la résurrection, en parfaite identité » (François-Xavier Durrwell, La mort du Fils. Le mystère de Jésus et de l’homme, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 2006, p. 181. Souligné dans le texte. C’est la troisième des quatorze thèses résumant l’ensemble de l’ouvrage).

[7] Cf. Hans Urs von Balthasar, Das Ganze im Fragment. Aspekte der Geschichtstheologie, Einsiedeln, Benziger, 1963.

[8] Cf. Pascal Ide, « Le tout est (dans) la partie. La loi holographique, contrepoint à l’émergence », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2021, p. 52-112.

[9] François, Lettre encyclique Lumen fidei sur la foi, 29 juin 2013, n. 45.

[10] Tel est l’enseignement de saint Paul VI dans sa lettre encyclique programmatique sur l’Église (cf. Ecclesiam suam, 6 août 1964, n. 10-15).

21.6.2023
 

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