La vertu théologale d’espérance

« J’ai tellement confiance en Vous que, la plupart du temps, je vous appelle Docteur [1] ».

En étudiant brièvement la vertu théologale d’espérance, nous allons démêler des réalités à la fois proches et différentes : espérance, espoir, foi, confiance et abandon.

1) Nature de l’espérance

Là encore il y a un sentiment sous-jacent à la vertu : derrière l’espérance se trouve l’espoir. L’espoir est un sentiment, alors que l’espérance est une vertu, précisément une vertu théologale. Comprendre ce qu’est l’espoir permettra de saisir ce qu’est l’espérance. Ce sentiment constitue le fondement anthropologique de la vertu théologale.

a) La passion d’espoir

L’espoir est une réalité de la vie de tous les jours, c’est un sentiment qui fait partie du quotidien, et qui le dynamise. Nous espérons tous différentes choses : voir un bon film à la télévision ce soir, que ce rendez-vous demain se passera bien, etc. Dis-moi ce que tu espères, je te dirai qui tu es…

Mais en quoi consiste le sentiment d’espoir ?

1’) L’espoir est un sentiment

L’espoir est un sentiment, une manifestation de l’affectivité. Puisque celle-ci est commune aux hommes et aux animaux, on le rencontre aussi chez ces derniers :

 

« La vie du lion tient aux proies qu’il poursuit et dévore ; le chevreuil se nourrit d’une verdure dont il est continuellement en quête ; l’écureuil est à la recherche de noix pour sa subsistance. L’attente respective de ces animaux est légitime, et le plus intéressant de leur vie y passe [2] ».

 

Comme tout sentiment, par exemple la joie, la peur ou la colère, l’espoir est neutre. Elle est une énergie porteuse d’information, mais sans connotation morale. Cela vaut aussi pour son contraire, le désespoir : ressentir qu’on est désespéré n’est en rien un péché. Celui-ci commence lorsqu’on commence à s’y complaire et, a fortiori, quand on tient un discours ou qu’on agit dans le sens de ce sentiment.

2’) L’espoir concerne un bien

L’espoir a ceci de commun avec la crainte qu’ils sont tous deux des affects tournés vers le futur (nous allons le revoir). En revanche, l’espoir se différencie de la crainte en ce que le premier est tourné vers un bien (au sens général de ce qui est bon, et non au sens moral de ce qui est juste) et la seconde vers le mal. Voilà pourquoi celui qui craint Dieu a du mal à être dans l’espérance : si je le crains je ne peux rien attendre de Lui. De même, une éducation qui est trop fondée sur la crainte n’éduque pas à l’espoir.

En termes plus actuels, l’attente valorise l’objet. J’en ai fait l’expérience réelle le jour où, avec des amis, j’ai attendu plus de deux heures, pour voir le film Le Titanic, tant la queue était longue, et le succès… titanique. De sorte que, lorsque nous sommes arrivés dans la salle (le film, de 3 heures 20 commençait à minuit moins le quart !), bondée, nous avons eu l’impression de voir le film du siècle. L’attente avait automatiquement accru l’importance du film. Il était inimaginable qu’il ne fut pas exceptionnel.

3’) L’espoir concerne un bien futur

L’espoir a ceci de commun avec la joie que ces deux sentiments concernent un bien, mais il s’en distingue en ce que le premier est tourné vers le futur, alors que la joie naît au contact du bien présent.

L’espoir peut faire vivre. Regardons les personnes sur le quai d’un train qui est en retard ; sœur Anne grimpant à sa tour… On peut aussi attendre l’impossible…

4’) L’espoir concerne un bien futur difficile

Enfin, l’espoir a ceci de commun avec le désir qu’ils sont tous deux tournés vers un bien à venir ; mais ils se contredistinguent sur un point essentiel : le désir est incliné vers un bien aisé et l’espoir par un bien ardu ; autrement dit, le premier est un acte de l’appétit concupiscible et le second de l’appétit irascible. En effet, un obstacle rend l’obtention de la fin difficile à atteindre. Et l’espoir est le sursaut affectif qui jaillit en nous face à un bien non seulement désirable mais immédiat. Il n’y a pas seulement en nous des désirs mais aussi de l’agressivité. Et l’agressivité est une bonne chose car elle est ce qui me permet de traverser l’obstacle. Autant la violence est une démesure, autant l’agressivité est une bonne énergie qui nous permet de nous défendre. Contemplons la nature : en dotant les roses d’épines, elle a voulu que les êtres soient capables de s’affronter aux difficultés et de les vaincre. Notre monde préfère souvent l’immédiateté du désir à la patience de l’espoir. Pourtant, s’il est heureux d’avoir des désirs pour ses enfants, il est plus grand de nourrir de l’espoir.

Sur la place de la Cathédrale de Sienne, se trouvait en décembre 2000 une représentation d’art contemporain de Massimo Lippi, L’orma del fuoco (trace de feu). Elle montrait une barque symbolique. L’idée se résumait ainsi : « Dans le déluge, l’espoir ». En effet, la pierre composant la coque du navire était divisée en sept blocs impressionnants : sept comme le chiffre de la perfection. Il est ainsi suggéré que le monde entier est convoqué, rassemblé en cette barque, mais divisé. Or, en haut du mât se trouve un nid qui est vide : le mât symbolise l’arbre de vie et le nid vide qui attend le retour de la colombe, l’espérance. Voilà pourquoi il était dit de cette nouvelle arche du monde : « Gallija et non si muove : elle flotte et ne bouge pas ».

5’) L’espoir concerne un bien futur difficile mais jugé accessible

Si le bien est jugé inaccessible, alors survient le désespoir, la tristesse et la colère. Sœur Anne redescend désabusée, amère de sa tour. En quoi mettons-nous nos espoirs ? Voilà pourquoi tant de personnes sans espérance et sans espoir sont violents et tristes.

b) La vertu théologale d’espérance

L’espérance est une des trois vertus théologales. On appelle vertu théologale, ainsi qu’on l’a vu, une vertu qui a Dieu pour objet et pour cause.

En quoi a-t-elle Dieu pour objet (comme terme) et pour cause (comme principe) ?

L’espérance est la vertu théologale par laquelle l’homme désire Dieu, le recherche et s’appuie sur le secours divin pour obtenir la béatitude (le motif formel est donc, non la justice, mais la toute puissance miséricordieuse de Dieu). « Le poisson cherche-t-il les arbres et la prairie ? Non, il s’enfonce dans les eaux. L’oiseau nage-t-il dans l’eau ? Non, il s’envole dans les airs. Et l’homme qui est créé pour aimer Dieu que va-t-il faire de toutes ses forces [3]? »

En même temps, l’espérance s’inscrit dans le même dynamisme que la passion d’espoir. Sous quel aspect, Dieu est-il objet d’espérance ? La foi considère Dieu comme vérité, et la charité comme bien digne d’être aimé. Précisément la charité envisage Dieu sous l’aspect où il est bon, donc digne d’être aimé, sans considération de temps. Mais le bien divin est aussi à venir : en ce sens, il est désirable et plus encore « espérable ». Et tel est l’objet de l’espérance. L’espérance se tourne vers Dieu en tant qu’Il est un bien digne d’être attendu. Mais qu’est-ce qui est désirable principalement ?

Quel est en Dieu ce qui est désirable et difficile et qu’on attend vraiment de Lui ? Le salut. Ce qui est l’objet propre de l’espérance c’est que Dieu me donne la vie éternelle. Rappelez-vous ce passage capital de l’évangile ; il se situe juste après l’épisode du jeune homme riche qui s’en va parce qu’il avait de grands biens. Les disciples demandent à Jésus : « Mais qui peut être sauvé ?». Cette parole est une prise de conscience décisive : les Apôtres comprennent qu’il n’est pas facile d’être sauvé. Mais, au moment où le découragement pourrait poindre, naît la vertu d’espérance. Et c’est intéressant qu’on est nommé la vertu qui a pour objet le salut « espérance » et non pas seulement le désir : à l’instar de l’espoir, l’espérance a pour objet un bien ardu. Il est ardu parce qu’il faut mobiliser beaucoup d’énergie pour « avoir la vie éternelle ». Aujourd’hui trop d’enterrements ressemblent à des « enciellements »…

D’une autre manière, on pourrait dire que l’espérance consiste non pas tant à attendre qu’à prendre conscience que nous sommes attendus… de Dieu ; voilà pourquoi Charles Péguy émet cette hypothèse fulgurante qu’il y a un analogue de l’espérance en Dieu lui-même. Quelle expérience que celle de l’attente quand on arrive du train ! Combien tout change lorsque quelqu’un nous attend. Observons ceux qui attendent sur le quai : indifférence, désir, inquiétude entraînant un haussement de l’attente (avez-vous remarqué alors combien les talons quittent le sol, souhaitant dépasser les silhouettes opaques des corps qui ne sont pas attendus ? A l’image même de l’espérance qui est un haussement de la visée. À l’image aussi du Royaume des Cieux où le corps de l’autre ne sera plus un obstacle à la communion), et enfin le bonheur de la communion espérée, manifestée par un sourire, un cri, voire une course.

Ceux qui sont attendus participent aussi de ce mouvement, de cette rencontre. De fades ou maussades, ils commencent à vivre, tant d’être attendu, espéré, aimé, donne une valeur ajoutée à l’être. Et les autres que personne ne quête ? Ont-ils honte ? Songent-ils que quelqu’un les attend plus loin, peut-être à la maison ? Car il n’y a pas de plus grande tristesse que de n’être attendu, désiré par personne. En… attendant, revenons sur le quai de la gare et croisons ces regards avec un sourire accueillant.

2) Les deux pôles de l’espérance

a) Premier pôle de l’espérance : Dieu comme terme

Dans sa deuxième lettre encyclique, Spe salvi, Benoît XVI distingue, de manière heureuse, « grande espérance » et « petites espérances ». Il rejoint l’intuition classique selon laquelle la vertu théologale ne se porte pas seulement sur le Bien incréé qu’est Dieu (la « grande espérance ») mais aussi sur les biens créés, finis (les « petites espérances »).

1’) La grande espérance ou l’espérance de Dieu

L’objet premier de l’espérance est la béatitude éternelle, le face-à-face avec Dieu. Celui qui espère, qui vit l’espérance, vise Dieu comme sa fin. L’espérance a d’abord pour objet Dieu comme tel, comme fin. Au fond, espérer c’est attendre Dieu. Plus une chose est désirable, et plus vous pouvez attendre. Nous sommes prêts à faire la queue quelques minutes dans une boulangerie ; nous pouvons attendre un avion quelques heures ; le célibataire peut attendre l’homme ou la femme de sa vie quelques années… Dieu se laisse désirer, lui aussi, et posséder Dieu est vraiment quelque chose que nous attendons toute la vie. La durée de l’attente mesure la durée du bien que nous attendons. Donc dans l’espérance s’inscrit comme en creux en nous la mesure même de ce que nous espérons. L’attitude profonde de l’espérance est une attente active qui creuse en nous la place. St Augustin parle d’une dilatation intérieure qui nous adapte au don divin.

C’est ce qu’exprime la prière de la liturgie après le Notre Père : « En cette vie où nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de Jésus-Christ notre Seigneur ». Relisons l’extraordinaire demande de Jésus dans la prière sacerdotale : « Père, ceux que tu m’as donné, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, pour qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, parce que tu m’as aimé avant la création du monde » (Jn 17,24). Jésus demande pour nous, et d’une demande efficace (« je veux ») rien moins que contempler la gloire de Dieu. C’est ce que dit le même apôtre dans sa première épître : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, car nous le sommes. Dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu’Il est » (1 Jn 3,2).

Or, la vie éternelle commence dès ici-bas par la communion à Dieu, la vie de prière, etc. Il faut bien entendre le mot de la Vierge Marie à sainte Bernadette Soubirous ; il a souvent été mal traduit et mal compris ; on entendait : « Je ne te promets pas le bonheur sur cette terre mais au ciel ». Or, le sens est tout autre : « Je ne te promets pas le bonheur du ciel sur cette terre, mais je te le promets au ciel ». Mais ici bas nous sommes appelés au bonheur. Dieu nous veut heureux dès ici-bas : ce monde n’est pas appelé à être une vallée de larmes. Écoutons sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Je ne vois pas bien ce que j’aurai de plus après ma mort, disait-elle quatre mois avant de mourir. Je verrai le Bon Dieu, c’est vrai ! Mais pour être avec Lui, j’y suis déjà tout à fait sur Terre [4] ».

Mais, tournée vers notre bien, notre salut, l’espérance ne nourrit-elle pas l’égoïsme (alors que la charité est toute tournée vers Dieu et le prochain) ? Comme le dit admirablement ce grand théologien moraliste que fut le père Labourdette, « La seule manière dont Dieu puisse être à moi, c’est que je sois à lui [5] ».

2’) Les petits espérances ou l’espérance des biens créés

Peut-on espérer des choses créées ? Il semblerait que non : « Si tu veux Dieu, abandonne tout ce qui n’est pas Lui », disait un mystique musulman [6].

Tout au contraire, saint Thomas explique que les réalités créées peuvent être espérées dans leur ordre à Dieu-même [7]. « S’ils peuvent être désirés, ce n’est pas parce qu’ils apporteraient un complément à la possession de Dieu ». C’est pourtant souvent ainsi que cela se passe dans nos vies : nous avons besoin d’autre chose que de Dieu pour combler l’aspiration de notre âme. « Alors pourquoi pouvons-nous les espérer ? C’est en raison de notre condition humaine. Parce que nous sommes fragiles, misérables, à tout moment nous avons besoin que quelqu’un vienne nous prendre la main ». Par exemple, « un secours humain, un acte de bonté peut nous bouleverser de reconnaissance à un moment donné. Et aussi nous faire prendre conscience de cette dignité que Dieu a mise en nous en nous donnant une âme immortelle ». C’est aussi tel geste qui nous parle de Dieu, qui fait signe, qui nous révèle quelque chose de son visage.

b) Second pôle de l’espérance : Dieu comme aide

Dieu n’est pas seulement le but, il est aussi le chemin. Autrement dit, espérer, ce n’est pas seulement attendre Dieu, mais attendre Dieu de Dieu.

Une différence de vocabulaire le signifie. L’espérance attend Dieu et la confiance attend Dieu de Dieu. En termes techniques, l’espérance tend vers Dieu comme sa finalité (sa cause finale), alors que la confiance se fonde sur lui comme son moteur (sa cause efficiente). « Par rapport au motif, l’espérance se présente comme un sentiment de confiance ; par rapport au bien espéré, l’espérance est une tendance d’amour [8] ».

« Je veux rentrer dans la grande famille des enfants de Dieu ». Ainsi s’exprime l’un des quatorze enfants qui se préparent actuellement au baptême. Ils ont entre 8 et 10 ans et sont en CE2 ou en CM 1, suivant le catéchisme à la paroisse, le mercredi matin ou à l’école paroissiale, le samedi matin. Pour eux Jésus est le bon berger. Après leur avoir expliqué que Jésus connaît chacune de ses brebis par son nom et qu’Il les guide : « Avez-vous envie de suivre Jésus ? – Oui. Mais je veux rester dans ses bras. Comme ça, je suis sûr de ne pas m’égarer ».

Quel désir de Dieu, quelle soif de le connaître ! Après une réflexion sur le mystère de la Trinité, l’un d’entre eux remarque : « L’union fait la force ! »

L’espérance engendre-t-elle la certitude, celle d’être sauvé ? Sainte Bernadette de Lourdes, à nouveau elle, l’avait bien saisi. On lui disait : « Vous, vous n’avez plus à vous tracasser, vous êtes sûre de votre salut. – Pas si sûre. On dira : ‘Cette saintoune !’ et je grillerai en purgatoire. – Mais la Vierge vous a promis. – Oui, si je fais ce qu’il faut [9] ».

Savoir que l’on n’est jamais seul

Ambroise Ficheux, atteint d’un cancer rarissime (3 cas sur 1 million de personnes), est mort à l’âge de quinze ans, après avoir combattu la maladie pendant cinquante mois. Son espérance, il la nourrit aussi, de la manière la plus inattendue, par l’hymne du Liverpool Football Club dont il est supporter qu’il fredonne souvent :

 

« When you walk through a storm,

hold your head up high,

and don’t be afraid of the dark;

at the end of a storm there is a golden sky

and the sweet silver song of a lark.

Walk on through the wind,

walk on through the rain,

tho’ your dreams be tossed and blown.

Walk on, walk on with hope in your heart,

and you’ll never walk alone,

you’ll never, ever walk alone.

Walk on, walk on with hope in your heart,

and you’ll never walk alone,

you’ll never, ever walk alone ».

 

« Quand tu marches sous une tempête,

Garde la tête haute,

Et n’aie pas peur de l’obscurité ;

À la fin de l’orage il y a un ciel doré

Et le doux chant argenté d’une alouette.

Marche contre le vent,

Marche contre la pluie,

Bien que tes rêves soient maltraités et soufflés.

Continue de marcher, avec l’espoir dans ton cœur,

Et tu ne marcheras jamais seul,

Tu ne marcheras plus jamais seul.

Marche, marche avec l’espoir dans ton cœur,

Et tu ne marcheras jamais seul,

Tu ne marcheras plus jamais seul ».

 

En fait, Ambroise n’a réalisé que plus tard que ce chant nourrissait son courage et son espérance, surtout cette parole : « You’ll never walk alone ». Pour la petite histoire [10], You’ll Never Walk Alone est une chanson écrite par Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II pour leur comédie musicale Carousel en 1945. Chantée à l’origine par Christine Johnson, elle a été reprise plus tard par Jan Clayton. Dans la comédie musicale, la chanson arrive au moment du décès de Billy Bigelow, afin d’encourager Julie Jordan, enceinte et ayant un enfant à charge. Elle est également reprise à la fin, lorsque leur fille, Louise devient diplômée. Cette chanson est depuis entonnée aux États-Unis par les nouvelles promotions, lors de la remise des diplômes. e succès de la chanson est dû à son histoire : à cette époque, pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de personnes dans le public avaient un proche sur le front en Europe ou dans le Pacifique Sud.

Or, Ambroise ajoutait : « Oui, je ne marche jamais seul car le Seigneur est toujours là [11] ».

3) Mise en pratique de l’espérance

a) Prier

Une belle prière de Claude La Colombière : « Mon Dieu, je suis si persuadé que tu veilles sur ceux qui espèrent en toi et que l’on ne peut manquer de rien quand on attend toutes choses de toi, que j’ai résolu de vivre désormais sans aucun souci, et de me décharger sur toi de toutes mes inquiétudes ».

Le philosophe moraliste Josef Pieper écrivait :

 

« Prière et espérance sont essentiellement liées. La prière, c’est l’extériorisation de l’espérance ; elle est interpretativa spei [12] ».

 

Inversement, les deux fautes contre l’espérance, « la témérité tout comme le désespoir empêchent d’accéder la prière, seulement possible à qui espère vraiment [13] ».

En effet, la prière renouvelle le désir. Un jour que saint Thomas d’Aquin était en adoration, le Seigneur lui parle par le crucifix. Il lui dit : « Tu as bien écrit de moi, Thomas [compliment que tout théologien aimerait entendre !]. Que veux-tu de moi ? » Et saint Thomas de lui répondre aussitôt la réponse même de l’espérance : « Rien d’autre que Toi ! » Le Seigneur nous appelle à espérer, à attendre rien moins que Lui.

Une prière nourrit singulièrement l’espérance : la méditation de la toute-puissance et de la miséricorde de Dieu. Espérer, c’est voir en Dieu un Père bienveillant pour ses enfants. Dieu est notre protecteur, notre bouclier et notre appui. Ainsi que l’affirme le Ps 23. « Dieu ne nous manque jamais [14] ». Dieu ne trompe pas, il ne déçoit pas. Les Psaumes sont un chemin privilégié d’espérance, une arme très efficace contre le désespoir (cf. par exemple le Ps. 129, le De Profundis).

b) Imiter Jésus au Jardin des Oliviers

Comme disait Corneille dans Polyeucte, de Jésus à Gethsémani : « Dieu lui-même a craint la mort ». Dans la prière de Jésus au jardin des Oliviers, on peut distinguer trois moments :

  1. Dire sa crainte fondamentale, crainte mue par les besoins de ne pas souffrir, ni mourir, ni être rejeté, etc. « Père, s’il est possible que cette coupe s’éloigne de toi ».
  2. L’offrir à son Père et s’unir à lui dans l’obéissance : « Non pas ma volonté mais la tienne ».
  3. Agir en fonction de cet objectif bon : « Allons, levons-nous ».

Enfin, si Jésus a pu surmonter la si terrible épreuve du Jardin des Oliviers, c’est que, en quelque sorte, il a fait une confiance absolue en son Père. Dans cette confiance (qui est l’autre nom de l’espérance), il était en quelque sorte contenu par son Père

c) La forme supérieure de l’espérance, celle des martyrs

« Il n’y a personne qui comprenne mieux que les martyrs la signification profonde de l’espérance [15] ». En effet, l’espérance biblique, vétérotestamentaire ou néotestamentaire, présente trois éléments : « l’attente orientée vers l’événement futur, la confiance, la patience [16] ». Or, l’espérance des martyrs donne à ceux-ci un « relief incomparable » : le martyr espère désormais la seule vie éternelle et plus rien de temporel ; le martyr acquiesce en pleine confiance ; il est prêt « à l’éventualité d’un dénouement personnel en catastrophe ». Ainsi sont évitées bien des tentations : surnaturalisme an-historique, activisme, dramatisation et quiétisme. Et l’existence chrétienne est-elle particulièrement vigilante à l’égard de l’essentiel.

d) L’évangélisation

Rien de tel que l’évangélisation pour tester l’espérance qui est en nous et surtout pour la faire croître. C’est ce que dit l’Écriture : « Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous ». (1 P 3,15) Rien de tel que l’évangélisation pour renouveler l’espérance qui sommeille en nous.

« Le monde appartient à ceux qui offrent l’espérance la plus grande », disait Teilhard de Chardin. Voilà une parole qui peut guider le choix, l’accueil par Dieu, mais aussi de Dieu. Va où tu te donneras le plus, où l’espérance est la plus grande. Je ne dis pas l’espoir.

e) Le désespoir comme chemin paradoxal vers l’espérance ou l’abandon

Nous l’avons déjà évoqué plus haut. Une phrase pourrait résumer l’expérience véritable de l’espérance théologale : c’est lorsque tout espoir humain est mort que peut naître l’Espérance. C’est en s’arrachant au faux espoir, en repoussant la tentation des espoirs humains, que naît la vertu théologale d’espérance, don de Dieu, en toute sa pureté. Pourtant, la vérité des faits et la complexité de la vie humaine conduira à distinguer non pas deux étapes – faux espoir humain, puis espérance théologale –, mais trois – pseudo-espoir humain, vrai espoir éthique, véritable espérance théologale –, cette dernière démarche empruntant à la logique augustinienne – de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers le supérieur – ou kierkegaardienne – esthétique-éthique-religieux.

1’) Exemple réel : le cheminement des mages

Comment se disposent-ils à accueillir le don de Dieu qui vient ?

En un premier temps, ils observent le ciel et se mettent en marche, vivant un véritable exode, ignorant où et quand ils devront s’arrêter. Voilà pour l’antiquiétisme.

Mais, dans un second temps, l’étoile disparaît. Et avec elle, les signes humains, les assurances visibles.

Enfin, la « très grande joie » qu’ils ressentirent en retrouvant l’étoile montre que, désormais, ils reçoivent les signes sans les absolutiser, dans leur gratuité. Désormais, leur espoir est devenu espérance.

2’) Exemple fictif : la traversée éprouvante du Mordor

C’est ce que montre, de manière fugace mais très suggestive, un bref passage de la fin du Seigneur des anneaux. Frodon se retrouve avec son fidèle Sam en plein territoire ennemi, en Mordor. Tous deux sont profondément affectés, seuls dans un pays où les habitants comme la nature ne sont qu’hostilité ; mais ils sont encore davantage rongés intérieurement par la peur que fait peser l’Œil de Sauron et la tentation permanente de plus en plus pesante de l’anneau ; sans parler des épreuves et des multiples blessures passées. Enfin, ne possédant aucune information extérieure, les deux héros ne savent rien de la lutte de leurs amis, notamment Gandalf le sage, les roi et reine elfe Elrond et Galadriel et le roi humain Aragorn, contre le Seigneur Ténébreux et ses suppôts. Bref, tout espoir de réussite est presque réduit à néant. Une nuit, alors que Frodon plonge dans un sommeil tourmenté, Sam qui veille face à la terrible plaine de Morgoroth, lève les yeux au-dessus de l’Ephel Duath à l’ouest.

 

« Là, Sam vit, pointant au milieu des nuages légers qui dominaient un sombre pic haut dans les montagnes, une étoile blanche et scintillante. Sa beauté lui poignit le cœur, tandis qu’il la contemplait de ce pays abandonné, et l’espoir lui revint. Car, tel un trait, net et froid, la pensée le transperça qu’en fin de compte l’Ombre n’était qu’une petite chose transitoire : il y avait à jamais hors de son atteinte de la lumière et une grande beauté. Son chant dans la Tour avait été plutôt un défi que de l’espoir ; car alors, il pensait à lui-même. À présent, pendant un moment, son propre destin et même celui de son maître cessèrent de l’inquiéter. Il se glissa de nouveau sous les ronces et s’étendit à côté de Frodon ; et, rejetant toute crainte, il se laisse aller à un profond et paisible sommeil [17] ».

 

Une confirmation inattendue – qui nous manifeste le superbe mais discret ordonnancement de toute la saga – est fournie par l’origine de l’étoile que nous dévoile l’appendice et qui est développée dans la mythologie du Silmarillion : l’étoile fut placée dans le ciel, justement, « en signe d’espoir pour les habitants de la Terre du Milieu soumis à l’oppression de l’Ennemi [18] ».

4) Parcours biblique

Quel plus bel exemple du désespoir à la véritable espérance que Job.

5) Illustration cinématographique

Indiana Jones et la dernière croisade, film d’aventures fantastique américain de Steven Spielberg, 1989. Avec Harrison Ford et Sean Connery.

La scène 34, de 1 h. 42 mn. 43 sec. à 1 h. 44 mn. 40 sec.

Indiana Jones (Harrison Ford), l’aventurier impénitent, a un père, Henry Jones (Sean Connery) dont les relations ne sont pas tant mauvaises qu’absentes. Mais voilà qu’Henry Jones est enlevé par les nazis parce qu’il connaît le moyen de pénétrer jusqu’au Graal mythique qu’ils souhaitent dérober. Indiana vole à son secours. Entre l’Italie, l’Autriche et la Jordanie, il devra vivre les plus folles aventures et déchiffrer les plus impénétrables secrets. Mais quelle rencontre sera la plus éprouvante : celle des nazis qui chercheront à le faire mourir de multiples manières ou celle… de son père ?

Pour retrouver le Saint Graal, le professeur Jones (appelez-moi Indy) doit passer par trois épreuves qui toutes mettent sa vie en jeu : entrer comme un pénitent ; respecter le nom de Dieu ; et la dernière. La plus redoutable.

a) Objections

De prime abord, l’on pourrait s’étonner que je vois en cette scène l’illustration de l’espérance. Ne s’agit-il pas plutôt d’un acte de foi ? En effet, celle-ci est souvent comparé à un saut ; or, c’est ce que doit accomplir Indiana (il parle d’un leep of the faith, d’un « saut de la foi »). De plus, son père lui-même ne dit-il pas à Indiana : « You must believe » (et non pas « You must trust » : « Tu dois faire confiance »), signifiant par là qu’il doit croire à ce qui est écrit sur le carnet.

Par ailleurs, ce qui nous est ici présenté n’est-il pas plus un acte absurde, voire suicidaire ? Indiana se retrouve face à un précipice infranchissable de dix ou quinze mètres de large. Il lui est donc demandé une espèce de saut absurde. Or, jamais l’espérance ne pourrait nous commander d’ainsi avancer un pied dans le vide. Qui d’ailleurs l’a jamais fait au nom de l’espérance ? Où voit-on que, dans l’Écriture, Dieu le commande ?

b) Réponse à la critique relative à l’absurdité

Je répondrai en partant de différents éléments que fournit l’analyse de la scène, en sa narrativité et en son image :

– L’absurdité est l’absence d’intelligibilité ; or, Indiana Jones a eu deux signes avant lui montrant que le carnet est digne de foi : c’est en écoutant et interprétant justement ce que son père y avait recueilli qu’il a deux fois sauvé sa vie.

– De plus, la crédibilité de la foi, c’est-à-dire son caractère raisonnable est autant a posteriori qu’a priori : crede ut intelligas (« crois pour comprendre ») est aussi vrai que intellege ut credas (« comprends pour croire »). Or, il est significatif que, une fois l’acte posé, il apparaît comme parfaitement justifié.

– La surrationalité n’est pas l’absurdité qui est irrationalité ; or, si le chemin dépasse les capacités (visuelles) d’Indiana Jones, elle ne transcende pas toutes les capacités puisque le spectateur, lui, comprend l’illusion d’optique grâce à un mouvement de caméra. Plus encore, l’avancée d’Indiana montre que, lui, contrairement à nous, ne voit pas plus après le premier pas qu’avant. Or, l’on appelle parfois ce type de caméra le point de vue objectif, voire absolu, une sorte de point de vue divin qui permet de voir ce qu’aucun humain présent dans la scène ne serait capable de faire.

– Enfin, l’absurdité est stérile ; or, l’attitude d’Indiana Jones est féconde : il va pouvoir signaler le chemin que d’autres parcourront, en jetant des petits cailloux, comme une poussière d’or.

c) Réponse à la critique relative à la foi

Faut-il trop séparer les vertus théologales ? L’espérance c’est la foi en action, la foi performative, dit Benoît XVI dans Spe salvi. Dans la foi, je contemple Dieu, dans l’espérance ce Dieu contemplé devient le but de ma vie et aussi le chemin. L’espérance est la foi en action.

Par ailleurs, l’espérance est un chemin ; c’est une vertu dynamique. Or, tout dit le chemin : Indiana Jones ne reste pas à contempler, il agit pour sauver son père qui est à toute extrèmité ; l’épreuve s’intitule « The Path of God » (« Le chemin de Dieu ») ; le travelling arrière lors de l’avancée précédant l’arrivée devant le gouffre.

Enfin, quand Indiana Jones abaisse son pied alors que devant il y a une paroi verticale, la caméra se déplace latéralement et dévoile une illusion d’optique : ce qui est vertical dessine un chemin horizontal. Il demeure que le héros ne peut toujours pas voir ; voilà pourquoi son second pas est encore hésitant ; mais le troisième moins. Indiana range le carnet dans sa poche, signifiant que l’assurance de son pas est le fruit de l’affermissement intérieur que seule donne l’espérance.

6) Bibliographie sélective

a) Sources bibliques

– Paul Beauchamp, « La Bible, livre d’espérance », Études, 381 (1994), p. 69-78.

– Pierre Grelot, L’espérance juive à l’heure de Jésus, Paris, Desclée, 1978.

– Henrich Schlier, « De 1’espérance », Id., Essais sur le Nouveau Testament, coll. « Lectio divina » n° 46, Paris, Le Cerf, 1968, p. 159-170.

– Ceslas Spicq, Théologie morale du Nouveau Testament, Paris, Gabalda, 2 vol., 1er vol., 1965, p. 309-341.

b) Sources magistérielles

– Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007 ; trad. fr. La Documentation catholique, n° 2393 (2008), p. 13-37.

c) Sources traditionnelles

– Charles-André Bernard, Théologie de l’espérance selon saint Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque Thomiste » n° XXXIV, Paris, Vrin, 1961.

– Jacques-Guy Bougerol, La théologie de l’espérance aux xiie et xiiie siècles, Paris, Études augustiniennes, 2 vol., 1985.

– B. Studer, « Hoffnung », RAC, XV, col. 1189-1250.

– S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 17-22.

d) Manuels et monographies

– Cardinal Charles Journet, Dieu à la rencontre de l’homme. La voie théologale, Paris, DDB, Fribourg (Suisse), Saint-Paul, 1981.

– Jean Galot, Le mystère de l’espérance, Paris, Lethielleux, 1973

– Pierre Grelot, Espérance, liberté, engagement du chrétien, Paris, Mediaspaul, 1982.

– Michel Labourdette, Cours de théologie morale. 9. L’espérance, IIa IIæ, q. 17-22, Toulouse, 1959-1960.

– Joseph Pieper, De l’espérance, trad. fr. Denis Ducatel, Le Mont-Pèlerin, Raphäel, 2001.

– Servais-Thomas Pinckaers, « La nature vertueuse de l’espérance », Le renouveau de la morale. Études pour une morale fidèle à ses sources et à sa mission présente, Tournai, 1964, p. 178-240.

– Joseph Ratzinger, Regarder le Christ. Exercices de foi, d’espérance et d’amour, trad. Bruno Guillaume, Paris, Fayard, 1992.

Pascal Ide

[1] Sempé, Insondables mystères, Paris, Éd. Denoël, 1993, p. 5.

[2] Yves Girard, L’invisible beauté, coll. « Va boire à ta source », Québec, Anne Sigier, 1994, p. 75.

[3] Curé d’Ars, cité par Bernadette Dumont, Les Paraboles du Curé d’Ars pour les enfants, Paris, Fleurus, 1992, p. 38.

[4] Carnet Jaune, 15.5.7, in Derniers entretiens, Paris, Le Cerf, 1971 ; cf. le bel article du Père Pierre Descouvemont, « L’espérance du ciel », France Catholique, 2323 (4 octobre 1991), p. 20 et 21.

[5] Père Marie-Michel Labourdette, Cours de théologie morale. L’espérance, Studium des Frères prêcheurs de Toulouse, 1959-1960.

[6] p. 121.

[7] Cf. saint Thomas d’Aquin, ST, IIa-IIae, q. 17, a. 4.

[8] Fr. Augustin Laffay et Olivier-Thomas Venard, « Espérer en Dieu a-t-il un sens ? », Institut Catholique d’Etudes Supérieures, L’espérance. Actes du colloque international de novembre 2000, Paris, F.-X. de Guibert, 2001, p. 183-203, ici p. 183.

[9] Citée par René Laurentin, Nouvelles dimensions de l’espérance, Paris, Le Cerf, 1972, p. 36.

[10] L’information est tirée de la notice Wikipédia.

[11] Luc Adrian, « ’Est-ce que ça fait mal quand on meurt ?’ », Famille chrétienne, 1815 (27 octobre au 2 novembre 2012), p. 16-19, ici p. 18. Cf. Michel Séonnet, Une vie de quinze ans, Paris, DDB, 2012.

[12] Josef Pieper, « Espérance », Encyclopédie de la foi, dir. H. Fries, trad. franç., Paris, Le Cerf, 1965, 4 vol., tome II, p. 9-18, ici p. 16.

[13] Ibid., p. 17.

[14] Charles Journet, Dieu à la rencontre de l’homme, p. 130.

[15] Josef Pieper, « Espérance », p. 17 ; cf. p. 17-18.

[16] Ibid., p. 11.

[17] John Ronald Reuel Tolkien, Le Seigneur des anneaux, trad. Francis Ledoux, coll. « Presses Pocket » n° 2657 à 2659, Paris, Christian Bourgois, 1972-1973, tome 3. Le retour du roi, p. 268-269.

[18] Appendice A, I.

29.5.2020
 

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