La vertu de justice 5/5

10) La justice en parole. La juste transmission de la vérité

Autrement dit, le respect de la vérité dans la relation à l’autre.

a) Introduction

Je me poserai une question et une seule : doit-on dire la vérité, toute la vérité à celui à qui on parle ?

La question est simple, mais les réponses sont multiples, complexes, du fait de la multiplicité des situations, des circonstances, des facteurs en jeu.

Voici quelques exemples variant les destinataires de la question. Ils soulignent l’importance de l’enjeu : doit-on tout dire :

– à son conjoint : par exemple, qu’on l’a trompé ?

– à ses enfants : par exemple, qu’ils sont adoptés ? que l’on est soi-même, comme parent, adopté ? leur révéler notre intimité ?

– à un ami, à un frère de communauté ?

– à un patient : par exemple, que le cancer va probablement l’emporter d’ici deux mois ?

– à un patron, à un supérieur : par exemple, que l’on cherche actuellement un nouveau poste ?

En fait, l’interrogation se dédouble, et cela selon deux points de vue :

– Quant à l’acte de dire la vérité : on peut considérer soit l’émetteur (celui qui parle), soit le récepteur (celui à qui on parle), sans parler du message.

– Quant à la perspective de la question qui est éthique et plus encore déontologique ; or, tout devoir est corrélatif d’un droit, et vice versa.

D’où quatre questions : a-t-on le droit de tout dire ? a-t-on le droit de tout entendre ? peut-on exiger toute vérité ? peut-on exiger le droit à tout dire ?

Pour être le plus clair possible, je vais énoncer quelques grandes lois, principes universels aptes à éclairer le discernement.

En s’aidant des sciences humaines, de la philosophie et de cette école d’humanité qu’est l’Evangile.

Le code pénal dit : « Concourir à la manifestation de la vérité. »

On l’a dit : le huitième commandement se présente sous forme négative. Aussi, le Catéchisme note-t-il que « Le droit à la communication de la vérité n’est pas inconditionnel [1] ».

b) Topique. Les deux erreurs opposées

1’) La totale incommunicabilité et le droit au secret
a’) Exposé

Sartre est sans doute le philosophe qui a le mieux perçu l’incommunicabilité : il a exploité jusqu’au bout cette vérité selon laquelle on ne connaît jamais l’autre que du dehors. La difficulté vient de ce que, pour lui, l’être se réduit à la série de ses manifestations et la puissance se résorbe dans l’acte ; donc, il ne saurait croire d’une part au cœur puisqu’il est interdit d’exister et d’autre part à un accès audit cœur, plus indirect, moins actualisé, moins stabilisé dans une représentation.

Sur ce symptôme typiquement postmoderne d’une incommunicabilité entre le soi et l’extérieur, on peut se référer à un chapitre capital de l’ouvrage de Samuel Beckett, Murphy [2]. Aller voir le texte.

b’) Critique

Le moi vient du nous et s’achève dans le nous. Or, cette donnée se fonde, selon Joseph Ratzinger, dans la Trinité :

 

« Bien que la foi chrétienne ait mis en lumière la signification infinie de l’individu, qui est appelé à la vie éternelle, le Je apparaît pourtant intégré dans un Nous englobant dont et pour lequel il vit. Peut-être pouvons-nous dire que cette constitution pluraliste de l’existence chrétienne et de la fonction hiérarchique, dont on voudrait parler ici, renvoie, en sa dernière profondeur, au mystère du Dieu trinitaire, à une image de Dieu dans laquelle le Dieu éternel et un, contient, malgré son unité et son unicité indivisibles, le Nous du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint [3]. »

2’) La totale transparence et le prétendu droit à la vérité totale
a’) Exposé

Cela est particulièrement vrai dans le couple, entre amis.

Elle se traduit par exemple dans le désir de relations absolument transparentes. S’inscrit dans la même logique cette nouvelle architecture hyaline qui donne à voir en décloisonnant, dans nos bureaux actuels. Or, dit Anatrella, à la différence de la logique informative qui se fonde sur la séparation réelle des individus, le concept de transparence rêve d’une transgression de ces limites : « Il prétend rendre visible ce qui est invisible – or le dévoilement est une prise de possession s’il n’est pas régulé par autre chose que le désir individuel [4]. »

b’) Critique

Cette conception du mythe romantique de l’auto-transparence.

c) Critères de discernement

1’) Premier critère : le droit à la vérité
a’) Enoncé

L’homme a besoin de connaître la vérité concernant son propre bien.

Ce principe se dédouble selon le point de vue que l’on adopte : l’homme (comme récepteur) a un droit à la vérité ; corrélativement, l’homme (comme émetteur) a un devoir de communiquer la vérité. Et cette vérité est celle qui concerne son bien.

Corrélatif à ce droit se trouve le devoir de la vérité à autrui, concernant son bien (mais cela de manière proportionnée, comme le dira le second principe). Mais nous n’avons pas de droit sur la vérité concernant l’autre.

b’) Exposé

L’extension de la vérité à connaître est celle-là même du bien nécessaire à ma vie.

En négatif, on est blessé de ce qu’on ne nous dit las vérité nous concernant ; ni quand la personne la plus autorisée ne nous la révèle pas.

On ne dit la vérité qu’à une personne que l’on aime. Dit autrement. L’amour est le commencement de toute relation de vérité. L’amour est aussi le terme de toute relation en vérité.

c’) Application

Ce bien se décline de plusieurs manières.

– Pour un couple

Partager ce qui construit l’amour. De ce point de vue, notre péché ne rentre pas dans la communication, car il ne construit pas l’amour. Mariée depuis plusieurs mois, une jeune femme avait demandé à son époux : « Dis-moi, au début de notre rencontre, pendant les premières semaines, est-ce que tu n’as pas continué à sortir avec une autre fille ? » Le mari rétorque : « Pourquoi me poses-tu cette question ? C’est du passé. » Aussi vive, l’épouse rétorque : « Je te le demande au nom de la transparence. Moi-même, je ne te cache rien, je te dis tout. » Elle pressa tant son mari, que celui-ci, excédé, lui dit un jour : « Tu veux savoir. Eh bien je vais te répondre : Oui, pendant deux semaines après notre rencontre, j’ai continué à voir cette fille. Tu es contente ? – Oui. Merci. » En fait, m’avoua la jeune épouse, cet aveu la secoua profondément, beaucoup plus qu’elle ne se l’était imaginé. Elle prit alors conscience que ce qu’elle prenait pour un désir de transparence était un manque de confiance : elle voulait tout savoir sur l’autre pour ne pas à avoir à croire en lui. Souvent, dans la relation humaine, plus on veut savoir, moins on veut croire. Or, l’amour ne se démontre pas, il se montre.

– Doit-on révéler le mal ?

Parlons du mal commis, comme une adultère.

Saint Thomas se pose la question. Le prophète Isaïe critique en disant : « Ils étalent leur péché, comme Sodome, au lieu de le dissimuler. » (Is 3,9)

  1. Thomas répond en faisant implicitement appel aux trois critères de moralité d’un acte humain. 1. Le premier critère est l’objet : « Parler de soi, dans la mesure où l’on dit vrai, est une chose bonne, mais d’une bonté générale qui ne suffit pas à en faire un acte de vertu. » 2. Il faut encore que toutes les circonstances soient ce qu’elles doivent être ; autrement, l’acte sera vicieux. Ainsi en est-il quand, sans juste motif, on fait son propre éloge, à supposer même qu’il soit vrai. Ainsi en est-il encore lorsque l’on rend public le mal que l’on a fait, soit par forfanterie, soit que la manifestation n’ait aucune utilité [5]. »
d’) Moyens

– Le devoir de communication.

– L’apprentissage de la communication : verbale et non-verbale.

– La vertu de vérité

Aristote, comme Thomas d’Aquin, en font une vertu [6]. En effet la vérité dont il est ici question est celle « qui fait qu’un homme dit la vérité, et c’est ce qui fait dire de lui qu’il est véridique [7]. » Or, dire le vrai est bon et c’est la vertu qui rend l’homme bon.

Précisément, la vertu de vérité est une partie potentielle ou annexe de la vertu de justice [8]. C’est au nom de la justice que l’on doit dire la vérité ; inversement, ne pas dire vrai est injuste.

Aristote disait qu’il revient à cette vertu que « l’on dise de soi-même ce qu’il en est ni plus ni moins [9]. » Ni autrement, d’ailleurs.

Pourtant, Thomas nous donne un précieux conseil en disant, à la suite d’Aristote, que cette vertu doit plutôt incliner vers le moins [10]. Mais n’est-ce pas alors pécher par mensonge ? Thomas résout l’objection en distinguant deux manières de s’écarter de la vérité dans le sens du moins :

* « D’abord, par affirmation : par exemple lorsque quelqu’un ne manifeste pas tout le bien qui est en lui, comme sa science, sa sainteté, etc. Cela se fait sans blesser la vérité, puisque le moins est contenu dans le plus. » Si on vous demande si vous parlez trois langues et que vous répondez « oui » alors que vous en parlez cinq n’est pas un mensonge. Thomas ajoute : « Les hommes qui exagèrent leurs qualités sont insupportables parce qu’ils semblent vouloir dépasser les autres. » Inversement, « les hommes qui se diminuent sont agréables par leur modestie qui s’abaisse au niveau des autres. »

* « On peut aussi diminuer la vérité par négation : on nie les qualités que l’on a. Mais cette diminution n’appartient pas à la vertu de vérité, car on y rencontre la fausseté. »

De manière générale, pour élargir un mot de saint Vincent de Paul – qui parlait de la richesse –, il faut se faire excuser ses talents et donc demeurer discrets.

Je nuancerai toutefois ce conseil du fait que l’être humain est plutôt porté à la forfanterie. Il demeure qu’un certain nombre de personnes ont une sale image d’elle-même. Pour la personne en mésestime de soi, le respect de la vertu de vérité veillera à ajuster la parole sur soi à la hausse.

– Les deux espèces en parole et en action

Dire la vérité comporte deux aspects du point de vue du signifiant. En effet, nous n’accédons à la vérité qu’à travers les signes qui nous sont communiqués. Or, ces signes sont de deux types : les signes verbaux qui sont les plus riches en signification et les seuls signes intelligibles dénués de toute ambiguïté ; les signes non-verbaux.

e’) Limites

Un tel principe ne saurait être absolu. Plusieurs autres principes vont en limiter l’application. Ils concernent soit le récepteur, soit l’émetteur, soit l’information, la vérité à transmettre.

2’) Deuxième critère : la proportion au récepteur

Le premier principe est positif : il énonce un droit à la vérité (et son corrélatif, un devoir de vérité). Il demeure toutefois abstrait, au sens précis du terme : il ne prend pas en compte la situation concrète – les personnes, les circonstances, etc. – où se pose, se vit la question de la vérité. Les principes suivants, à commencer par celui-ci, seront autant de limitations de ce premier principe, limitations mesurées par la situation hic et nunc.

a’) Enoncé

Toute vérité doit se proportionner à celui à qui elle est proposée.

« Avec la focalisation de notre époque sur la transparence, liée à la vogue pour la psychologie, les personnes mettent tout à plat quand elles rencontrent une difficulté, sous prétexte de sincérité. Or, il y a des faits que l’autre ne peut pas porter dans l’immédiat [11]. » Tel est le critère de la juste communication : ce que l’autre peut porter.

b’) Exemples

Cela est vrai dans l’Écriture : Jésus n’annonce que progressivement la Vérité sur lui.

C’est tellement clair pour les enfants.

Cela se vérifie aussi entre adultes : reprenons les exemples donnés dans l’introduction.

c’) Exposé

Dire à l’autre ce qu’il peut porter. Prenons un cas extrême : celui d’une infidélité grave, d’une adultère. La personne mariée le regrette, en demande pardon à Dieu. Doit-elle l’avouer à son conjoint ? Mgr Guy Thomaseau qui s’est trouvé confronté à cette question posée par une jeune épouse, a donné la réponse suivante : « Actuellement, votre mari est-il capable de supporter cette épreuve ? Pour des raisons de fragilité qui peuvent tenir à sa vie professionnelle éprouvante ou à l’état actuel de votre communication, la confidence de cette grave infidélité serait-elle de nature dans l’immédiat à le mettre en déséquilibre ? » La jeune femme a réfléchi puis répondu : « Je crois que pour le moment il vaut mieux que je me taise, mais comme cela va être difficile [12]! »

Le fond est l’amour :

2488 Le droit à la communication de la vérité n’est pas inconditionnel. Chacun doit conformer sa vie au précepte évangélique de l’amour fraternel. Celui-ci demande, dans les situations concrètes, d’estimer s’il convient ou non de révéler la vérité à celui qui la demande.

3’) Troisième critère : le respect du secret

Se proportionner à la source de l’information.

a’) Enoncé

Une vérité secrète ne peut être révélée. Est secrète une vérité qui, en elle-même ou selon le droit, ne peut être dite.

b’) Exposé

Les sources du secret sont multiples : confessionnel, professionnel, de confidence, etc.

Le conjoint ne doit pas recevoir toutes nos confidences.

4’) Quatrième critère : la proportion à l’informateur
a’) Enoncé

Nous ne sommes pas tenus à dévoiler une vérité concernant notre intimité. Selon une formule aujourd’hui à l’honneur : il existe un « devoir de réserve ».

b’) Exposé

La raison en est le sens du mystère propre à chacun.

Il existe, chez les clercs, mais aussi dans les communautés fortes, avec un fort surmoi, un déplacement de la libido : une libido sciendi, une curiosité qui est un manque de chasteté et qui d’ailleurs y conduit.

Il y a aussi la question de la confession.

Le Catéchisme de l’Église catholique énonce : « Chacun doit garder la juste réserve à propos de la vie privée des gens. Les responsables de la communication doivent maintenir une juste proportion entre les exigences du bien commun et le respect des droits particuliers. L’ingérence de l’information dans la vie privée de personnes engagées dans une activité politique ou publique est condamnable dans la mesure où elle porte atteinte à leur intimité et à leur liberté [13]. »

c’) Problème

Il se pose un problème. D’une part, nous avons le devoir de communiquer, pour éviter les effets pervers du secret de famille ; d’autre part, nous sommes appelés à la réserve. Comment trancher ?

Nous avons différents critères à notre disposition : la lutte contre la curiosité ; le secret de famille ; le respect du jardin secret (toute personne a droit à ce que son intimité ne soit pas dévoilée, à ne pas la révéler. Cela se fonde sur la claire et universelle distinction entre for interne et for externe).

d’) Limites

Comme toujours, ce principe doit être autolimité par l’amour, le souci de dire à l’autre la vérité qui l’importe.

e’) Résumé

En disant qu’il faut proportionner la vérité au récepteur, par amour pour lui, est-ce que je ne laisse pas la porte ouverte à la transgression, au mensonge ?

Je dois rentrer ici dans quelques règles plus particulières qui sont de l’ordre de ce que l’on appelle la casuistique. J’en relève deux ou trois. Pour être plus concret, je les appliquerai à deux situations : annoncer la vérité à un malade, dire à son conjoint qu’on l’a trompé (il s’agit d’une personne qui fut adultère, non qui l’est, et regrette de l’avoir été).

D’abord, il ne s’agit en rien, dans ces deux cas, de mentir, de déformer la vérité (par exemple, en mettant une fausse feuille de température et de faux médicaments, comme font certains services de médecine), ni même de camoufler ; il s’agit de proportionner, donc s’adapter au bénéficiaire.

Ensuite, l’intention doit être claire : dire la vérité et toute la vérité.

Par ailleurs, comme la vérité ne peut jamais aller sans l’amour (car nous sommes des personnes), je dois dire la vérité en me mesurant à ce que l’autre entend : par exemple, par la règle des feux rouges-feux verts. Aussi l’intention est-elle aussi de servir le bien de l’autre : trop souvent, on parle pour soulager sa conscience, sortir de l’impression que l’on est hypocrite.

Le père Caffarel observait que ne pas avouer sa faute à son conjoint est aussi, pour celui qui a trahi, une croix qui le purifie.

J’ajouterai que, d’expérience, presque aucun couple survit à la révélation d’une adultère. Tant cela brise la confiance dans la parole donnée. Aussi porter cela seul toute sa vie relève-t-il de la pénitence salutaire.

5’) La vérité dans la charité
a’) Le contre-exemple. La vérité sans la charité

Inglourious Basterds, drame de guerre américain de Quentin Tarentino, 2009.

La scène se déroule de 0 h. 6 mn. 50 sec. (début du chap. 6, lorsque l’officier allemand se retrouve seul avec Perrier LaPadite) à 0 h. 19 mn. 01 sec. (chap. 1). Nous nous arrêtons avant que les soldats entrent et tuent la famille. Couper : de 13 mn. 00 sec. à 16 mn. 30 sec.

1’’) Histoire

Inglourious Basterds (que le québecois traduit : Commando des bâtards) est un film de guerre qui se déroule en France durant la Seconde Guerre mondiale. Peu importe ici le détail de l’histoire (qui croise le récit de la vengeance d’une jeune Juive, Shosanna Dreyfus, dont la famille a été assassinée par les nazis et la stratégie violente d’un commando de soldats juifs Alliés (justement appelés les Bâtards), envoyés en Europe occupée pour éliminer le plus de nazis possibles), car nous verrons le début du film, le chapitre 1.

Pendant l’occupation de la France, en 1941, une voiture allemande s’approche d’une ferme tenue par Perrier LaPadite (Denis Ménochet) et ses filles près de Nancy. Le colonel Hans Landa (Christoph Waltz) de la SS descend de la voiture et demande à Perrier qui lui présente ses filles de demeurer seul avec lui car il doit s’entretenir d’un sujet important, d’abord en anglais, puis en français.

2’’) Récit de la scène

Le colonel Hans Landa, surnommé « Le Chasseur de Juifs », vient pour interroger le fermier à propos de rumeurs faisant état d’une famille de Juifs qui serait cachée dans les environs. Par une redoutable manipulation mentale, Landa lui extorque l’aveu qu’il cache bien cette famille de Juifs chez lui, puis ordonne à ses hommes de tirer au travers du plancher où ils sont cachés. Toute la famille est assassinée, à l’exception de la fille aînée, Shosanna Dreyfus (Mélanie Laurent), que Landa laisse s’échapper, estimant qu’elle n’est plus une menace.

3’’) Leçons

Christoph Waltz a été particulièrement honoré pour son interprétation, puisqu’il a remporté le prix d’interprétation masculine au festival de Cannes 2009, l’Oscar, le Golden Globe et le British Academy Film Award du meilleur acteur dans un second rôle, pour ne citer que les prix les plus prestigieux.Que ressent-on ? On sort de cette scène tendu et terrifié. Aucun sang n’a été répandu, aucune parole ordurière n’a été prononcée, aucun mensonge n’a été proféré, le ton de voix ne s’est jamais élevé. Pourtant, cette scène si inquiétante est d’une violence presque insoutenable. Pourquoi ?

De prime abord, nous sommes dans une situation paradoxale. Le méchant est bien le colonel et le bon est le fermier. Pourtant, celui qui parle en vérité est le premier, celui qui ment est le second.

Ensuite, la pointe du film n’est pas là. Elle est de montrer que toute vérité n’est pas bonne et humanisante. Ici, ce manipulateur redoutable qu’est le colonel jouit de détruire.

  1. Certes, il y a la menace constante. A chaque instant, on craint le pire. La courtoisie de l’allemand. Tarentino nous a habitué à ce calme, pire que toute violence, qui précède le plus ravageur des typhons.

Tarantino explique à ce sujet au cours d’une interview : « Dans toutes les projections cannoises, quand il dit au fermier LaPadite : ‘Je parle si mal français que cela me gênerait de continuer dans cette langue, pourrait-on passer à l’anglais pour le reste de la conversation ?’, les gens ont ri, parce qu’ils ont présumé qu’il s’agissait d’une convention pour passer du français à l’anglais. […] Mais à la fin de la scène, on comprend pourquoi il le fait. Cela fait partie de sa technique d’interrogatoire : il veut, premièrement, déstabiliser LaPadite en lui interdisant de parler sa langue maternelle et, deuxièmement, pouvoir parler des Juifs cachés sous le plancher sans qu’ils comprennent ce qu’il dit [14] ».

  1. Cette vérité nue détruit la liberté.

L’homme ne veut pas mentir. Mais tout dans son corps

S’il demande sa pipe, c’est pour camoufler la vive émotion qui est la sienne.

La main que les enfants posent sur leur bouche, le cré étouffé, suffit à dire l’horreur.

  1. Cette vérité nue détruit la personne.

On voit littéralement l’homme se décomposer. Non seulement il pleure, mais c’est tout son visage qui devient eau, qui se liquéfie de terreur.

« Maintenant que tout le monde est à l’aise ». Alors, Perrier LaPadite baisse les yeux, là où se trouve la famille : il se trahit involontairement.

  1. Cette vérité nue détruit l’amour.

En un mot, nous voyons les effets de la vérité sans l’amour.

La parole a été utilisée pour détruire. Certes, pour détruire la famille juive. Mais d’abord pour détruire le seul survivant : le fermier.

  1. Concluons. Ici, la vérité apparaît dans sa nudité effrayante, destructrice. Quand il y va de la personne, la vérité ne peut jamais aller sans l’amour.

4’’) Leçon générale

Ainsi le film nous montre ce qu’est la vérité sans la charité. Cette manière de vivre peut détruire intérieurement une personne. Que l’on songe à l’annonce d’un événement traumatisant. Je ne songe pas seulement à l’annonce d’une maladie mortelle ou même de la mort d’un de nos proches, mais, pire, celle d’une faute qui détruit ce qui est le plus précieux, le lien de communion : à savoir le conjoint qui avoue avoir été adultère.

Il se pose deux questions éthiques. La première : peut-on mentir à un nazi ? C’est au nom du bien de l’autre qu’un certain nombre de Pères ont accepté qu’il accepte un mensonge par miséricorde. A l’instar de saint Clément d’Alexandrie, Origène, saint Jean Chrysostome et de saint Jean Cassien, saint Hilaire de Poitiers affirme : « Il arrive que le respect scrupuleux de la vérité soit difficile ; en certaines circonstances, le mensonge devient nécessaire et la fausseté utile ». Et de donner trois exemples qui deviendront classiques : « Ainsi nous mentons pour cacher un homme à quelqu’un qui veut le frapper, pour ne pas donner un témoignage qui ferait condamner un innocent, pour rassurer un malade sur sa guérison [15] ».

La deuxième interrogation. LaPadite n’aurait-il pas mentir ? Ici, l’obstacle est psychologique. Le fermier s’identifie à la terreur. Il a probablement plus peur pour ses filles que pour lui-même. L’on voit combien la panique déshumanise, en déconnectant le cerveau de la raison et de la liberté : il est devenu incapable de réfléchir et de décider.

Voyons maintenant le contre-exemple :

b’) La vérité dans la charité

Sophie Scholl. Les derniers jours, biopic allemand de Marc Rothemund, 2005.

La scène (8) se déroule de 0 h. 41 mn. 30 sec. (« Je ne crois pas que mon frère est… ») à 0 h. 46 mn. 00 sec. (elle revient des toilettes).

Les procès-verbaux sur lesquels se fonde le film ont été fidèlement retranscrits.

1’’) Histoire

Sophia Magdalena, dite « Sophie » Scholl (Julia Jentsch), vient de terminer ses études d’infirmière. Elle fait partie, avec son frère Hans Fritz (Fabian Hinrichs), d’un réseau de résistance au gouvernement nazi, la Rose blanche. Le film retrace les six derniers jours de leur vie, surtout la sienne, du 17 au 23 février 1943. En effet, après voir lancé des tracts dans le hall de l’université de Munich, elle est arrêtée, ainsi que Hans. Elle est interrogée par un enquêteur, Robert Mohr (Gerald Alexander Held), qui a pour but de lui faire avouer la vérité. Au début, Sophie ment, plaidant non-coupable : par exemple, elle est apolitique ; elle est tombée sur les prospectus et, impulsive de nature, elle les a jetés. Mais les arguments s’accumulent contre elle. Son mensonge devient de plus en plus invraisemblable. Va-t-elle continuer ? Quelle sera sa parole face à l’évidence de sa culpabilité ?

2’’) Commentaire

Sophie nous montre différents aspects de la vérité.

  1. La vérité est un chemin. Au point de départ, Sophie instrumentalise la parole et ment, pour sauver sa peau, mais aussi celle de sa famille (ses parents et son frère). Il lui faudra toute une maturation ; et c’est seulement le 2e ou 3e jour qu’elle dira.
  2. Cet acte de vérité est précédée par une réflexion. Maintenant que nous sommes initiés au non-verbal, nous le repérons par le fait qu’elle n’est plus dans l’affrontement du regard. La direction descendante de celui-ci signifie la descente en elle, la descente dans la « conscience », d’autant plus que celle-ci fait partie de son argumentation contre Mohr qui argue de la loi : « Les lois passent, la conscience ne passe pas ». La réflexion de Sophie s’accompagne aussi d’un silence à plusieurs questions. Alors que, jusqu’à maintenant, elle avait réponse à tout, ici, elle semble s’intérioriser.
  3. Cette justice envers la vérité se traduit, se synthétise, se symbolise dans une parole simple, mais d’une grande force : « Oui, et j’en suis fière [stolz] ». La fierté est le signe de la grandeur. Elle se différencie de l’orgueil qui se croit auteur de la hauteur. Ici, la vérité du contenu s’accompagne d’une vérité de la personne, c’est-à-dire d’une identification de celle-ci avec celle-là.
  4. Un des signes du grand changement intérieur opéré en Sophie est l’impact sur l’interlocuteur qui en demeure muet. Celui-ci est impressionné par ce revirement soudain. Le silence de la réception qui suit la parole répond au silence de la donation qui a précédé la profération, le don de cette parole.
  5. Un dernier indice du changement qui s’est opéré en elle est l’épisode des toilettes. De prime abord, on imagine un besoin élémentaire ou une panique somatisée. Or, dans les toilettes, elle demeure devant la glace. On le sait dans notre expérience, il est très rare que l’on se regarde pour des raisons autres qu’hygiénique ou esthétique. On pourrait parler d’un regard éthique, voire ontologique. Il y va de la vérité de l’être. De plus, cette auto-vision s’accompagne d’un geste : Sophie retire sa barrette dans les cheveux. Ce regard, comme ce retrait, ne signifie-t-il pas la vérité nue ? Non plus celle, terrifiante et angoissante, d’Inglourious Basterds, qui la vérité sans la charité (la vérité qui dénude l’homme de toute dignité), mais la vérité nue de la vérité avec la charité, donc avec l’humilité (de la réception, comme de la proposition), celle qui enveloppe le récepteur d’amour.
  6. Ainsi, nous le voyons, nous ne pouvons isoler la vérité des autres composantes de la personne : la liberté ; l’humilité qui se traduit par une plus grande force ; l’amour. Le reste du film montre que, ici, le grand basculement s’est produit.
  7. On pourrait donc opposer deux nudités de la vérité : la nudité humiliante de celui qui n’est pas enveloppé d’amour et est ainsi révélé dans son mensonge ; la nudité vulnérable de celui qui agit par amour et désormais ne puise sa force que dans celle de la vérité, sans se protéger derrière le masque du mensonge. En effet, dans le couloir qui la reconduit vers Mohr, Sophie montre sa force et sa détermination en relevant la tête, au lieu de se plaindre comme la fille qu’elle croise.

Plus tard, Robert Mohr, touché car Sophie qui a un an de plus que son fils (lui-même le dit), lui propose de sauver sa peau en disant qu’elle a été influencée par des personnes plus âgées qu’elle… Mais elle répond en refusant toute compromission : « Il n’y a pas de retour en arrière possible. J’ai fait mon choix ».

On aurait aussi pu montrer l’autre scène où Mohr lui propose de charger unilatéralement son frère :

La scène () se déroule de 1 h. 9 mn. 20 sec. à 1 h. 6 mn. 00 sec.

« Je suis prête à assumer les conséquences.

Plusieurs fois, on la voir prier : par exemple en 1 h. 01 mn.

On voit aussi une fois un assez long échange sur leurs deux conceptions de la situation : conscience et foi d’un côté, loi et incroyance de l’autre.

La scène () se déroule de 1 h. 3 mn. ?? sec. à 1 h. 6 mn. ?? sec.

3’’) Leçon générale

Nous observons ici le contraire du film précédent, c’est-à-dire la vérité dans la charité.

L’encyclique sociale du pape Benoît XVI, a noué de manière originale et décisive la vérité à l’amour : « La vérité est, en effet, un lógos qui crée [efficit] un diá-logos et donc une communication et une communion [communicationem et communionem] [16] ».

L’amour et la vérité.

4’’) Exemple. La rencontre entre Athénagoras et Paul VI

« On se fait une idole de la vérité même, écrit Blaise Pascal ; car la vérité hors la charité n’est pas Dieu, mais est son image et une idole qu’il ne faut ni aimer ni adorer [17] ».

L’amour est le seul espace permettant à la vérité de se dire, surtout lorsque des divergences, voire des conflits ont séparé les partis en cause. Un exemple bouleversant en est la rencontre historique entre le patriarche de Constantinople, Athénagoras, et le pape Paul VI. Rappelons d’abord que la dernière rencontre entre un pape et un patriarche de Constantinople remonte à… 1439 et eut lieu à Florence, donc en territoire latin. Cette rencontre se déroule la veille de l’Epiphanie 1964, à Jérusalem. Le pape Paul VI rentre de Galilée (lors de son voyage en Terre Sainte). Un rendez-vous de cinq minutes avait été prévu ; il dura en fait vingt-cinq. Le patriarche adresse des mots très chaleureux, comparant sa rencontre avec son « très saint frère en Christ », Paul VI, à celle des deux disciples se rendant à Emmaüs. Puis Paul VI lui remit un calice en or ; or, l’on sait que célébrer l’Eucharistie ensemble serait le signe de l’unité, la communion enfin retrouver ; par conséquent, en ce geste hautement symbolique, le pape voulait dire sa si haute aspiration à la communion, à la pleine unité. Athénagoras déclarera : « Je souhaite ardemment que le pape Paul VI et moi, mêlions un jour ensemble l’eau et le vin dans ce calice ». Puis, le patriarche a offert au pape un encolpion (c’est-à-dire une chaîne pectorale ornée d’une icône de la Panaghia, la Toute-Sainte), insigne épiscopal de l’Église d’Orient. Le regard de Paul VI s’est illuminé en recevant ce cadeau.

Pourtant, ce que l’on sait moins et qui est au moins aussi significatif, c’est l’épisode qui a précédé : tout un dialogue, spontané, simple, riche en émotions, mais aussi en promesses. Nous n’aurions rien dû en savoir, mais, par erreur, les micros de la télévision italienne ont enregistré, continuant à fonctionner alors qu’ils auraient dû être arrêtés [18]. En voici quelques extraits (ils parlent français, car Paul VI avait dit ne pas parler l’anglais couramment). J’ajoute quelques commentaires interlinéaires en italiques.

Le pape : Je vous dis toute ma joie, mon émotion. Vraiment, je pense que c’est un moment que nous vivons en présence de Dieu.

Le patriarche : En présence de Dieu.

Le pape : Et je n’ai pas d’autre pensée que celle de parler avec Dieu tandis que je parle avec vous.

Le patriarche : Je suis profondément ému Votre Sainteté. Les larmes me viennent aux yeux.

Qu’il est admirable de voir un très grand homme intégrer l’émotion dans sa parole, de passer si aisément du mental à l’affectif.

Le pape : Et comme c’est un moment vraiment de Dieu, il faut qu’on le vive avec toute l’intensité, toute la rectitude et tout le désir.

On notera que, avec l’affection, Paul VI prend aussi en compte la volonté, l’orientation vers Dieu. L’amour chrétien intègre toutes les dimensions.

Le patriarche : … de pousser en avant…

Le pape : … en avant les voies de Dieu. Est-ce que Votre Sainteté a quelque aperçu, quelque désir auquel je peux correspondre ?

Admirable encore de constater l’immense respect du pape, donnant tout l’espace au patriarche pour qu’il soit lui-même, ce qui est la forme supérieure et authentique de l’amour.

Le patriarche : Nous avons le même désir…

Le pape : Voilà, nous sommes deux voies qui peut-être vont se rencontrer.

On se souvient combien Paul VI est le pape du dialogue.

Le patriarche : […] J’ai confiance en Votre Sainteté. Je vous vois, je vous vois, sans vous flatter, dans les Actes des Apôtres ; je vous vois dans les lettres de saint Paul dont vous avez le nom ; je vous vois ici, oui, je vous vois dans…

Le pape : Je vous parle en frère ; sachez que j’ai la même confiance en vous. Je pense que la Providence vous a choisi pour pousser cette histoire.

Ici, il se dit une autre condition pour que la vérité puisse être exprimée, et cette condition est le second pilier de toute relation complète, à savoir la confiance. Plus loin, les deux interlocuteurs se rediront mutuellement la confiance qu’ils éprouvent l’un envers l’autre, et même de manière particulièrement forte : « Je ne vous cacherai jamais la vérité », dit Paul VI. « J’ai une confiance absolue en Votre Sainteté. Absolue. Absolue », dit Athénagoras.

Le patriarche : Je pense que la Providence vous a choisi pour ouvrir le chemin de son…

Le pape : La Providence nous a choisis pour nous entendre.

Maintenant et seulement maintenant, lorsque chaque « je » a pu s’exprimer, il est possible de dire « nous », le « nous » si désirable de la communion qui est l’achèvement de l’amour.

Le patriarche : Les siècles vous attendaient. Les siècles, pour ce jour, ce grand jour. […]

Le pape : Je suis tellement rempli d’impressions qu’il faudra beaucoup de temps pour laisser calmer et interpréter toute cette richesse d’émotion que j’ai dans l’esprit.

Ce nouvel échange est très riche de sens. Le patriarche fait mémoire de tout le passé pour souligner la kairos qui est en train d’être vécu et le pape ouvre l’avenir. Or, la fluidité du temps, c’est-à-dire la juste intégration des trois dimensions, passée, présente et future, dit la fluidité de la relation, la justesse de la communication. Et ainsi se trouve conjuré le risque, pour autant qu’on l’ait cru présent, de toute espèce de fusion qui est la perte dans l’instant présent délié de toute attache avec l’épaisseur du temps.

Le pape : Nous sommes de petits instruments.

Le patriarche : Il faut voir les choses comme ça.

Le pape : Plus petits nous sommes et plus instruments nous sommes. […] Je ne suis que dans la docilité, dans le désir d’être plus obéissant à la volonté de Dieu.

Ainsi se trouve mise en place la dernière condition pour que la vérité soit facteur de lumière et non pas de tension, de souffrance, de division : l’humilité. Un peu plus tard, le patriarche révèlera à Paul VI qu’il appelle celui-ci « megalocardos », en grec : « le grand cœur », autrement dit « le pape au grand cœur ». Ce à quoi le pape répond, avec toute l’humilité qui le caractérise. Désormais, spontanément, comme si, les conditions ayant été posées, la vérité surgissait de par sa logique propre, Paul VI aborde la question :

Le pape : Je ne sais pas si c’est le moment, mais je vois ce qu’il y aurait à faire, c’est-à-dire étudier, ensemble ou déléguer à quelqu’un qui…

Le patriarche : … des deux côtés…

Le pape : Et je désirerais savoir quelle est l’idée de Votre Sainteté, de votre Église, sur la constitution de l’Église. C’est le premier pas…

Le patriarche : Nous suivrons vos opinions.

Il faut mesurer l’inouï de ces paroles quand on sait combien ce sont les questions d’ecclésiologie qui divisent principalement orthodoxes et catholiques depuis tant de siècles.

Le pape : Je vous dirai ce que je crois, que ce soit exact, que ce soit dérivé de l’Évangile et de la volonté de Dieu et de la tradition authentique. […] S’il y a des points qui ne coïncident pas avec votre idée de la constitution de l’Église…

Le patriarche : La même chose de ma part.

Le pape : On fera des discussions, on cherchera à trouver la vérité ».

Paul VI parlera aussi des questions concernant « la discipline, les honneurs, les prérogatives », disant qu’il est tout « disposé à écouter ce que Votre Sainteté croit être le mieux », précisant que le but est non « d’avoir de la louange », mais « de servir ».

Et le patriarche termine : « Comme vous m’êtes cher au fond du cœur ».

Les conditions du dialogue : l’espérance, l’humilité, la charité énoncée affectivement ; la vérité

d) Conclusion

Tout ce qui sera dit vaut pour les vérités concernant le bien ; cela vaut aussi pour les vérités touchant le mal :

– Dire la vérité dans l’amour : c’est le principe de la correction fraternelle.

– Avec l’intention de dire pour édifier.

– En proportionnant le propos.

– Sans trahir de secret ni violer l’intimité.

Dans un beau et riche ouvrage [19], Marty veut montrer que Babel, la diversité des langues est une plus grande chance – autrement dit : une bénédiction – que l’existence d’une langue unique. En effet, ce n’est pas assez honorer la vérité que d’en faire le fruit d’une méditation, certes savoureuse, mais solitaire ; elle n’acquiert sa pleine dimension qu’à être offerte, c’est-à-dire qu’à passer par l’épreuve de la communication.

11) Parcours biblique

Justice : de la malhonnêteté (combine, etc.) à l’honnêteté ; de la médisance (voire de la calomnie) à la bénédiction.

Comme je te le disais, Balaam est un bel exemple de ce cheminement (Nb 22-24). Détail narratif intéressant notamment avec l’ânesse.

12) Illustration cinématographique

La folie des grandeurs, Comédie française de Gérard Oury, 1971. Avec Louis de Funès et Yves Montand.

La scène (2) se déroule de 3 mn. 08 sec. à 7 mn. 10 sec.

Se déroulant au début, elle se passe de présentation. Affirmons juste que don Salluste, marquis de Montalegre, baron del Pisco, profite de ses fonctions de ministre des Finances du roi d’Espagne Charles II pour s’enrichir. Il collecte lui-même les impôts, qu’il détourne en partie à son profit.

a) Le péché d’injustice

La scène montre l’injustice flagrante du ministre Don Salluste (Louis de Funès) : injustice à l’égard des pauvres ; mais aussi injustice à l’égard des supérieurs, en l’occurrence du roi.

On ne doit pas s’étonner que Don Saluste ne soit pas plus honnête vis-à-vis du roi que vis-à-vis des paysans. En effet, par essence, le péché est sa propre loi : je mesure moi-même mon action. Si Don Salluste est sa propre mesure dans un cas, qu’est-ce qui l’empêche de continuer à l’être à chaque fois ? Plus rien ne régule son action et sa transgression ne sera plus mesurée que par sa convoitise.

Cette injustice est un péché en action, incarné par ces gestes rapaces de possession. Mais il est précédé par un péché en parole, quand il parle des impôts et développe ses théories sur la richesse, et même en intention, celle-ci brillant dans son regard plein de convoitise lorsqu’il se trouve face à la table chargée d’or, puis dans le carrosse.

Le péché est symbolisé par le carrosse : toute la convoitise concentrée dans le regard brillant de Don Salluste ; ce monde fermé et enfermant, coupé du vrai monde ; sa fragilité extrême, son fondement vacillant, voire le trou colossal sur lequel s’est construit la vie de Don Salluste ; et les conséquences extérieures, périlleuses qui, tôt ou tard, ne manqueront pas de se faire sentir.

b) Les « mécanismes » du péché

Le péché n’est possible qu’à cause d’un aveuglement. Cette cécité, toutefois, loin d’excuser, cause le péché, car elle est volontaire : elle consiste non pas en un « je ne peux pas voir », mais en un « je ne veux pas voir », ainsi que nous le reverrons avec Lost in translation. En effet, comment Don Salluste peut-il appeler ceux qu’il va plumer : « Mes amis » (« Buenas tardes, amigos ! ») ? Comment peut-il prononcer un paradoxe qui est une véritable contradiction : c’est parce que les pauvres ont encore moins qu’ils doivent payer encore plus d’impôts, ce qui suscite tout de même de l’indignation, mais vite réprimée. Mais ce « ne pas voir », loin d’excuser, accuse, car il est volontaire : c’est un « ne pas vouloir voir ». Deux signes l’attestent :

Le premier est la parole, merveilleuse de finesse et de justesse. Don Salluste affirme successivement une chose et son contraire : « Voleur ! Non, pas voleur ! ». Comment reprendre compte de cette apparente contradiction ? Dans un premier temps, sa conscience morale l’accuse légitimement : « Voleur ! ». Mais cette culpabilité étant jugée insupportable, Salluste la recouvre : « Non, pas voleur ! ». Déjà juste avant, ce clivage avait affleuré : « Mais laissez-moi faire ». Mais ici, la schizoïdie apparaît en pleine lumière.

Le second est le système auto-justificatif que Don Salluste a élaboré : « Les pauvres, c’est fait pour être très pauvres, et les riches pour être très riches ». Caricatural ? Bien sûr, mais pas tant que cela : le méchant, l’injuste ne peut accomplir ce qu’il fait sans se détruire, sans lui-même s’impliquer qu’en se clivant. L’expérience des camps le montre tristement : je ne peux détruire un autre être humain qu’après l’avoir d’abord déshumanisé ou en tout cas dénié toute communauté avec moi.

c) La racine du péché

Les péchés s’engendrent l’un l’autre. En effet, Don Salluste est bien évidemment mû par l’avarice. Mais il y a plus. Derrière l’avarice se terre l’orgueil, sous la forme d’un sens désordonné de l’honneur qui lui est dû. Le film en offre de multiples attestations ultérieurement, par exemple dans la scène célèbre commençant par : « Et maintenant, Blaze, flattez-moi ». Mais déjà ici, le besoin outrancier de flatterie apparaît. Don Salluste ronronne quand il est salué à son arrivée : « Monseigneur le grand ». Puis, il est en manque de ne pas être loué : « Et mes acclamations ? Mon enthousiasme ? ». « Vive notre bienfaiteur ! ». En effet, si l’avarice est première dans l’ordre d’exécution (les moyens), l’orgueil est premier dans l’ordre d’intention (la finalité).

d) Confirmation par le contraire

L’attitude de Blaze, le serviteur de Don Salluste (Yves Montand), est-elle juste ? Apparemment oui : les paysans sont particulièrement pauvres cette année ; n’est-il pas légitime que leur soit reversé ce qui leur est dû ?

– Pourtant, d’abord, la manière de faire est totalement injuste : ceux qui récupèrent l’or sont assurément les plus vifs ou les plus bagarreurs mais non les plus lésés. Le critère de justice n’est pas respecté.

– De plus, on imagine quelle violence va s’en suivre.

– Au fond, Blaze a une attitude de justicier : il décide lui-même de rendre justice. Peut-on faire jouer l’épikie, l’équité contre la forme légale ?

– Le reste du film nous montrera que le valet est aussi un « coquin » qui se place volontiers au-dessus de la loi. Seulement, il le fait dans un registre pour lequel le spectateur est beaucoup plus indulgent : la morale individuelle, en l’occurrence la morale sexuelle (il courtise la reine), et non la morale sociale, aujourd’hui beaucoup plus intouchable.

13) Bibliographie sélective

a) La justice en perspective philosophique

1’) Sources traditionnelles

– Platon, La République.

– Aristote, Éthique à Nicomaque, L. V.

2’) Monographies actuelles

– Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990.

– Alasdair McIntyre, Quelle justice ? Quelle rationalité ?, trad. Michèle Vignaux d’Hollande, coll. « Léviathan », Paris, P.U.F., 1993.

– John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987.

– Paul Ricœur, Le juste, Paris, Esprit, 1995 ; Amour et justice, coll. « Points-Essais », Paris, Seuil, 2008.

b) La justice en perspective théologique

1’) Sources bibliques

– Paul Beauchamp, D’une montagne à l’autre. La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999.

– Pierre Debergé, La justice dans le Nouveau Testament, coll. « Cahier Évangile » n° 115, Paris, Le Cerf, 2001.

– Gérard Verkindere, La justice dans l’Ancien Testament, coll. « Cahier Évangile » n° 105, Paris, Le Cerf, 1998.

2’) Sources traditionnelles

– Adalbert-Gautier Hamman, Riches et pauvres dans l’Église ancienne. Textes choisis et présentés, Paris, DDB, 21982.

– Louis Lachance, Le concept de droit selon Aristote et saint Thomas, Montréal, Levesque, Paris, Sirey, 1933.

– S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 57-122 (la justice).

3’) Manuels et monographies

– Michel Labourdette, Cours de théologie morale, Toulouse, 1960-1961. Notamment : La justice, IIa-IIæ, q. 57-79 ; Vertus rattachées à la justice, IIa-IIae, q. 80-120 ; La force, IIa-IIæ, q. 123-140.

Pascal Ide

[1] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2488.

[2] Samuel Beckett, Murphy, New York, Grove Weidenfeld, 1957, ch. 6 : « L’esprit de Murphy ».

[3] Joseph Ratzinger, Le nouveau peuple de Dieu, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, coll. « Intelligence de la foi », Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 116.

[4] Tony Anatrella, La différence interdite. Sexualité, éducation, violence : trente ans après mai 68, Paris, Flammarion, 1998, p. 118.

[5] Somme de théologie, IIa-IIae, q. 109, a. 1, ad 2um.

[6] Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, L. 4, ch. 7, 1127 a 29 ; Somme de théologie, IIa-IIae, q. 109.

[7] Somme de théologie, IIa-IIae, q. 109, a. 1.

[8] Cf. Somme de théologie, IIa-IIae, q. 109, a. 3.

[9] Aristote, Ethique à Nicomaque, L. 4, ch. 7, 1127 a 25.

[10] Somme de théologie, IIa-IIae, q. 109, a. 4.

[11] Georgette Blaquière, in Famille chrétienne, n° 864, du 4 août 1994.

[12] Guy Thomaseau, Bonne nouvelle du mariage, coll. « Épiphanie », Paris, Le Cerf, 21984, p. 28 et 29.

[13] Catéchisme de l’Église catholique, n° 2492.

[14]  Charlotte Garson et Thierry Méranger, « On n’a pas besoin de dynamite quand on a de la pellicule », Les Cahiers du cinéma, 646 (septembre 2009), p. 10-15.

[15] In Ps XIV, 10.

[16] Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité, 29 juin 2009, n. 4. Souligné dans le latin (le soulignement du français est, étrangement, différent).

[17] Pensées, éd. Brunschvicg, n° 852.

[18] Cf. La Documentation catholique, n° 1614 (6-20 août 1972), p. 724. Cité par Daniel-Ange, Paul VI. Un regard prophétique. 1. Un amour qui se donne, Paris-Fribourg, Ed. Saint-Paul, 1979, p. 170-174. Cf. aussi l’introduction p. 169-170.

[19] François Marty, La bénédiction de Babel. Vérité et communication, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 1990.

20.3.2020
 

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