La sequela Christi. Tout donner à Celui qui a tout donné

La suite du Christ requiert un radicalisme du don. En effet, à celui qui a tout donné, on ne peut répondre qu’en donnant tout [1].

1) Qu’est-il demandé ? Tout donner

a) Don sans restriction

Les différents épisodes évangéliques où Jésus appelle demandent toujours « tout » à ceux qu’il appelle. Mais que doit-on entendre par ce « tout » ?

– Quitter son métier : dans l’appel des apôtres (Mc 1,16-20 et//) ou l’appel du publicain Matthieu (Mc 2,14 //).

– Quitter ses biens matériels, tous ses biens matériels : l’épisode de l’homme riche (qui est jeune en Mt, mais ne l’est pas en Mc 10,17-22) [2]. En effet, il est lui demandé de distribuer l’argent de la vente ‘aux pauvres’, sans autre précision » ; or, « la masse des nécessiteux » est « indéfinie [3]».

– Quitter son père, donc sa famille (Mc 1,16-20 et//). Ainsi que les coutumes familiales, ce qui est immense, dans la demande de ne pas même ensevelir (Lc 9,56-60).

– Quitter la sécurité intérieure, être prêt à supporter l’hostilité (Mt 10,37-38). Cette préférence suppose que l’on puisse être en but à l’adversité [4].

– Quitter ses biens intérieurs et jusqu’à sa propre vie. C’est ce qui apparaît dans le logion sur le reniement (Mc 8,34-35 et //). Simon Légasse l’interprète dans un sens radical : « Celui qui veut devenir disciple de Jésus doit apprendre que sa décision met en danger ses ‘intérêts vitaux’ […]. Le verbe ‘se renier’ […] implique qu’on fasse abstraction de sa propre personne. Une attitude dont on va savoir jusqu’où elle entraîne le sujet. Jésus dit ensuite : ‘prendre sa croix’ ». Toutefois, l’exégète français atténue la portée de cette parole : « Le texte lui-même semble bien étendre l’image hors de la perspective tragique du martyre (même si elle n’est pas exclue, naturellement) et, par là en atténuer la cruauté. Car il s’agit de prendre ‘sa croix’ personnelle, non la croix en général ». La preuve en est l’expression de Lc 9,23 qui parle de porter « sa croix chaque jour », ce qui montre qu’il s’agit d’épreuves quotidiennes ne mettant pas en jeu la vie elle-même [5].

Au contraire, d’autres lisent cette parole dans un sens plus radical, comme un appel qui va jusqu’au martyre [6]. Surtout, l’encyclique Splendor veritatis va dans le même sens. Cette affirmation est d’autant plus intéressante que saint Jean-Paul II, commentant l’évangile du jeune homme riche, parle de la sequela Christi :

 

« Suivre le christ ne peut pas être une imitation extérieure, parce que cela concerne l’homme dans son intériorité profonde. Etre disciple de Jésus veut dire être rendu conforme à celui qui s’est fait serviteur jusqu’au don de lui-même sur la Croix (cf. Ph 2,5-8) [7] ».

b) Don sans retard

La modalité du don est à souligner quant au temps : « tout de suite », « aussitôt ». C’est ce qui apparaît dans l’appel des apôtres (Mc 1,16-20 et //) ou l’appel du publicain Matthieu (Mc 2,14 et //). Mais aussi dans l’épisode de l’homme riche en Mc 10,17-22 : « L’ordre (‘viens, suis-moi’) ne suppose aucun délai [8] ».

c) Don sans retour

La modalité du don est aussi à souligner quant à l’irréversibilité : sans retour, pour toujours. Jésus confirme son appel après la résurrection (Jn 21). Dans l’épisode de l’homme riche en Mc 10,17-22, « l’essentiel », plus encore que de donner aux pauvres, « est de se défaire de tout, de ‘couper les ponts’, sans possibilité de récupérer un jour les biens abandonnés [9]».

d) Conclusion

Le don qui est demandé est donc sans restriction, sans retour et sans retard. Or, il s’agit des trois propriétés du don de soi [10]. « L’appel à la sequela est radical et sans condition [11] ». Il est donc impossible, malgré certaines tentatives, de réduire la portée de l’appel du Christ : il est de l’ordre du « tout ou rien ».

Ajoutons que cette donation radicale du disciple qui suit le Christ n’est pas d’abord dictée par une mentalité utilitaire, ne vise pas l’efficacité missionnaire. La motivation première est celle de l’amour, de l’attachement à Jésus. En effet, l’Ecriture dit bien qu’il souhaite que ses disciples demeurent « pour être auprès de lui » (Mc 10,28) ; or, le « pour » signifie une finalité ; la mission ne vient qu’après.

2) À qui est-ce demandé ? À tous

Il n’est pas rare que ces paroles soient interprétées dans un sens réservé : au fond, elles ne valent que pour les personnes consacrées. Au fond, ne pouvant réduire la radicalité du don total en son objectivité, l’on réduira l’extension de son application. Ne pouvant dire que Jésus demande peu, l’on acceptera qu’il demande tout (appel), mais à peu (destinataire).

Il est vrai que, dans un certain nombre de textes, l’invitation de Jésus est ciblée : notamment les futurs apôtres. Il demeure que certains textes montrent, sans ambiguïté, que le « tout » est demandé à « tous ». Ainsi en Lc 14,25-27. En effet, l’évangéliste embrasse l’intégralité des relations familiales : il parle ici des relations des enfants aux deux parents, des époux entre eux, des frères et des sœurs ; or, qui est dénué de famille ? Cette universalité rejoint celle de l’appel universel à la sainteté. Saint Léon le Grand le disait fortement : « Cum gradus in vera Divinitas esse non possit [12] ».

3) Par qui est-ce demandé ? Par Celui qui est tout

Une conséquence inattendue de cette doctrine de la sequela Christi est la divinité de celui qui appelle aussi radicalement à sa suite. C’est ce que montre Walter Kasper. Dans un beau passage de son ouvrage Jesus der Christus, il parle d’une « christologie implicite », c’est-à-dire des chemins qui ont permis aux témoins de la vie terrestre du Christ de pressentir son identité divine. Parmi les quatre chemins qu’il distingue se trouve la sequela. En effet, la dignité de l’homme fait que le don de lui-même est proportionné à la personne à qui il se donne. Or, Jésus demande tout à ses disciples : « tout quitter » (Mc 10,28) et jusqu’à risquer leur vie (cf. Mc 8,34). Par conséquent, « cet engagement aussi radical et aussi entier à la suite de Jésus équivaut à une confession de foi en Jésus [13] ».

C’est d’ailleurs ce que confirme la comparaison avec les rabbins qui ne requerrait pas que leurs disciples soient ainsi « auprès » (Mc 10,28) d’eux. Ainsi, « la christologie implicite du Jésus terrestre contient une prétention inouïe, qui fait exploser tous les schèmes préétablis. On rencontre en lui Dieu et son Royaume [14] ».

Pascal Ide

[1] Nous nous inspirons des travaux du professeur ordinaire de théologie morale et spirituelle à l’Académie Alphonsienne, à Rome, Réal Tremblay, « La dimension théologale de la morale », Studia Moralia, 34 (2003) n° 2, p. 276-278 ; sur la suite du Christ en saint Jean, cf. Id., Vous, lumière du monde… La vie morales des chrétiens : Dieu parmi les hommes, Montréal, Fides, 2003, p. 65-78 ; sur la suite du Christ chez les synoptiques, cf.  Id., « Sequela et radicalisme », Studia Moralia, 46 (2008) n° 2, p. 455-468. Nous empruntons les références exégétiques à ce dernier article.

[2] Cf. Vittorio Fusco, Povertà e sequela. La pericope sinottica della chiamata del ricco (Mc 19,17-31 parr.), coll. « Studia Biblica » n° 94, Brescia, Queriniana, 1991.

[3] Simon Légasse, L’évangile de Marc, coll. « Lectio Divina Com. » n° 5, Paris, Le Cerf, 1997, 2 volumes, tome 2, p. 614.

[4] Cf. Joachim Gnilka, Das Matthäusevangelium, coll. « Herders théologischer Kommentar zum Neuen Testament » n° I/1, Freiburg-Basel-Wien, Herder, 21988, p. 397.

[5] Simon Légasse, L’évangile de Marc, tome 2, p. 510-511. Souligné par l’auteur.

[6] Cf. Stefano Zamboni, « Chiamati a seguire l’Agnello ». Il martirio compimento della vita morale, coll. « Etica teologica oggi » n° 43, Bologna, EDB, 2007, p. 66-67.

[7] Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Eglise, le 6 août 1993, n. 21.

[8] Simon Légasse, L’évangile de Marc, tome 2, p. 614.

[9] Ibid., p. 615.

[10] Cf. Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 1997, chap. 15-17.

[11] Josef Ernst, Das Evangelium nach Lukas. Übersetzt und erklärt, coll. « Regensburger Neues Testament », Regensburg, Friedrich Pustet, 1976, p. 321.

[12] Léon le Grand, « Huitième Sermon pour Noël », n° 4, Sermons 1-19, trad. Jacques Leclercq, coll. « Sources chrétiennes » n° 22 bis, Paris, Le Cerf, 1964, p. 168.

[13] Walter Kasper, Jesus der Christus, Mayence, Matthias-Grünewald Verlag, 1974, p. 121-122. Souligné par l’auteur : Jésus le Christ, trad. J. Désigaux et A. Liefooghe, coll. « Cogitatio fidei » n° 88, Paris, Le Cerf, 1976, 51996, p. 151 (trad. légèrement modifiée).

[14] Ibid.

6.4.2021
 

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