La mathématique comme surmontement du dilemme entre nécessité et liberté selon Simone Weil

Simone Weil (1909-1943) a toujours nourri un grand intérêt pour la mathématique. Des pages entières des Cahiers sont couvertes par des équations. On s’en souvient, la philosophe française prématurément décédée était proche de son frère André, considéré comme l’un des plus grands mathématiciens de sa génération. Mais la raison biographique est beaucoup plus secondaire que la raison philosophique. La mathématique est, pour la platonicienne que Simone est toujours demeurée, l’un des lieux par excellence de la vérité. Nous nous limiterons ici à un seul thème, mais de grande portée : pour Simone Weil, la mathématique est la contradiction vaincue, le dilemme surmonté entre douceur et brutalité, mais plus encore entre liberté et nécessité.

Pour le comprendre, il nous faut d’abord préciser le sens de deux concepts décisifs de la philosophie weilienne : mathématique et contradiction.

1) La mathématique

Le premier est la mathématique. Elle en parle toujours au singulier ; elle donne « à ce mot un usage différent de son usage ordinaire, plus étendu [1] ». Enfin, la mathématique est l’objet non pas d’une construction, mais d’une contemplation, qui d’ailleurs ouvre sur le mystère : « La mathématique seule nous fait éprouver les limites de notre intelligence. […] Ce qu’est la force à notre volonté, l’épaisseur impénétrable de la mathématique l’est à notre intelligence [2] ».

2) La contradiction

Le second terme, contradiction, est employé à dessein, car, avec l’analogie, il est essentiel à la vie de la pensée : « Les deux choses essentielles de la dialectique platonicienne : contradiction et analogie. Tous deux sont des moyens de sortir du point de vue [3] ». Pour Simone Weil, toute réalité intramondaine et même la mathématique est contradiction ; seul Dieu en est dénué :

 

« Si la contradiction est ce qui arrache, tire l’âme vers la lumière, la contemplation des principes premiers (hypothèses) de la géométrie et des sciences connexes doit être une contemplation de leurs contradictions. […] Le bien seul est sans contradiction, mais éblouissant. L’esprit ne peut poser sa vue que sur la contradiction éclairée par le bien [4] »

 

En effet, d’un côté, la matière est brutalité (Aristote dirait « violence »), parce qu’elle résiste et s’oppose à notre volonté, tout en lui étant insensible. De l’autre, toujours pour Simone Weil, les êtres mathématiques se caractérisent par une grande docilité à Dieu : « Parfaite docilité. Parfaite obéissance des êtres mathématiques. Modèle de l’obéissance [5] ». Or, une telle docilité est non-violente, donc douce.

3) Le surmontement

La nécessité, plus encore la contradiction, est vaincue, quand on passe au point de vue de Dieu : du point de vue, il y a nécessité et donc brutalité. Mais « Tout ce qui me frappe, tout ce qui pèse sur moi obéit à Dieu [6] ».  La contradiction est aussi surmontée par la mathématique. En effet, celle-ci se caractérise comme nécessité, mais non matérielle ou non expérimentale : « Cette obéissance faite de douceur qui est l’essence de la brutalité de la matière n’est perçue que dans la conception non expérimentale de la nécessité [7] ». Plus précisément, la nécessité « tient lieu de matière dans la mathématique [8] ». Et, joignant cette double voie, Simone Weil affirme que c’est Dieu qui a institué la mathématique : « Que cette nécessité mathématique soit la substance du monde – c’est le sceau de notre Père, le témoignage que la nécessité a été dès l’origine vaincue par une persuasion sage [9] ».

Il en résulte, selon Simone Weil, une beauté. En positif : « La principale source de la beauté mathématique est la docilité des êtres mathématiques [10] ». En négatif : « Est beau dans la mathématique ce qui nous fait manifestement apparaître qu’elle n’est pas quelque chose que nous avons fabriqué [11] ».

Il en résulte aussi un lien intime avec l’amour : « L’empire de la mathématique sur la matière est un empire de douceur. (Lien entre la mathématique et l’amour [12] ». Ou, dans le langage plus platonicien du bien : « La mathématique présente le mystère de la persuasion exercée par le bien sur la nécessité [13] ».

Cette connexion vaut d’ailleurs pour toute « science », voire pour « toute activité humaine », qui, selon Simone Weil, « enferme une manière spécifique, originale, d’aimer Dieu [14] ».

Par ce dépassement-intégration de l’opposition entre nécessité et liberté, Simone Weil s’inscrit dans le sillage de Platon qui écrivait dans le Timée : « C’est d’un mélange en effet que résulte la genèse de ce monde ; c’est par l’union de la nécessité et de l’intellect qu’il fut engendré. Mais l’intellect commandait à la nécessité; il la persuadait de mener à la meilleure fin le plus grand nombre de ses effets ; c’est dans ce sens et suivant ses voies, par l’action d’une nécessité soumise à une persuasion raisonnable qu’ainsi, dès le principe, s’est constitué cet Univers [15] ». À la différence près que, aussi héritière des modernes, elle accorde à la liberté ce que les Grecs accordaient à l’intellect (nous).

Pascal Ide

[1] Cahier XI, p. 327-328.

[2] Cahier IX, p. 209.

[3] Cahier IX, p. 213.

[4] Cahier III, p. I.307.

[5] Cahier X, p. 315.

[6] Cahier XI, p. 327-328.

[7] Cahier XI, p. 327-328.

[8] Cahier IX, p. 214.

[9] Cahier XII, p. 395.

[10] Cahier XI, p. 326.

[11] Cahier VIII, p. 65.

[12] Cahier XI, p. 327-328.

[13] Cahier IX, p. 213.

[14] Cahier XII, p. 394.

[15] Platon, Timée, 48 a, Œuvres complètes, trad. Léon Robin et Moreau pour le Timée, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2 vol., tome 2, p. 466.

4.3.2021
 

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