La liturgie comme achèvement de la philosophie

1) Thèse du livre

Dans son livre Après l’écrit qui est aussi son œuvre majeure, la philosophe et théologienne britannique Catherine Pickstock (1970-) défend la riche proposition selon laquelle la liturgie constitue l’achèvement de la philosophie [1]. Ce faisant, elle confirme son inscription dans le mouvement théologique de la Radical orthodoxy [2], puisque, dans une conférence prooncée en 2015, John Milbank (qui fut son directeur de thèse) résume l’orthodoxie radicale en sept idées phares étroitement connectées, dont la quatrième affirme que la théologie est d’abord une théurgie, c’est-à-dire « une co-opération entre le travail humain et le travail divin » qui tous deux appartiennent ultimement à Dieu. Or, ce travail et cet échange s’appelle « liturgie », par laquelle « l’action humaine collective invite le divin à descendre » sur Terre [3].

Pour mémoire, les six autres points définitoires du mouvement Orthodoxie radicale [4] sont : 1. Le déni d’une séparation entre foi (ou Révélation) et raison ; 2. Toute la création peut être comprise seulement comme une participation active à l’être de Dieu ; 3. Les constructions humaines (comme la culture, la communauté, le langage, l’histoire, la technique) participent aussi à l’être de Dieu ; 5. Le rejet du nihilisme postmoderne qui refuse de fonder la vérité dans « une présence connue par une intuition absolument certaine » ; 6. « Sans Dieu, l’on identifie le cœur des choses au néant et l’on regarde la mort comme plus réelle que la vie. Dès lors, le corps devient une ombre et l’abstraction la vraie réalité permanente, de sorte que ‘tout est pourriture’ ». Ainsi, paradoxalement, bien que Dieu transcende la matière, seule une foi dans la trascendance et la participation dans la trascendance assure actuellement la réalité de la matière et le corps » ; 7. Les hommes participent aussi à l’être de la nature et des autres hommes, de sorte que la rédemption est une réalité à la fois cosmique et collective.

Pour montrer sa thèse, la professeure à la faculté de Divinity (philosophie de la religion) de l’Université de Cambridge part de la liturgie catholique romaine, précisément la forme extraordinaire du rite [5]. Non point par nostalgie, mais par souci de prendre en compte le meilleur argument. En effet, la démonstration décisive du livre est la suivante : « la répétition et les récapitulations sont centrales dans le langage rituel ». Or, « ces deux caractéristiques sont moins présentes dans les révisions liturgiques modernes (aussi bien catholiques qu’anglicanes). Pour le montrer, elle prend en compte le « texte liturgique le plus classique de la chrétienté occidentale » (p. 18). Un signe en est que le livre rituel par excellence de l’anglicanisme, le Prayer Book, est encore très influencé par ce rite médiéval.

2) Exposé

Le raisonnement de fond semble le suivant. La philosophie est divisée entre deux traditions : la parole qui donne l’illusion de la présence immédiate, non « différée » ; l’écrit qui fixe la présence. Or, la liturgie permet de dépasser cette dichotomie. Donc, la liturgie permet de sauver la philosophie.

Détaillons. La première partie du livre établit le diagnostic, la seconde, le remède.

a) Le diagnostic : la crise de la postmodernité

La distinction entre oral et écrit remonte à Jacques Derrida dans De la grammatologie. Aussi la première partie de l’ouvrage de Catherine Pickstock analyse-t-elle sa pensée. Derrida lui-même remonte au Phèdre de Platon. Pour le philosophie contemporain de la déconstruction, il faut en finir avec l’oralité pour en revenir à l’écrit. En effet, le philosophe cherche la présence (par exemple, celle du dieu dans les dialogues platoniciens) ; or, l’oralité nous conforte dans l’illusion d’une immédiateté de la présence ; en revanche, pour lui, l’écrit sort de cette aporie par la codification qui transmet à travers le temps.

Tout à l’inverse, les adversaires de Jacques Derrida critiquent l’écriture qui à la fois fossilise le sens et donne l’illusion d’une polysémie infinie (le texte serait ouvert à toute interprétation possible).

Catherine Pickstock pense que ce dilemme résume le problème philosophique actuel : « Se défier de la codification de l’écrit, ou bien lui opposer l’immédiateté ‘cartésienne’ de l’objet au sujet qui l’énonce, c’est l’aporie dont ne sort pas le scepticisme postmoderne quand il s’en tient au plan de l’immanence » (p. 19).

La question consiste donc non à opposer, mais à intégrer l’écrit qui offre non seulement l’épaisseur de l’histoire, mais la stabilité du sens, donc l’intégrité de la transmission, et le langage qui, à la souplesse de l’actualisation, joint la transformation de l’historicité en tradition vivante.

b) Le remède : la liturgie

Notre auteur trouve la solution au dilemme de la postmodernité dans la liturgie. Et son témoignage est d’autant plus précieux qu’il est très antique : « Le poète catholique David Jones l’a bien montré : les premières traces laissées par l’homme dans l’histoire (mythes, contes, récits, etc.) sont de nature liturgique : elles font mémoire de quelque chose qui dépasse l’homme » (p. 21).

D’un mot, la liturgie joint l’écrit à l’oral. En effet, d’un côté, le texte liturgique est toujours écrit, donc fixé, fidèle à ses racines, au point même qu’il remonte à une origine non maîtrisée. De l’autre, la pratique orale de la liturgie introduit des variations. « L’esprit de la liturgie médiévale tient ensemble le respect de ce qui est prescrit textuellement et la liberté dans l’exécution de ce qui relève de l’oralité » (p. 21).

Précisons. Pour Catherine Pickstock, le rite romain comporte, philosophiquement parlant, deux éléments structurels : le balbutiement et la répétition.

  1. En effet, la liturgie de la Terre à la fois participe à et anticipe la liturgie éternelle et eschatologique. Or, nul langage humain ne peut être adéquat à la réalité ultime et divine. Il y va de la différence entre apparition et fond, et le langage relève du signe, donc de l’apparition. Donc, le langage liturgique doit être à la fois précis et allusif, cataphatique et apophatique : le contraire du fantasme de transparence, caractéristique de la liturgie postconciliaire. Or, c’est ce que veut signifier le terme de balbutiement : parole, mais parole insuffisante.
  2. Par ailleurs, la liturgie qui est entrée dans le temps se doit à la fois de « cheminer dans le temps vers la gloire à venir » et revenir vers « l’esprit du rite pénitentiel initial » (p. 21), combinant donc l’élan vers la gloire et l’humilité. Enracinée dans le passé, la prière est donc une répétition. Mais celle-ci n’est pas une pure réitération, car, on l’a dit, l’exécution introduit des variations. Ainsi, le mouvement ressemble plus à un « mouvement en spirale, allant de recommencements en recommencements » (p. 21).

Plus globalement, la liturgie intègre : la communauté (donc le politique) et l’individu ; le passé et le futur ; le fixe et le mobile ; le vrai, le bien et le beau. Montrons-le sur quelques points à partir de la philosophie platonicienne. En effet, celle-ci obéit à une logique liturgique. Cela apparaît dans le Phèdre. Au terme, en effet, la prière à Pan, « met en lumière le lien du doxologique (la louange) avec le dialogique (la parole échangée). Plus généralement, Les Lois explore le lien entre le mythe (revisité de manière critique) et le rituel ». En effet, selon le philosophe grec, la liturgie comporte une dimension politique. Notamment parce que le social se fonde sur la gratuité et non pas sur le juste. Or, la liturgie est un acte gratuit (et, plus encore, est la réponse gratuite à un don lui-même gratuit).

3) Une relecture à la lumière du don

Dans l’intuition de Catherine Pickstock, ne se joue-t-il pas quelque chose de la dynamique du don ? La philosophe de la Radical Orthodoxy propose de faire de la liturgie l’issue hors du dilemme de la présence et du présent, de l’oral et de l’écrit, etc. En effet, la liturgie est une participation temporelle de la vérité, voire de la liturgie éternelle : c’est ce que montre Eric Peterson dans Le livre des anges. Or, en entrant dans le temps, la liturgie à la fois répète et innove, tant le fond éternel est inépuisable. Ainsi la source serait éternelle ; elle se déposerait de manière particulière dans le fond liturgique comme en un cœur ; enfin, celui-ci se déploierait au dehors, dans l’histoire, remontant en action de grâces vers son origine [6]. Or, ce sont les trois moments du don personnel : réception, appropriation et donation. Donc, la pensée de notre auteur est secrètement animée par la métaphysique de l’amour-don.

Pascal Ide

[1] Catherine Pickstock, After Writing: On the Liturgical Consummation of Philosophy. Oxford, Blackwell, 1997 : Après l’écrit. Sur l’achèvement liturgique de la philosophie, trad., préface de Jean-Yves Lacoste et postface de Robin Kirkpatrick, Paris, Ad Solem, 2013. Je m’inspire de son interview par Grégory Solari, « La religion est première’ ». La Nef, 257 (mars 2014), p. 18-21. Elle porte sur l’ouvrage. Les citations entre parenthèses sont celles de l’interview.

[2] Elle a préfacé l’ouvrage Adrian Pabst, Olivier-Thomas Venard, Radical orthodoxy. Pour une révolution théologique, avant-propos de Grégory Solari. Genève, Ad solem, 2004.

[3] John Milbank, « What Is Radical Orthodoxy? », 2015. Cette présentation ici résumée se trouve en PDF, sur le site de l’Université de Fribourg (Suisse). Site consulté le 21 août 2020 : http://www.unifr.ch/theo/assets/files/SA2015/Theses_EN.pdf

[4] Pour une présentation plus complète, cf. John Milbank & Graham Ward, Radical Orthodoxy: A New Theology, London, Routledge, 1998.

[5] Cf. les autres écrit sur la liturgie : Catherine Pickstock, « Liturgy and Modernity », Telos. 113 (1998), p. 19-40 , ; « A Poetics of the Eucharist ». Telos. 131 (2005), p. 83-91 ; « Liturgy and the Senses », John Milbank, Slavoj Žižek & Creston Davis (éds.), Paul’s New Moment: Continental Philosophy and the Future of Christian Theology, Grand Rapids (Michigan), Brazos Press, 2010. p. 125-145.

[6] Il est d’ailleurs significatif que ce mouvement soit spiralé, comme la structure métaphysique de l’étant déployée par Cornelio Fabro.

28.11.2020
 

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