La joie dilate-t-elle ? (saint Thomas versus Jean-Louis Chrétien)

Nous nous trouvons face à une aporie, c’est-à-dire un bivium.

D’une part, dans un article de la Somme de théologie qui concerne ce sujet jusque dans les mots, saint Thomas d’Aquin se demande : « Est-ce que le propre de la délectation est de dilater [utrum delectationis sit dilatare] [1] ? » Autrement dit, puisqu’il s’agit d’une question sur les effets de la délectation, le plaisir est-il cause de dilatation ? Et il répond affirmativement tout en limitant la prédication à l’analogie la plus faible, l’analogie métaphorique : « La largeur est l’une des dimensions de la grandeur corporelle ; aussi ne peut-on parler que par métaphore quand il s’agit des affections de l’âme [latitudo est quaedam dimensio magnitudinis corporalis, unde in affectionibus animae non nisi secundum metaphoram dicitur] ». D’autre part, une fois n’est pas coutume, Jean-Louis Chrétien s’oppose à l’Aquinate [2]. Si l’argumentation de ce dernier est métaphysique, celle du premier est phénoménologique : avec « la coupure effectuée par saint Thomas », entérinée par Descartes « et reprise par tant d’autres », « quelque chose se perd dans la possibilité qu’a la pensée de décrire l’espace réel de l’expérience ».

Pour illustrer ces deux positions, Chrétien convoque le débat entre Descartes et l’un des Platoniciens de Cambridge, Henry More [3]. Dans son Traité des passions, le philosophe français fait de la joie une vaso-dilatation [4] ; il précise même dans une lettre à Élisabeth que, toujours dans les effets physiologiques corporellement ressentis, « la chaleur appartient à l’amour, et la dilatation à la joie [5] ». Il écrit à Henry More, retrouvant, sans le savoir l’une des thèses en présence dans les questions médiévales concernant la localisation des anges : « Pour moi, je ne conçois aucune étendue de substance, mais seulement de puissance, en Dieu, dans les anges ou dans notre esprit [6] ».

Henry More raisonne ainsi : toute substance existe par soi ; elle doit donc posséder une extension ou étendue (extensio) ; donc existe une « dilatation et contraction » de la substance [7]. Assurément, cette extension varie selon l’essence qu’elle caractérise [8] : les corps (dont les parties divisibles sont en dehors les unes des autres), l’esprit humain – qui « peuvent, leur substance demeurant absolument la même, se contracter et s’étendre de nouveau jusqu’à certaines limites [9] » –, les anges – More parle de « la dilatation et la contraction des anges [10] » – et même de Dieu. Mais il s’agit bien d’une étendue au sens propre et non pas au sens figuré. More élabore même deux concepts pour penser cette étendue caractéristique des êtres spirituels : en positif, la spissitudo, qui est la densité caractéristique des esprits leur permettant d’occuper l’espace [11] ; en négatif, le nullibisme (de nul-ibi, littéralement « non quelque part ») qui exprime la position de celui pour qui l’esprit est nulle part [12].

 

Nous répondrons qu’il est possible de trouver une via media. En effet, d’une part, pensant le transfert des notions seulement à partir de l’expérience physique, Thomas maximise la distance entre les deux dilatations, corporelle et spirituelle, sans toutefois aller jusqu’à l’équivocité. D’autre part, du fait de sa perspective phénoménologique qui privilégie le vécu intérieur de la dilatation, et en polémique contre l’interprétation métaphorisante de Thomas, Jean-Louis Chrétien lisse le plus possible les différences sémantiques entre les trois ordres pascaliens (corps, esprit, charité), sans aller jusqu’à univociser la dilatation. Or, entre métaphore et tendance univociste, il y a place pour une interprétation analogique au sens propre ; et entre approche seulement objective et approche seulement subjective, il y a place pour une approche intégrative de l’analyse extérieure et de la description intérieure. À l’instar de toutes les lois de l’amour, de l’autocommunication jusqu’à la communion féconde, la loi de dilatation s’échelonne selon une induction scalaire.

Pascal Ide

[1] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae q. 33, a. 1, co.

[2] Jean-Louis Chrétien, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2007, p. 14-18. Les citations qui suivent sont tirées de ces pages.

[3] Cf. Edward Arnold (éd.), The Cambridge Platonists, London, Arnold, 1969, p. 212-287 ; Serge Hutin, Henry More. Essai sur les doctrines théosophiques chez les Platoniciens de Cambridge, Hildesheim, Georg Olms, 1966,

[4] René Descartes, Traité des passions, L. II, 104 : Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1897-1913, 13 vol. [désormais AT], tome 11, p. 405-406.

[5] Id., Lettre de mai 1646 : AT, tome 4, p. 408.

[6] AT, tome 5, p. 342, trad. de l’éd. Ferdinand Alquié, Paris, 1973, tome 3, p. 908.

[7] AT, tome 5, p. 378-379.

[8] Ibid., p. 238.

[9] Ibid., p. 301. Cf. Henry More, Traité de l’immortalité de l’âme, dans Opera omnia, II, 2, London, 1679, réimpr. en fac-similé, Hildesheim, Georg Olms, 1966, p. 307.

[10] Ibid., p. 304.

[11] Cf. Henri More, Opera omnia, II, 1, p. 320 et 326 s ; II, 2, p. 294.

[12] Ibid., II, 1, p. 307.

6.12.2025
 

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