La beauté comme gratuité (Balthasar et Proust)

Les philosophes antiques et les théologiens médiévaux oscillaient entre deux définitions de la beauté, objective (le beau est la splendeur du vrai) et subjective (le beau est ce qui, étant vu, plaît), les modernes (Kant) et les postmodernes (Bourdieu) ont résolument opté pour le pôle subjectif, le premier au nom de son idéalisme, le second au nom de la déconstruction.

Dans le volume conclusif de sa monumentale Trilogie, le modeste et pourtant si puissant Épilogue, Balthasar renoue avec la conception objective du beau ou plutôt intègre les deux perspectives, en proposant une nouvelle définition de la beauté (et des deux autres transcendantaux, le bien et le vrai) comme un « se montrer » [1]. Est beau ce qui se manifeste, sous-entendu, gratuitement, sans autre raison de se donner à voir que de se donner (voilà pour le pôle objectif) et de susciter l’émerveillement plein de reconnaissance (voilà pour le pôle subjectif).

Or, avec bonheur et profondeur, dans son essai sur la lecture, Proust note en passant la corrélation entre beauté et inutilité des choses : « c’est justement de ces choses qui n’étaient pas là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté [2] ». Et d’en faire un long inventaire dans le langage à la fois précis ou poétique qui est le sien : « Ces hautes courtines blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d’un sanctuaire ; la jonchée de couvre-pieds en marceline, de courtes-pointes à fleurs, de couvre-lits brodés, de taies d’oreillers en batiste, sous laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher, j’allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à passer la nuit [3] », etc. Or, loin d’être seulement objectifs, ces objets dont Proust célèbre à l’envi ce que, en écologie, on aime appeler (à propos non des artefacts, mais des êtres naturels) la valeur intrinsèque (versus la valeur d’utilité) enrichissent aussi l’esprit par surabondance : « toutes ces choses, qui […] ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, […] peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles, avec cet air de prédilection, d’avoir choisi de vivre là et de s’y plaire, qu’ont souvent, dans une clairière, les arbres, et, au bord des chemins ou sur les vieux murs, les fleurs. Elles la remplissaient d’une vie silencieuse et diverse, d’un mystère où ma personne se trouvait à la fois perdue et charmée [4] ».

Pascal Ide

[1] Hans Urs von Balthasar, Épilogue, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 20, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997, II-5.

[2] Marcel Proust, « Sur la lecture », Préface à John Ruskin, Sésame et les Lys, Paris, Mercure de France, 1906 : La lecture est une amitié. L’intégrale de ses préfaces, éd. Olivier Philipponnat, coll. « Les Inattendus » n° 60, Bègles, Le Castor Astral, 2017, p. 27-73, ici p. 33.

[3] Ibid. Cf. p. 33-35.

[4] Ibid., p. 35. Souligné par moi.

22.11.2025
 

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