Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-1 Les philosophies de la nature à l’ère scientifique moderne. Berkley, Pascal, Leibniz

Chapitre 1

Les réactions anciennes et nouvelles au mécanisme

« Nous sommes les héritiers, au moins, de la chrétienté médiévale, de la rationalité des Lumières et du ro­mantisme, ce dernier étant plus marqué en Allemagne qu’en France. La Bible, L’Encyclopédie et le roman­tisme, c’est ça le trépied de l’Occident [1]! »

« La science véritablement philosophique de la mathématique comme théorie des grandeurs serait la science de la mesure, mais cette science présuppose déjà la particularité réelle des choses, laquelle n’est donnée que dans la nature concrète. Elle serait cependant, à cause de la nature extérieure de la grandeur, la science la plus difficile de toutes [2] ».

Un certain nombre de penseurs vont tenter d’infléchir ce projet mathématique, méca­niste et technologique de la science moderne. Que l’on songe à Berkeley et à Leibniz. Mais ils ne furent pas écoutés.

A) Réactions de l’empirisme anglais lors de la naissance du mécanisme

Un certain nombre de penseurs vont tenter d’infléchir ce projet mathématique et techno­logique de la science moderne. Que l’on songe à Berkeley et à Leibniz. Mais ils ne furent pas écoutés.

1) La réaction de Berkeley

La tradition philosophique a surtout retenu de George Berkeley (1685-1753) son imma­térialisme, ou plutôt son prétendu immatérialisme stupidement confondu avec la néga­tion absurde de l’existence du monde physique, matériel. L’édition critique et des com­mentaires autorisés ont rendu justice à Berkeley de cette trop longue méprise [3].

Berkeley s’est en réalité opposé à John Locke [4] qui réduit la réalité matérielle à ses seules qualités primaires (masse, vitesse, étendue, etc.). En effet, pour Locke, les réalités physiques que sont les qualités primaires (masse, vitesse, étendue, etc.) ont une exis­tence objective, indépendante de qualités, opposée à l’existence subjective de qualités dites secondaires, que sont les qualités sensorielles, comme la couleur, le son, etc., ou esthétiques. Or, estime Berkeley, il n’existe pas de matière douée d’une existence tota­lement indépendante de notre esprit : il est le langage par lequel l’esprit créateur de tout l’univers entre en relation avec les esprits créés [5]. Cela ne signifie ni que le monde des objets n’existe pas, ni qu’il soit ce que veut l’esprit, comme le dit l’idéalisme, mais qu’il existe comme nous sommes capables de le percevoir. Ce réalisme original qui dis­tingue l’idée du concept.

2) La philosophie de la nature de Hume

B) Solitude de l’homme dans univers infini ou la philosophie de la nature de Pascal

Blaise Pascal (1623-1662) n’a pas qu’enregistré les mutations dans le regard sur la nature introduites par la physicomathématique nouvelle [6] ; il n’est pas que le mathé­maticien et le chercheur de génie dont nous avons vu l’apport décisif, et quant au contenu, et quant à la méthode [7]. Il est aussi un philosophe, un métaphysicien de tout premier plan. Or, Pascal nous intéresse de manière particulière car, comme Leibniz (qui est aussi philosophe et scientifique ou plutôt mathématicien de très haut niveau), mais différemment, il a reçu de plein fouet le choc de la nouvelle vision des choses instaurée par Galilée et surtout par Descartes. L’auteur du Traité du vide a compris de l’intérieur la nouveauté de cette vision de la nature ; pleinement participant de cette évolution déci­sive, sa place n’est pas extérieure. Enfin, il en a tiré les conséquences, d’une manière qui n’est pas seulement réactive, comme on le croit souvent.

1) Qu’a-t-il appris ?

La révolution galiléo-cartésienne [8] est double : ontologique et épistémologique. Blaise Pascal en tire finement les conséquences sur ces deux plans. Le fragment décisif est le célèbre fragment n° 84, parfois nommé « Les deux infinis », mais mieux titré par Pascal lui-même « Disproportion de l’homme [9] ».

a) Sur le plan ontologique

La leçon est double : l’infinité de l’univers et la finitude de l’homme. Première vérité : « Il n’y a point de bornes dans les choses [10] ». L’infinité de l’univers est elle-même mul­tiple. Elle concerne d’abord l’espace ; c’est ainsi que Pascal distingue l’infiniment grand, le plus évident, et l’infiniment petit, qui échappe souvent à notre prise.

Pascal place d’abord l’homme devant l’infinité extensive de la nature. L’imagination doit passer outre les limites des sens et se représenter un univers infini ; même alors, « nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses [11] ».

L’infiniment petit est plus difficile à percevoir. L’illusion de l’homme serait de croire que l’infinité s’arrête, car « on se croit naturellement plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence [12] ». Tel est l’enseignement de l’esprit de géométrie : apprendre à l’homme qu’il n’existe pas un indivisible premier, que l’infini non seulement nous entoure par extension, mais aussi nous habite par division. « Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. […] Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent ensemble une étendue [13]? » Par consé­quent, « il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout [14] ».

La structure de l’infini est, si l’on ne craint pas l’anachronisme, fractale. Celui qui croit avoir atteint une couche multiple découvre que ce prétendu atome est en fait un système planétaire, par un effet de poupée gigogne.

Mais l’infinité concerne aussi le temps. Avec rigueur, Pascal décrit déjà l’univers new­tonien où espace et temps sont désormais privés de toute limite.

Faut-il donc conclure que le monde « est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part [15]» ? D’un point de vue, oui. Mais une telle conclusion mènerait au scepticisme désespéré. Au sein de cette infinité, on rencontre la finitude de l’homme. La première est nécessaire à la seconde. La figure finie de l’homme ne peut exister et se comprendre que sur fond d’infinité. De sa découverte des coniques (une formule géomé­trique simple peut engendrer une infinité de courbes), Pascal a compris que la finitude de la figure se détache d’une infinité potentielle. Il y a donc un centre, c’est l’homme, même s’il est englouti par son corps, car l’esprit

Inversement, la finitude de l’homme est tout aussi nécessaire à l’infini. L’infiniment grand et l’infiniment petit ne trouvent leur sens que relativement au centre qui les me­sure. C’est à partir de l’homme que l’addition peut se prolonger à l’infini en direction de l’infiniment grand ; c’est aussi à partir de l’homme que la division peut se prolonger à l’infini en direction de l’infiniment petit. Mais nous verrons plus loin que cette finitude pré­sente un autre sens que celui-ci, certes référentiel, mais encore tout relatif à la quantité.

b) Sur le plan épistémologique

Cette infinité spatiale et temporelle rend l’homme « si imbécile à connaître la nature [16] ». L’homme, mortel et limité ne peut connaître un monde éternel et spatialement infini. La connaissance de l’univers se trouve donc ébranlée. « Rien n’est purement vrai [17] ». Si la leçon ontologique est la finitude de l’homme, la leçon épistémologique est l’incertitude. Si l’homme est ainsi seul, fini dans l’univers, il n’est plus assuré de rien. Double est la raison de ce vacillement de l’intelligence dans son accès à la vérité. Connaître la vérité, c’est connaître le fondement et le terme d’un raisonnement. Or, « toutes choses sont sor­ties du néant et portées jusqu’à l’infini [18] ». L’homme ne peut donc les connaître avec certitude.

On peut le montrer autrement. L’homme, être de finitude, ne peut embrasser l’infini. Or, les sciences sont doublement infinies : en extension, puisque « la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinité de propositions à exposer » ; en profondeur ou en fon­dement, puisque les principes « qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et […] sont appuyés sur d’autres, qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier [19]? »

L’infinité continue rend toute distance divisible, indéterminable ; or, pas de connais­sance sans juste distance entre sujet et objet : « Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant ; il faut que je fasse comme les peintres, et que je m’en éloigne, mais non pas trop. De combien donc ? Devinez [20]! » Toute connaissance semble souffrir d’une diffi­culté d’accommodation noétique. Autrement dit, le fini est doué d’une instabilité constitu­tive : il ne peut être fixé au sein de l’infini : il ne cesse de glisser, d’échapper, de se dif­fracter, de sombrer dans l’abîme. « Rien ne s’arrête pour nous [21] ». « Rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient [22] ».

Pascal use d’un autre argument que les pyrrhoniens ne renient pas. Toutes les parties du monde sont connectées les unes aux autres, ainsi que la science du xviie siècle com­mence à le montrer et le systémisme manifestera encore davantage, de sorte que l’on ne peut connaître l’une sans connaître l’autre et le tout. Or, l’homme ne peut connaître le tout, c’est-à-dire l’infini. Une nouvelle fois, l’homme est voué à être ni ignorant ni savant.

Dernier argument : les choses sont simples ; or, l’homme est par nature composé d’un corps et d’une âme, c’est même là la condition de la connaissance. Conclusion : « si nous [sommes] simples matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles ou corporelles [23] ».

On le voit donc, chez l’auteur des Pensées, il y a un strict parallélisme entre la situation médiane de l’homme dans le cosmos, entre des infinis qu’il ne peut nombrer et la situa­tion médiane de la connaissance, entre doute absolu et certitude absolue. Et la raison tient à la différence, autant qu’à la similitude des ordres : « Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature [24] ». D’ailleurs, les sens qui sont de l’ordre des corps « n’aperçoivent rien d’extrême [25] ». Le raisonnement est simple, fondé sur une majeure toujours supposée et jamais explici­tée : la connaissance requiert une proportion entre connaissant et connu ; or, le monde est infini et notre esprit fini ; voilà pourquoi nous ne pouvons connaître adéquatement l’univers. En ce sens supérieur, il n’est pas étonnant que Pascal n’ait eu nulle difficulté à penser ou imaginer le vide dans la nature, au contraire des aristotéliciens. En effet, qui dit vide, dit néant, privation de matière. Or, la situation intermédiaire de la créature la place entre l’infini de l’être et le rien du néant. Autrement dit, l’être créé est pétri de néant ; et le vide que l’on y trouve est la trace physique de ce néant ontologique qui pénètre tout étant créé.

2) Comment a-t-il réagi ?

La réaction pascalienne est à la fois intellectuelle et affective.

a) Les affirmations complémentaires

Pascal ne méprise pas les sciences mais se méfie extrêmement d’un excès en science, ce que symbolise le visage de Descartes : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences. Descartes [26] ». Voilà pourquoi l’esprit de finesse équilibre les démesures de l’esprit de géométrie. La géométrie est « le plus beau métier du monde, mais enfin ce n’est qu’un métier, et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force [27] ».

Pascal a donc compris que les sciences ne suffisaient pas à nous dire toutes les choses. D’abord, les sciences exactes éliminaient l’homme. Il faut bien comprendre ce que signifie l’affirmation de la finitude de l’homme. Pascal ne la souligne pas à titre ad­ventice ou par souci de symétrie. L’homme n’est pas un numéro anodin, indifférent dans la série des nombres qui va de zéro à l’infini.

Il a ensuite perçu le danger d’élimination de toute qualité. En effet, l’infiniment grand et l’infiniment petit s’entendent dans l’ordre quantitatif. Or, nous avons vu qu’ils avaient be­soin de cet autre irréductible, de cette mesure qu’est l’homme. Aussi doit-on poser « l’al­térité qualitative de la figure finie » qu’est l’homme ; plus encore, c’est elle qui, « par son existence, engendre «les deux infinis» dans leur opposition [28] ». D’ailleurs, cette figure humaine est qualitative à un autre titre : elle est composite, faite de corps et d’âme ; or, le corps et l’âme constituent deux ordres radicalement différents. Mais la doctrine des trois ordres nous a appris qu’on ne peut connumérer les ordres différents. D’ailleurs, l’union du corps et de l’âme est, pour Pascal, un mystère. Toutes raisons qui placent au cœur de l’univers, la figure qualitative de l’homme.

Mais Pascal a été plus loin. Il a eu l’intuition très vive du danger de dualisme lié à la découverte des sciences exactes : d’un côté les sciences de la matière, de l’extériorité objective, de l’autre l’intériorité coupée de toute visibilité, la conscience subjective, reli­gieuse et morale. De toute sa force, il s’est opposé à ce dualisme, non sans tension. Mais comment réconcilier ? Pour cela, il a placé au centre la figure de l’homme. Le cœur tra­vaillé par le double principe de la caritas et de la cupiditas fera l’unité.

De même, Pascal a toujours refusé le mécanisme : pour lui, contrairement à Descartes et aux cartésiens, les animaux ne sont pas des mécaniques. L’automatisme présent dans l’âme n’est pas un automate, mais le résultat de la blessure de la nature que la charité permet de résorber, peu à peu.

b) Les réactions affectives

Pascal conduit à la contemplation : « Que l’homme contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté [29] ». Mais la contemplation engendre aussi une attitude ou ne tonalité affective, une Stimmung, qui n’est pas dénuée de sens métaphysique. De prime abord, les réactions sont contrastées : effroi ou admiration.

1’) L’effroi

D’un côté, celui qui considère les deux infinis qui bornent son corps (« entre ces deux abîmes de l’infini et du néant ») et son esprit (ce « qui nous rend incapables de savoir cer­tainement et d’ignorer absolument ») « tremblera dans la vue de ces merveilles [30] ».

Cette incertitude liée à notre statut en Terre du milieu n’est pas confortable. Elle peut même être source d’inquiétude, voire de désespoir : l’homme, milieu dans la nature, ne peut qu’ »apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaîter ni leur principe ni leur fin [31] ».

Qui ignore ce fragment : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie [32]» ? Justement célèbre, cette pensée joint l’objectivité de la description de l’infinité temporelle (« éternel ») spatiale à son effet expérientiel, vécu qui est l’angoisse : la crainte (« effraie »), elle-même liée à la solitude (« silence »), si familière à celui qui a pu écrire : « Je suis seul [33] ».

Mais cette infinité extérieure, physique n’est que l’indice d’une infinité intérieure, en creux, c’est-à-dire de l’impossibilité pour l’homme de trouver en soi son propre fonde­ment.

2’) L’admiration

En réalité, contrairement à une erreur trop répétée [34], c’est l’incroyant, incarné dans la figure du libertin, qui frissonne et est saisi de crainte [35]. Chez Pascal, s’il y a preuve ra­tionnelle de l’existence de Dieu, cette preuve engage la vie, elle est existentielle et non pas notionnelle. Elle se fonde aussi sur une expérience plus que sur un emboîtement, si rigoureux soit-il (et Pascal sait faire), de concepts : « Je sens que je puis n’avoir point été […] je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini ; mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini [36] ».

À l’effroi de l’athée Pascal veut substituer un tout autre effroi né de la conscience de la distance existant entre les ordres. Celle-ci est beaucoup plus que la distance introduite au sein d’un même ordre, notamment matériel : si grande soit la distance entre fini et in­fini matériel, mathématique, elle demeure quantitative, la distance entre l’esprit et le corps est infiniment plus grande, elle est qualitative. Or, l’homme en fait l’expérience au sein de lui. Voilà encore une raison pour situer une qualité irréductible face au monde des sciences exactes et la figure de l’homme à part de tout l’univers. Pascal retrouve ici la notion théologique de la double crainte, mondaine et filiale. Celui qui cesse de « cher­cher avec présomption », s’ouvre non plus à une « curiosité » pleine de frayeur, mais à une contemplation pleine d’ »admiration [37] ».

3’) L’humiliation sinon l’humilité

Au fond, ce que veut Pascal, c’est susciter l’humilité de l’homme pour l’ouvrir à plus grand que l’univers. « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? », demande Pascal dans le fragment 84 déjà cité sur la « Disproportion de l’homme ». Voici comment s’ouvre ce même fragment : « Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véri­tables, il n’y a point de vérité dans l’homme ; et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou autre manière [38] ».

3) Conclusion. Grandeur et misère de la réaction de Pascal

Il y a, chez Pascal, une tendance à privilégier le point de vue mathématique, comme chez Leibniz. On a parfois l’impression qu’il pense la métaphysique, les concepts pre­miers, à travers l’abstraction mathématique : la beauté des nombres l’a saisi et ne l’a plus jamais quitté.

Il a en outre manqué à Pascal, comme aux philosophes de son époque, une solide métaphysique, une véritable philosophie de l’être. « Il se situe entre la science moderne de la nature, qui se développe avec rapidité et puissance, et la forme de pensée des ré­formateurs et des jansénistes, animée purement par la foi ; entre ces deux pôles a dis­paru l’intermédiaire et le trait d’union que constitue la philosophie de l’être [39] ». On ne saurait leur faire grief d’avoir manqué de philosophie de la nature, car c’est justement la physique traditionnelle qui était remise en question dans cette époque de grande muta­tion intellectuelle. En guise de philosophie, Pascal ne connaissait guère que Montaigne et Epictète : lorsque la dernière vague platonicienne s’est éteinte sur le rivage du siècle, naît un nouvel humanisme stoïcien. En réalité, il existe une puissante philosophie latente chez Pascal, mais une philosophie de l’homme dont la perspective est avant tout exis­tentielle. Désormais, le « point fixe », nécessaire pour « juger [40]« sera l’homme et, plus en­core, Dieu : car on ne peut comprendre avec certitude l’infini « sans une capacité infinie, comme la nature [41] ». Et cette infinité n’est pas sans un secret dessein de Dieu : « c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée [42] ». Plus encore, les infinis extrêmes (l’infiniment grand et pe­tit) « se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement [43] ».

L’absence d’une véritable réflexion sur la nature entraîne aussi une place exagérée concédée au hasard ou à la contingence, un sentiment suraigu de l’absurde ou du déri­soire. Je ne sais pas « pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit [44] ». En effet, tous les nombres finis sont équivalents. Plus encore, le calcul différentiel et infinitésimal dont Pascal a eu l’intuition avant Leibniz font que toute quantité apparaît soit infini soit éva­nouissante à l’égard d’une autre : « dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux [45] ». Dès lors, « quelle raison a eue la nature de me la donner telle [connaissance, taille, durée], et de choisir ce nombre plutôt qu’un autre, dans l’infinité desquels il n’y a plus de raison de choisir l’un que l’autre, rien ne tentant plus que l’autre [46] ? »

Cela dit, Blaise Pascal nous montre de la manière la plus limpide une sorte de dua­lisme, presque schizoïde, qui va bientôt se consommer en divorce, entre d’un côté les sciences de la nature et de l’autre la foi [47]. Il manque la médiation philosophique entre ces membres trop hétérogènes.

Quant au contenu, enfin, on peut affirmer, sans outrancièrement anticiper, combien notre actuelle vision de l’univers est bien différente. L’univers n’est plus ni éternel ni in­fini, en tout cas, selon la théorie cosmologique standard.

Le radicalisme de l’attitude pascalienne se comprend d’abord comme une géniale an­ticipation de ce que sera l’univers newtonien.

C) La philosophie de la nature de Leibniz

Une nouvelle philosophie de la nature émerge au xviiie siècle. La maîtrise du dyna­misme rend capable de percevoir l’importance de la conception de l’énergie. Leibniz en est la figure emblématique.

1) Un génie universel, philosophe et scientifique

Gottfried Wilhem Leibniz [48] est né à Leipzig en 1646 et meurt à Hanovre en 1716. Leibniz est l’un des tout derniers penseurs qui fut un aussi grand mathématicien et inven­teur en sciences qu’un philosophe de toute première grandeur. Ce génie apparaît tôt. Il passe un doctorat de philosophie à 18 ans et un doctorat en droit à 20 ans.

 

« Leibniz dé­concerte par l’étendue de son savoir. Il faudrait tout connaître pour le lire : théologie, métaphysique, logique, mathématique, physique, chimie, paléontologie, biologie, histoire religieuse, civile, politique, jurisprudence, linguistique, etc. Nulle science ne lui est étran­gère. Il passe, en se jouant, du calcul différentiel au Slavon, de la syllogistique au poème latin, de la controverse juridique aux mines du Harz, des lois de choix à l’Histoire de la Maison de Brunchvick, de la casuistique à la machine à calculer, d’expériences sur le phosphore à l’art militaire, de problèmes monétaires au microscope du biologiste. Une activité inlassable. Il rêve d’Encyclopédie. Il parcourt l’Europe en tous sens. Il voit tout. Il écrit partout. Il a plus de six cents correspondants [49] ».

2) Brève synthèse de la philosophie de Leibniz

a) Le point de départ. Le calcul infinitésimal

En 1676, il découvre le calcul infinitésimal, à la même époque que Newton. Certes son invention n’est pas une création ex nihilo. Il est le successeur de Képler, Fermat, Descartes, Pascal. « Mais il restait à découvrir : 1° que le problème de la quadrature, c’est à dire de l’évaluation des aires, revenait au problème inverse des tangentes; 2° un al­gorithme spécial qui fût d’un maniement commode et qui généralisa le calcul [50] ». Et cela, Leibniz l’aurait fait de manière concomitante avec Newton qui qualifiera ce calcul d’intégral. Quelles que soient des polémiques sur l’antériorité chronologique de cette découverte, reconnaissons qu’elle était dans l’air du temps et que seuls de grands es­prits pouvaient s’en emparer.

L’intuition clef de Leibniz semble être la découverte de la modélisation, de la formalisa­tion de l’infiniment petit qui avait tant intrigué les Grecs (par exemple les pythagoriciens dans leur rencontre de l’incommensurable ou un Zénon d’Elée), et qu’ils n’avaient su ré­soudre. Cette invention mathématique du calcul intégral va marquer toute son œuvre philosophique. Notamment, elle en explique quatre principes fondateurs : non seulement le postulat rationaliste mais aussi les principes d’économie, d’harmonie préétablie et de continuité. Nous verrons en conclusion pourquoi j’ai choisi d’aborder la philosophie leibnizienne à partir du calcul infinitésimal et non, comme d’autres, à partir de sa théorie de la substance, de la logique ou du langage [51].

Le premier principe, méthodologique, est implicite. C’est ce que l’on pourrait appeler un postulat rationaliste. Il s’éclaire à la lumière du calcul infinitésimal dont Leibniz est l’inventeur. Ce qu’il y a d’original et de singulier dans ce calcul, c’est qu’il permet de me­surer, numériser n’importe quelle surface, même les aires courbes. Si la raison mathé­matique a un tel pouvoir, ne serait-on pas en droit de supposer que tout est rationnel ? Le calcul infinitésimal serait donc l’indice d’une rationalisation de tout l’univers. Il y aurait donc un rapport entre le postulat rationaliste (« je puis tout « intégrer » par ma raison), ty­pique de la pensée cartésienne, et le calcul intégral.

Voici quelques formules du principe du meilleur ou d’économie : « La nature est magnifique dans les effets, et ménagères dans les causes qu’elle y emploie [52] ». « La nature agit par les voies les plus courtes [53] ». « Si l’architecte fait d’une pierre deux coups, Dieu le fait toujours [54] ». « Il y toujours dans les choses un principe de détermina­tion qu’il faut tirer de la considération d’un maximum et d’un minimum [55] ». Le meilleur réclame le maximum d’effet avec le minimum de dépense. Or la recherche de la tangente d’une parabole ou de l’asymptote d’une hyperbole peut se comprendre comme la re­cherche d’un maximum, d’un minimum ou d’une limite qui s’obtient par un calcul de déri­vation. Et la dérivation et l’inverse du calcul intégral. Donc, il y aurait bien un rapport entre principe d’économie et calcul infinitésimal.

Ce rapport ce retrouve aussi dans un autre grand principe leibnizien : l’harmonie préétablie. Celle-ci est l’entre-expression de l’âme et du corps. « L’âme exprime l’état de l’univers [56] ». La doctrine de l’expression est au cœur de la notion d’harmonie. Or une chose en exprime une autre lorsqu’il existe un rapport constant et réglé qui peut se dire de l’un et de l’autre. Mais ce rapport constant et réglé peut avoir pour figure la fonction d’intégration et de dérivation. Il peut être aussi celui de projections sur des coniques. « Les projections de perspective qui reviennent dans les cercles aux sections coniques font voir qu’un même cercle peut être représenté par une ellipse, par une parabole et par une hyperbole et même par un autre cercle et par une droite [57] ». On découvre ainsi un rapport entre des figures apparemment différentes. Certes, Pascal est l’inventeur des coniques. Mais c’est le calcul intégral qui permet de saisir algébriquement le rapport entre une parabole et une droite. L’intégrale d’une fonction représentée par une droite (y=ax+b) est une fonction du second degré (y’ = a’x2 + b’x + c’).

Enfin, le calcul infinitésimal entretient une relation encore plus évidente avec la loi de continuité. Il se résume dans l’axiome classique : Natura non facit saltos, la nature ne fait pas de sauts. « Chaque portion de la matière est […] sous divisée actuellement sans fin [58] ». En effet, « tout est plein [59] ». Voilà pourquoi « il y a une infinité de degrés dans les monades [60] ». « Rien ne se fait tout d’un coup, et c’est une de mes grandes maximes et des plus vérifiées que la nature ne fait jamais des sauts : ce que j’appelais la loi de continuité. […] Elle porte qu’on passe toujours du petit au grand et à rebours par le mé­diocre, dans les degrés comme dans les parties, […] En juger autrement, c’est peu connaître l’immense subtilité des choses qui enveloppe toujours et partout un infini ac­tuel [61] ». Or le calcul infinitésimal est une division à l’infini en petites parties symbolisées mathématiquement par dx. Et ce calcul recherche la somme de ces parties infinitési­males. Ainsi le bruit de la mer est la somme des petits bruits imperceptibles et infimes de chaque vague, comme le note la préface des Nouveaux essais sur l’entendement hu­main.

Bref, de plus ou moins près, les grands principes de la métaphysique de Leibniz s’éclai­rent par le calcul infinitésimal. Certes sa métaphysique ne peut pas se réduire à une dé­couverte mathématique. Mais, comme souvent chez les philosophes, une intuition pri­mordiale donne sens à tout le système. Par cette découverte, Leibniz aurait cru à une possible rationalisation de tout l’univers. Et nous allons voir l’application de ce postulat rationaliste selon ses différentes expressions en Dieu et dans le monde.

Partant de ces grands principes, il serait possible d’éclairer et même, par certains côtés, de déduire les grandes thèses caractéristiques du système de Leibniz. Donnons-en deux exemples.

b) Le principe de raison suffisante ou la théorie du meilleur des mondes possibles

On a vu que la découverte émerveillée du calcul infinitésimal a préparé l’élaboration d’un postulat de rationalité. Celui-ci vaut aussi pour Dieu qui est omniprésent dans le système de Leibniz : « de quelque côté que l’on aborde la doctrine – ontologie ou théorie de la connaissance – on y touche Dieu aussitôt [62] ». Voilà pourquoi Dieu doit toujours agir pour une raison (Leibniz refuse la liberté d’indifférence) et cette raison ne peut qu’être la meilleure. Voilà pourquoi, s’il décide de créer, le monde créé doit être le meil­leur des mondes possibles. On sait quel sort Voltaire réservera à cette thèse dans son Candide. La réfutation prétendue n’est certainement pas à la hauteur du système de Leibniz. Elle montre en tout cas l’impact de sa théodicée ; et nous verrons plus loin que la réfutation de l’existence des causes finales en science sera l’une des œuvres des Lumières et que cet antifinalisme acharné a d’abord une justification métaphysique qui trouve ici sa source.

c) La théorie de la monade

L’analogue de l’infiniment petit modélisé par le calcul infinitésimal est la monade qui compose le monde matériel. Ces monades qui sont des PuntKraft, des points d’énergie, des invisibles, quasiment des entités invisibles, spirituelles. C’est peut-être ici où parallé­lisme entre la réalité mathématique et la réalité ontologique est le plus étroit. En effet, les différentes propriétés de l’infiniment petit se retrouvent dans la substance-monade.

3) La philosophie de la nature de Leibniz

Nous ne sommes pas si loin qu’il y paraît de la philosophie de la nature. Elle présente, comme souvent, une double face : la première est une critique de la physique carté­sienne (et, par-delà, de toute entreprise de compréhension mécaniste de la nature) ; la seconde est une réintroduction d’un certain nombre de concepts de la physique aristoté­licienne.

a) Redécouverte du dynamisme de la nature

Contre le mécanisme cartésien pour qui le fond de la matière est étendue, donc passi­vité, Leibniz retrouve le sens du dynamisme interne aux réalités naturelles. La substance est dynamique, c’est-à-dire perception et action.

Grâce à sa notion de force. Contre Descartes, Leibniz donne une priorité à la force contre le mouvement et, a fortiori, contre l’étendue.

Leibniz refuse le principe de la conservation de mouvement ou de la quantité de mou­vement (qui, mathématiquement, est égal au produit de la masse – la « grandeur du mo­bile » et de la vitesse). Si ce principe était vrai, le mouvement perpétuel existerait. Or, « la friction », note Leibniz, interdit la perpétuation du mouvement [63].

En regard, Leibniz pose la conservation, la permanence, non pas du mouvement mais de la force ; or, la force est égale non pas au produit masse-vitesse, mais masse par le carré de la vitesse : mv2. C’est ainsi que l’observation montre que pour qu’un mobile double sa vitesse il faut plus que doubler la force, il faut la quadrupler. Et Leibniz de conclure : « Rien n’est plus simple que cette preuve ; et M. Descartes n’est tombé ici dans l’erreur que parce qu’il se fiait trop à ses pensées, lors même qu’elles n’étaient pas en­core assez mûres ». Et de comparer ses sectateurs – qui n’ont pas aperçu et corrigé l’er­reur – aux péripatéciens qui se sont accoutumés à « consulter plutôt les livres que la rai­son et la nature [64] ».

En tout cas, il faut remplacer la passivité du mouvement local par le dynamisme de la force. « Cette considération de la force distinguée de la quantité de mouvement est assez importante non seulement en physique et en mécanique pour trouver les véritables lois de la nature et règles du mouvement, et pour corriger même plusieurs erreurs de pra­tique qui se sont glissées dans les écrits de quelques habiles mathématiciens, mais en­core dans la métaphysique pour mieux entendre les principes, car le mouvement, si on n’y considère que ce qu’il comprend précisément et formellement, c’est-à-dire un chan­gement de place, n’est pas une chose entièrement réelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il n’est pas possible de déterminer par la seule considé­ration de ces changements, à qui entre eux le mouvement ou le repos doit être attribué, comme je pourrais faire voir géométriquement, si je m’y voulais arrêter maintenant. Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus réel, et il a assez de fondement pour l’attribuer à un corps plus qu’à l’autre ; aussi n’est-ce pas que par là qu’on peut connaître à qui le mouvement appartient davantage [65] ».

Leibniz définit donc, en positif, la force comme la « cause prochaine de ces change­ments ». Résumons et systématisons les griefs de Leibniz contre la notion cartésienne, mécanique de mouvement (et d’étendue) : 1. le mouvement ne peut s’attribuer à un corps plutôt qu’à un autre ; en regard, la force correspond à une réalité ; 2. cela tient au fait que le mouvement est relatif, il est toujours relatif à un système de référence, au choix de ce système, toujours arbitraire, alors que la force a un caractère absolu, puisqu’elle est une propriété interne du corps. Et c’est là où nous voyons le passage de la méca­nique ou plutôt d’une phénoménologie physique qui étudie des processus, sans en dé­crire les propriétés intrinsèques à une métaphysique qui pénètre à l’intime des réalités et attribue le mouvement à une propriété intrinsèque. Plus encore, la force est une pusi­sance d’agir, ce qui est dans la définition même de la forme substantielle. En ce sens, la force se rapproche beaucoup de la notion scolastique de forme substantielle.

Leibniz conclut qu’il faut réconcilier les approches anciennes (aristotélicienne) et mo­dernes (mécaniques) : « il paraît de plus en plus, quoique tous les phénomènes particu­liers de la nature se puissent expliqeur mathématiquement ou mécaniquement par ceux qui les entendent, que néanmoins les principes généraux de la nature corporelle et de la mécanique même sont plutôt métaphysiques que géométriques, et appartiennent plutôt à quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences qu’à la masse corporelle et étendue [66] ». Traduction : philosophiquement, la forme substantielle rend mieux compte de la nature de la nature que les notions légitimes, mais partiellement construites et imaginatives d’étendue et de mouvement.

b) Refus de l’atomisme

On sait que le mécanisme valorise une conception atomistique de la réalité. Et les atomes sont des entités identiques.

Or, le principe d’économie énoncé ci-dessus appelle un principe de diversité. « C’est le moyen d’obtenir autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre, qui se puisse, c’est à dire, c’est le moyen d’obtenir autant de perfections qu’il se peut [67] ». « Il a choisi le meilleur plan possible où il y avait la plus grand variété avec la plus grand ordre [68] ». Associée à l’ordre, la diversité est une perfection. Si je veux le meilleur possible, je veux le divers et l’ordre. En effet a contrario, la répétition du même, de l’identique est im­perfection. « Multiplier la même chose, quelque noble qu’elle puisse être, ce serait une superfluité, ce serait une pauvreté, avoir mille virgiles bien reliés dans sa bibliothèque [69] ».

Mais, s’il y a diversité absolue, la notion d’atomes identiques est contradictoire. « La no­tion d’atomes est chimérique [70] ». « L’individualité enveloppe l’infini, et il n’y a que celui qui est capable de le comprendre qui puisse avoir la connaissance du principe d’indivi­duation d’une telle ou telle chose [71] ». « S’il y avait des atomes de Démocrite, il n’y aurait point alors de différence entre deux individus différents de la même figure et de la même grandeur [72] ».

c) Refus de la réduction de la matière à l’étendue

C’est aussi la fidélité au principe de diversité qui l’oblige aussi à critiquer la notion cartésienne d’étendue. Une pure indifférenciation matérielle est un non sens. La ma­tière n’est pas l’étendue. Cette proposition qui s’oppose à Descartes s’appuie sur cinq propriétés de la matière qui n’appartiennent pas à l’étendue D’une part, l’étendue est répétition de l’identique. Mais la matière possède de la variété. « Les choses uniformes, et qui ne renferment aucune variété, ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l’espace et les autres êtres des mathématiques pures […] toute chose substantielle doit différer de l’autre par des dénominations intrinsèques [73] ». D’autre part, l’étendue est une abstraction. Mais la matière est concrète. « L’étendue est l’abstraction d’une réalité concrètement diffusée [74] ». « L’étendue n’est autre chose qu’un abstrait. Elle suppose quelque chose qui soit étendue. Elle est relative à ce sujet [75] ». Par ailleurs, dans la ma­tière les corps ont une certaine cohésion. Mais cette cohésion ne peut se déduire de la notion d’étendue. « Il me semble qu’un corps, dans lequel il y a des mouvements internes, ou dont les parties sont en action de se détacher les unes des autres (comme je crois que cela se fait toujours), ne laisse pas d’être étendu. ainsi la notion d’étendue me paraît toute différente de celle de cohésion [76] ». De plus, un corps exerce une action ou une résistance. Mais l’idée de force active ou passive ne dérive pas de l’étendue. De Descartes à Leibniz, c’est le passage de l’idée de choc à l’idée de force, de la méca­nique à la dynamique. Ce n’est pas la quantité de mouvement mv qui se conserve, mais la force mv2 [77]. Enfin, si la matière n’est pas l’étendue, c’est que seule la première est impénétrable. Certes, il faudrait distinguer chez Leibnitz entre la matière première et la matière seconde. Mais cette distinction ne fera pas de l’étendue un identique de la ma­tière première.

d) Un certain sens de la dunamis d’Aristote

C’est ce que montre la réfutation de la théorie cartésienne du principe de conservation de la quantité de mouvement. On le sait, nous l’avons vu, pour Descartes, la quantité de mouvement (mv) est constante, doit se conserver. Or, Leibniz s’est formellement opposé à cette conception pour soutenir la conservation de la force vive (mv2). Et la physique scientifique a validé le jugement de Leibniz.

1’) Preuve expérimentale

Leibniz se fonde sur des exemples très simples [78]. Soit deux corps : A pesant 1 livre et B 4 livres. À tombant de 4 aunes remontera à 4 aunes ; de même B tombant d’1 aune remontera d’autant. Il faut autant de forces pour élever B de 1 aune que pour élever A de 4 aunes. Or, la force vive mesure l’énergie . Donc, dans leur chute, A et B ont acquis au­tant de force vive l’un que l’autre.

Or, selon les lois de Galilée, la distance est fonction non pas de la seule vitesse, mais du carré de la vitesse, c’est-à-dire que la vitesse croît plus vite que la distance. Dans le mouvement uniformément accéléré ou retardé, les distances sont proportionnelles au carré des vitesses. Par conséquent, lorsque A chute de 4 aunes, la vitesse acquise par A est double de celle de B. Aussi la quantité de mouvement est double pour B, alors que la force mesurée par le même travail est égale.

Voilà pourquoi la formule de ce qui se conserve n’est donc pas fonction de la vitesse (mv) mais de son carré (mv2).

Par conséquent, Descartes viole le principe de l’égalité de l’action et de la réaction, au­trement dit de la cause et de l’effet.

On peut aussi le comprendre dans l’autre sens [79]. Deux corps, B et C, pèsent tous deux 1 livre. B est animé d’un degré de vitesse et C de 100. Leur quantité totale de mou­vement est donc de 101. S’ils sont élevés d’une hauteur égale au carré de leur vitese, B montera à 10 pouces et C à 1 pouce. Désormais, le total est 10, 001 pouces. Si mainte­nant les deux corps se choquent, p. 30.

2’) Sens épistémologique

Pour Leibniz, cette erreur de Descartes est lié à un abus de la doctrine statique. C’est parce que Descartes raisonne à partir de la statique considérée comme idéal de la phy­sique, qu’il néglige le carré de la vitesse. En effet, en statique, l’équilbre des corps (par exemple sur une balance) dépend de la hauteur ou de la distance et du poids, ainsi que l’a montré Archimède. Or, la vitesse est proportionnelle à la hauteur : on peut ici les as­similer. Mais, la quantité de mouvement dépend de la distance et du poids (mv), à la première puissance. Voilà pourquoi le domaine de la statique est celui de la quantité de mouvement.

Mais il faut aller plus loin : pourquoi Descartes priviliégie-t-il indûment la statique ? Ce n’est pas une question seulement historique, de manque d’explicitation des concepts, car Galilée, avant et plus que Descartes, a compris l’importance de la dynamique.

3’) Sens en philosophie de la nature

En rester au constat expérimental n’est pas rendre compte en profondeur de l’opposi­tion Descartes-Leibniz. Il faut donc interpréter cette divergence.

La première divergence tient à la conception du corps. Pour Descartes, le corps est identiquement étendue, impénétrabilité. Que devient dès lors la masse ? Autrement dit, sa conception du corps est strictement géométrique.

Or, pour Leibniz, le corps est dynamique : il est doué d’une masse. Les corps se diffé­rencient non pas d’abord par leur grandeur et leur figure, mais par leur force interne. Voilà pourquoi Leibniz unifiera la physique en faisant de la statique non pas un opposé de la dynamique comme chez Aristote ou un cadre général qui s’assimile la dynamique au titre de cas particulier, comme chez Descartes, mais comme le cas particulier d’une règle générale qui est dynamique. La physique cartésienne est encore abstraite, alors que la physique leibnizienne est concrète, dynamique.

Guéroult note en passant que, contrairement à Descartes, Leibniz valorise le lieu : « Le mouvement local est défini comme un continuel changement de lieu, et non plus d’es­pace, comme dans la Theoria, car le corps étendu prédétermine l’espace [80] ».

Mais il faut aller plus loin. Toute la physique cartésienne s’est construite sur le principe méthodologique du primat des idées claires et distinctes. Or, toute force occulte est une notion confuse : ici, apparaît en plein l’hostilité systématiquement antiscolastique et anti­aristotélicienne de Descartes qui fuit les formes substantielles et autres potentialités ca­chées ; en ce sens, Galilée demeure plus proche des Péripatéticiens : il attache une grande importance au temps ; il préfère l’engendrement infimiment progressif du mou­vement à son actualisation. Or, toute considération d’une potentialité, d’une présence d’un futur dans le présent s’écarte de l’évidence du présent, relève de l’occulte.

Dernière divergence, à mon sens la plus décisive. Au fond, ce à quoi travaille Descartes et tout le mécanisme est une élimination de toute potentialité : la matière perd tout son mystère. L’égalisation du mouvement et du processus chez Galilée amorçait le proces­sus ; Descartes consomme génialement cette réduction en résorbant toute puissance dans l’actualité du travail accompli. « Le recours à la notion de travail permet à Descartes d’éliminer tout élément non géométrique de la force au profit d’une notion géométrique­ment représentable. Il l’aide à éliminer les notions de puissance et de virtualité, qui lui semblaient occultes, au profit du travail réalisé, inerte [81] ».

Traduisons en termes plus actuels : la puissance ou le mouvement comme processus est à Aristote ce que le temps est au contemporain. La révolution introduite par Descartes et que refuse implicitement Leibniz par la notion de force vive est donc l’élimination du temps, incontrôlable et prégnant d’un avenir riche de nouveauté. La vitesse est, chez Descartes, considérée surtout dans sa relation à l’espace, ce qui rend possible la géo­métrisation. Donc, dépouillée de sa relation au temps, l’idée de force est, pour Descartes, claire et distincte : la notion de quantité de mouvement est sans relation à l’avenir, la propriété d’une réalité inerte, actuelle, abstraction faite du processus de sa production interne.

On comprend dès lors pourquoi la nature devient un matériau disponible pour l’exploi­tation technique.

En conséquence, l’identification de la vérité à l’évidence claire et distincte, du côté du sujet connaissant, conduit, du côté de l’objet naturel, à une élimination du temps et de la potentialité. L’enjeu est bien la matière et le temps. « La préférence que Descartes affiche dans la statique pour l’espace parcouru plutôt que pour la vitesse sort donc de cette conception du clair et du distinct, de ce géométrisme que Leibniz veut ruiner, de cette préoccupation de l’actuel à laquelle Leibniz oppose le virtuel et le devenir, l’élément su­pra-géométrique [82] ».

4’) Sens métaphysique

Martial Guéroult montre que la connexion entre la dynamique (le discours scientifique) leibnizienne et sa métaphysique n’a rien d’accidentel, mais est intrinsèque : elle est due à ses options métaphysique et, en retour, les valide.

Ainsi donc, l’erreur de Descartes n’est pas seulement scientifique mais philosophique. Et c’est tout le débat sur la légitimité d’une approche seulement mécaniste de la nature qui se profile dans les critiques leibniziennes.

e) Redécouverte de la finalité

Leibniz ne parle pas seulement de finalité, mais de causes finales.

Leibniz commence par se poser l’objection classique. Il est impossible de déterminer les fins que Dieu s’est fixée. Donc elles n’existent pas. Il y répond par une distinction entre fins particulières et fin générale. Or, Dieu s’est fixé non pas des fins particulières, mais une fin générale qui est sa gloire, thème constant dans l’œuvre leibnizienne, et, plus précisément, la réalisation du monde le meilleur. Pour Leibniz, Dieu n’a pas agi par une multitude d’actes indépendants, mais par une volonté universelle embrassant toute l’économie de la création. La vision dynamique de Leibniz est à l’image de sa monado­logie : chaque monade est un reflet du tout, corrélé au tout. Leibniz s’est tout autant op­posé au monisme spinoziste qu’à la kyrielle, à la pluralité éclatée des substances qu’il croyait déchiffrer dans la cosmologie cartésienne. Contre toutes deux, il accepte la plu­ralité des susbtances dans l’unicité d’un plan et d’une finalité.

Le grand argument finaliste est théologique. « Dieu se propose toujours le meilleur et le plus parfait [83] ». Tel est le principe : le principe du meilleur. Aussi, le monde créé doit être le plus parfait : telle est sa finalité. Aussi, doit-il manifester, par l’ordre qui règne entre ses parties, une authentique finalité.

Leibniz fait aussi appel à des arguments factuels, d’ordre physique. Il parle, mais plutôt en passant, de « l’admirable structure des animaux » qui conduit à « reconnaître la sagesse de l’auteur des choses [84] ».

Plus loin [85], Leibniz estime que l’optique montre aussi l’existence de la finalité. En ef­fet, autant en catoptrique qui étudie les lois de la réflexion à propos des miroirs qu’en dioptrique qui étudie les lois de la réfraction (dia : au travers) à propos des lentilles, la lumière emprunte le chemin le plus simple, c’est-à-dire le plus droit. Or, ce principe se fonde sur le principe métaphysique selon lequel Dieu toujours agit de la manière la plus simple, et ce principe est authentiquement finaliste : « la cause finale, dit Leibniz à propos de la lumière, suffit pour deviner les lois qu’elle suit : car pourvu qu’on se figure que la nature a eu pour but de ocnduire les rayons d’un point donné à un autre point donné par le chemin le plsu facile, on trouve admirablement bien toutes ces lois [86] ».

L’existence de causes finales est l’autre grande raison en philosophie de la nature pour laquelle Leibniz s’oppose farouchement aux cartésiens. En effet, le monde de Descartes fait seulement appel à des notions géométriques, à type d’étendue et de déplacement. Or, ces notions, estime Leibniz, ne correspondent pas au monde réel : elles supposent que toute résistance est abolie.

En regard, pour Leibniz, le monde physique est gouverné par des forces (non par le mouvement et par l’étendue) ; or, la forfce est une puissance capable de passer à l’action ; et un passage à l’action produisant un effet demande une direction du mouvement, au­trement dit une finalité.

Contre le mécanisme antifinaliste, Leibniz utilise plusieurs images ou paraboles :

 

« Comme si, pour rendre raison d’une conquête qu’un grand prince a faite en prenant quelque place d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les petits corps de la poudre à canon étant délivrés à l’attouchement d’une étincelle se sont échappés avec une vitesse capable de pousser un corps dur et pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits corps qui composent le cuivre du canon étaient assez bien entrelacées, pour ne se pas disjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la prévoyance du conquérant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables, et comment sa puissance a surmonté tous les obstacles [87] ».

 

Leibniz fait aussi appel à la supposition absurde d’une « bibliothèque entière » qui « s’est formée un jour par un concours fortuit d’atomes », c’est-à-dire d’un pays « où les livres s’écrivent par hasard », grâce au jeu d’une mécanique nécessaire. [88]

Enfin, contrairement à un certain finalisme naïf, Leibniz envisage ces causes finales non pas isolément, mais en articulation avec les causes efficientes. Il consacre un § à cette question. J’y renvoie pour le détail. [89]

f) Redécouverte de la qualité et de la substance

Non pas par opposition et exclusion d’avec la quantité, mais en harmonie avec elle.

 

« Il y a une affection (ou mode) de l’être qui est absolue, qu’on appelle la qualité, et une autre qui est relative, soit [relation] de la réalité à sa partie, si elle en a (c’est la quantité), soit de la réalité à une autre réalité (c’est la relation), bien que, à parler plus exactement, en supposant que la partie est différente du tout, même la quantité de la réalité est une rela­tion à la partie [90] ».

 

Leibniz a toujours voulu intégrer la forme substantielle, même si celle-ci n’est pas adé­quatement distingué de la matière. Il explique, avec crainte et tremblement, mais néan­moins courage, la réintroduction des formes substantielles qui embarrasseront tant Arnaud :

 

« Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-être qu’on ne me condamnera pas légèrement, quand on saur que j’ai assez médité sur la philosophie moderne, que j’ai donné bien du temps aux expériences de physique et aux démonstrations de géométrie, et que j’ai été longtemps persuadé de la vanité de ces êtres, que j’ai été enfin obligé de reprendre malgré moi et comme par force, après avoir fait moi-même des recherches qui m’ont fait reconnaître que nos modernes ne rendent pas assez de justice à saint Thomas et à d’autres grands hommes de ce temps-là, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et théologiens scolastiques bien plus de solidité qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve à propos et en leur lieu. Je suis même persuadé que si quelque esprit exacte et méditatif prenait la peine d’éclaicir et de digérer leur pensée à la façon des géomètres analytiques, il y trou­verait un trésor de quantité de vérités très importantes et tout à fait démonstratives [91] ».

g) Redécouverte des causes secondes

Enfin, Leibniz a retrouvé la consistance de l’ordre de la nature ou des lois naturelles, ce qu’il appelle les « maximes subalternes », se refusant à l’absorption par la substance unique de Spinoza ou par les causes occasionnelles de Malebranche.

4) Conclusion. Leibniz, un homme de transition

Toutes les analyses de Leibniz en philosophie de la nature sont autant de pierres je­tées dans le jardin du mécanisme. Il n’hésite pas à montrer les insuffisances de Descartes notamment [92].

Cependant, rien de pire que de substituer une approche aristotélicienne qualitative à l’approche quantitative si triomphalement mise en place par Descartes. Ces va-et-vient sont délétères pour le progrès de la pensée car ils sont de nature purement réactives. Or, justement, Leibniz est l’homme de l’intégration, de l’unité [93]. À tous points de vue. Cet esprit ouvert, tant scientifique que philosophe et métaphysicien n’a pas construit sa phi­losophie sur les décombres des doctrines antérieures. Il essaie d’intégrer dans une sorte d’éclectisme tout ce qui lui apparaît vrai dans la tradition philosophique. Il était l’homme idéal pour faire aboutir ce projet : « réconcilier » (maître-mot chez lui) le mécanisme de Descartes et le finalisme substantialiste des Anciens. On sait que ce fut après bien des allers et retours. Moins que Descartes il n’a cherché à faire du nouveau. Ce qui n’ôte rien à son génie, mais le rend encore plus admirable. Il reconnaît tous les mérites du méca­nisme, mais il en voit aussi toutes les limites. Leibniz, beaucoup plus que Descartes, est un homme d’équilibre, un homme qui cherche à joindre, consciemment, généreusement, passé et futur.

Pourtant, l’histoire le montre, Leibniz ne fut pas l’artisan de ce retour à une vision plus équilibrée de la nature. La philosophie de Leibniz ne fut certes pas une étape vers le mécanisme mais une réaction malheureusement marginale. Pour quelles raisons ?

a) Les raisons d’un échec

Une première raison tient peut-être à ce que l’antimécanisme de Leibniz serait en réa­lité non pas d’abord naturaliste, mais mystique (dans le sens que nous donnons à cette catégorisation). Elle serait une forme moderne de la métaphysique stoïcienne. Le pri­mat de la raison, le panpsychisme (logoi spermatikoi), le monadisme (l’individu), l’har­monie (sympathie universelle), le déterminisme (destin), la justification du mal sont des thématiques des disciples de Zénon, Cléanthe, Panétius ou Posidonius.

Je dirai aussi volontiers en une formule laconique que l’intelligence philosophique de Leibniz fut blessée par la mathématique. Un simple relevé des exemples ou des ana­logies mathématiques montre l’importance paradigmatique et nullement anecdoctique de la science du nombre et de la figure dans la formation des principaux concepts. Surtout, notre exposé a montré combien le schème du calcul infinitésimal dirige toutes les grandes intuitions du maître de Hanovre. Il lui manque d’avoir équilibré cette puis­sante formation scientifique et plus encore mathématique par une perspective spécifi­quement métaphysique de même hauteur et de même pertinence. C’est le diagnostic de Balthasar pour qui Leibniz a « oublié […] l’être en philosophie [94] ». Les erreurs de Leibniz, renchérit Philippe Caspar, s’enracinent pour une part « dans la méconnaissance de la distinction thomiste fondamentale de l’être et de l’essence, de sorte qu’avec le phi­losophe allemand, la métaphysique cesse de se nourrir d’une attitude d’émerveillement devant l’être pour se transformer en un essai de justification de la configuration du réel [95] ».

b) Un échec seulement partiel

Le successeur le plus immédiat de Leibniz sera Hegel dont on exposera dans un ins­tant la philosophie de la nature, en continuité avec celle de Leibniz. Si Hegel dépasse Newton, Spinoza et Kant, en les critiquant vigoureusement, en revanche, il emprunte sa confiance en la raison, l’identité du réel et du rationnel, le progrès, le devenir infini à Leibniz qui est rationaliste sans pourtant conduire ouvertement à une forme d’idéalisme absolu.

Enfin, aujourd’hui, après la longue éclipse liée à l’influence de Kant (bien plus que de Wolff), on retrouve les intuitions de Leibniz, notamment avec la mécanique quantique.

 

« Les Monades, que Leibniz voyait comme ‘productions naissant pour ainsi dire, par des fulgurations continuelles de la Divinité’ [pas référence] devront attendre la fin du xxe siècle et le développement de la théorie des Particules Elémentaires pour entrer dans une Physique Mathématique qui prétend décrire le procès même de consitution de l’Es­pace [96] ».

5) Annexe. La philosophie de la nature de Spinoza

À l’instar de l’autre grand philosophe cartésien Nicolas Malebranche, l’influence de Baruch de Spinoza (1632-1677) ne concerne pas la philosophie de la nature. Celle-ci est à peine ébauchée, sinon presque absente. Ce n’est pas qu’il ne parle pas de la na­ture. On sait que Spinoza a laissé un exposé admirablement clair et scrupuleusement fi­dèle des Principes de la philosophie de Descartes : c’est d’ailleurs le seul ouvrage qu’il ait publié de son vivant et sous son nom (en 1663). On a tous aussi en mémoire le fa­meux mot du prologue de la IVe partie de l’Ethique : Deus sive natura. De même, il a re­pris l’ancienne distinction (d’inspiration plotinienne et echartienne) de la Nature Naturante et de la Nature Naturée en un sens nouveau dans son Court Traité et son Ethique : la Nature Naturante est la Substance et ses Attributs infinis (dont la Pensée et l’Etendue) ; la Nature Naturée, elle, s’identifie aux modes, ceux qui découlent des Attributs (par exemple, pour la Pensée : l’entendement ; pour l’Etendue : le mouvement), comme les plus limités et les plus vagues [97].

Mais je veux parler de philosophie physique. Un simple paragraphe lui est consacré dans l’œuvre maîtresse de Spinoza, l’Ethique. Entre les propositions xiii et xiv de la se­conde partie consacrée à la nature et l’origine de l’âme, on trouve un abrégé de phy­sique qui est le seul exposé méthodique concernant la théorie spinoziste des corps indi­viduels. Il s’achève par six postulats exposant une physiologie de l’organisme humain [98].

Ce constat ne doit pas étonner, quand on sait que la finalité première de la philosophie spinoziste n’est pas spéculative mais éthique (et aussi politique). La question que se pose Spinoza est d’ordre pratique. Non seulement : que puis-je faire ? Mais précisément : que faire pour être sûrement heureux ? Cette interrogation se trouve du début de la Réforme de l’entendement et à la fin de l’Ethique, c’est dire si cette inclusion signifie qu’elle traverse tout le système.

Pascal Ide

[1] Paul Ricœur, entretien avec Catherine Portevin et Etienne Gruillot, Télérama n° 2503, 31 décembre 1997, p. 8-14, ici p. 11.

[2] Georges Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 259, Rem., p. 250.

[3] Bibliographie

  1. a) De Berkeley The Works of George Berkeley, Éd. critique établie par A. A. Luce et T. E. Jessop, Edinburgh, 9 volumes, 1948-1957. En français, surtout Œuvres philosophiques de G. Berlekey, éd. G. Brykman, Paris, PUF, 2 vol., 1985.
  2. b) Sur Berlekey les études de A. A. Luce, The Life of George Berkeley, Bishop of Cloyne, Edinburgh, 1949 et Sense whithout Matter or Direct Perception, Edinburgh, 1954. En français, on ne dispose guère que de G. Brykman, Berkeley, philosophie et apologétique, Paris, 1984.

[4] Cf. Coll., Locke and Berkeley, éd. Armstrong, 1968.

[5] En ce sens, la pensée théologico-cosmique de Berkeley est un héritier de la pensée patristique orientale, notamment celle de saint Grégoire de Nysse.

[6] Par exemple « Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau » (Pensées, 86, p. 1112) nous rappelle les expériences de Galilée sur le mouvement réel et le mouvement apparent dans un bateau.

[7] Hans Urs von Balthasar n’hésite pas à dire de lui qu’il est « l’un des fondateurs […] des sciences exactes de la nature, à l’âge moderne ». (La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. II. Styles. 2. De Jean de la Croix à Péguy, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, coll. « Théologie » n° 81, Paris, Aubier, 1972, p. 69)

[8] Il faudrait aussi ajouter, non plus dans l’ordre macroscopique, mais dans l’ordre opposé, l’apport du microscope. Quoiqu’on ait pensé bien avant à l’importance d’un tel instrument (ainsi Gersonide, en 1323, en parle à propos de l’observation des insectes Supercommentaire sur le « Livre des animaux », cité dans Gad Freudenthal, « Sauver son âme ou sauver les phénomènes sotériologie, épistémologie et astronomie chez Gersonide », Id. (dir.), Studies on Gersonides. À Fourteenthcentury Jewish Philosopher-Scientists, Leude, Brill, 1992, p. 317-352, ici p. 348), celui-ci fut inventé dans la première décennie du xviie siècle et exploité par Robert Hooke à partir de 1665 (Micrographia or Some Physiological Descriptions of Minute Bodies Made by Magnifying Glasses, cité dans Catherine Wilson, The Invisible World. Early Modern Philosophy and the Invention of the Microscope, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 66). Or, nous allons voir dans un instant combien les considérations concernant le « petit monde », pour parler comme Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes habités, 3, p. 70) ou le « nouvel univers en miniature », selon les mots de David Hume (Dialogues concerning Natural Religion, in Principal Writings on Religion, éd. J. C. A. Gaskin, Oxford, Oxford University Press, 1993, § 2, p. 68), vont influencer le fragment 84.

[9] Pensées, 84, p. 1105-1112.

[10] Pensées, 229, p.

[11] Pensées, 84, p. 1105.

[12] Pensées, 84, p. 1108.

[13] De l’esprit géométrique, p. 586.

[14] Pensées, 84, p. 1108.

[15] Pensées, 84, p. 1105.

[16] Pensées, 84, p. 1112, note *.

[17] Pensées, 228, p.

[18] Pensées, 84, p. 1107.

[19] Pensées, 84, p. 1107.

[20] Pensées, 28, p. 1095 ; cf. Ibid., 85, p. 1112.

[21] Pensées, 84, p. 1109.

[22] Pensées, 84, p. 1109.

[23] Pensées, 84, p. 1111 ; développement p. 1110-1112.

[24] Pensées, 84, p. 1108. Soit dit en passant, cette formulation qui met en connexion l’ordre des corps et l’ordre de l’esprit fait appel à un instrument scolastique que Pascal aurait répudié, l’analogie de proportionnalité.

[25] Ibid.

[26] Pensées, 193, p. 1137.

[27] Lettre à Fermat, p. 522.

[28] Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, p. 92.

[29] Pensées, 84, p. 1105.

[30] Pensées, 84, p. 1109 et 1106.

[31] Pensées, 84, p. 1107.

[32] Pensées, 91, p. 1113.

[33] Dix-septième Provinciale, p. 867.

[34] Par exemple par Paul Valéry, « Variations sur une pensée, in Œuvres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1957, 2 vol., tome 1, p. 458-473.

[35] Cf. la juste interprétation donnée par Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, p. 47, note 1.

[36] Pensées, 443, p. C’est moi qui souligne.

[37] Pensées, 84, p. 1106.

[38] Pensées, 84, p. 1106 et 1105.

[39] Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, p. 84.

[40] Pensées, 87, p. 1112.

[41] Pensées, 84, p. 1107.

[42] Pensées, 84, p. 1105.

[43] Pensées, 84, p. 1108.

[44] Pensées, 335, p. 1211.

[45] Pensées, 84, p. 1110.

[46] Pensées, 89, p. 1113.

[47] Ce dualisme caractérique de l’entrée dans l’ère moderne est en continuité avec le dualisme instauré par la Réforme. La théologie naturelle, estime-t-on, a peut-être une validité conceptuelle, elle n’a pas d’énergie existentielle. On le retrouve chez un saint Jean de la Croix chez Pascal, autant que chez le Docteur mystique, l’expérience de la foi s’oppose nettement à la lumière de la raison « l’illumination platonicienne et augustinienne n’est plus l’intermédiaire entre la philosophie et la théologie ; la distinction est nettement devenue une séparation, et ce n’est plus que d’en haut, à partir de la foi, que ces deux ordres peuvent être compris comme formant une unité ». (Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, p. 8 et 9)

[48] Bibliographie

  1. a) Œuvres de Leibniz. Ed. critique

L’œuvre de Leibniz a été écrite partiellement (40 %) en latin, partiellement (35 %) en français et partiellement (25 %) en allemand. L’édition critique (je ne parle même pas de la traduction française) n’est pas achevée. L’édition monumentale, effectuée par l’académie prussienne des sciences de Berlin est en cours depuis 1923.

Die Mathematische Schriften von G. W. Leibniz, Carl Immanuel Gerhardt éd., Berlin, Weidman, 1850-1853, Hildesheim & New York, Georg Olms, 1962.

Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, Carl Immanuel Gerhardt éd., Berlin, 7 vol., 1875-1890 : réimpr. Hildesheim & New York, Georg Olms, 1965.

  1. b) Œuvres de Leibniz en français

Les principales œuvres éditées (et écrites) en français sont les suivantes

Correspondance Leibniz-Clarke, éd. André Robinet, Paris, p.u.f., 1957, 21991.

Discours de métaphysique (1686) et correspondance avec Arnauld, Georges Le Roy éd., coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 31970.

Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1703-1765, Jacques Brunschwig éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, 1710, Jacques Brunschwig éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1969.

L’être et la relation (35 lettres au R. P. Des Bosses), trad. Christiane Frémont, Paris, Vrin, 1981.

Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, André Robinet éd., coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1954.

Principes de la philosophie ou Monadologie, 1714, Émile Boutroux éd., Paris, Delagrave, 1978. Boutroux a publié en introduction à cette édition Notice sur la vie et la philosophie de Leibniz.

  1. c) Œuvres sur Leibniz

Pour le détail, cf. le gigantesque travail de Kurt Müller, Leibniz-Bibliographie. Die Literatur über Leibniz bis 1980, Klostermann, 1984, continué par A. Heinekamp.

Comprendre Leibniz c’est comprendre sa pensée mais aussi ceux par rapport à qui il se positionne. L’étude comparative n’est pas seulement nécessaire parce qu’aucun philosophe n’apparaît ex nihilo, ce qui est vrai de tout philosophe, mais elle se vérifie particulièrement pour Leibniz du fait de son souci particulier de discuter avec ses contemporains et sew prédécesseurs.

– Yvon Belaval, Leibniz. Initiation à sa philosophie, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 51984 (11962). Une des meilleures introductions à l’ensemble de sa pensée. En deux parties l’une plus bibliographique présente la formation du système et la seconde en présente les principales notions, les articulant en citant abondamment Leibniz. Les premières pages (Avant-propos, p. 7 à 10) sont un dense apologue qui résoud bien des difficultés classiquement opposées à notre philosophe. Leibniz, critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, réédité en 1970. Ouvrage fondamental. Études leibniziennes, Paris, Gallimard, 1976.

– Philippe Caspar, L’individuation des êtres. Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine, « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et vérité, 1983, p. 189-240. Bibliographie. Remarquable.

– Jacques Jalabert, La théorie leibnizienne de la substance, Paris, p.u.f., 1947.

– Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, coll. « Points », Paris, Seuil, 1968, 2 tomes (tome 1 Etoiles ; tome 2 Schémas). Sur le schématisme mathématique et son importance dans l’œuvre de Leibniz qui est d’abord un mathématicien de vocation et d’inspiration, comme Aristote est biologiste.

– Claude Troisfontaines, La théodicée de Leibniz, coll. « Archives » n° 1, Institut supérieur de philosophie, Louvain, Éd. du S.I.C., Cours de questions approfondies de Théologie Naturelle, 1971-1972. Très clair.

  1. d) Sur sa philosophie de la nature

Outre les ouvrages généraux ci-dessus

– Martial Guéroult, Leibniz Dynamique et métaphysique suivi d’une Note sur le principe de la moindre action chez Maupertuis, coll. « Analyse et raisons » n° 7, Paris, Aubier-Montaigne, 1967. Un autre classique.

– Kathleen Okruhlik & James Robert Brown (éds.), The Natural Philosophy of Leibniz, Dordrecht, Reidel, 1985.

– Nicholas Rescher, Leibniz’s Metaphysics of Nature, Dordrecht, Reidel,1981.

– Ann-Teresa Tyminiecka, Leibniz’s Cosmological Synthesis, New York, Humanities Press et Assen, Holland, Van Gorcum Ltd., 1964.

– R. S. Woolhouse (éd.), Leibniz Metaphysics and Philosophy of Science, coll. « Oxford Readings in Philosophy », Oxford, Oxford University Press, 1981.

[49] Yvon Belaval, Leibniz. Initiation à sa philosophie, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1962, 51984, p. 7 et 8.

[50] Yvon Belaval, Leibniz, p. 83.

[51] Cf. Marcelo Dascal, La sémiotique de Leibniz, coll. « Analyse et raison », Paris, Aubier Montaigne, 1978. Mais les ouvrages sont surtout anglosaxons Benson Mates, The Philosophy of Leibniz Metaphysics and Language, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; G. H. Radcliffe Parkinson, Logic and Reality in Leibniz’s Metaphysics, Oxford, Clarendon Press, 1965 ; Olga Pombo, Leibniz and the Problem of a Universal Language, Münster, Nodus Publikationen, 1987.

[52] Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, 6, 32.

[53] Ibid., IV, 7, 15.

[54] Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, 119.

[55] De la production originelle des choses prise à sa racine, in Opuscules philosophiques choisis, trad. P. Schreker, Paris, Vrin, 1966, p. 85.

[56] Discours de métaphysique, 33.

[57] Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, 357.

[58] Principes de la philosophie ou Monadologie, 65.

[59] Ibid., 61.

[60] Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 4.

[61] Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface.

[62] Yvon Belaval, Leibniz, p. 197.

[63] Discours de métaphysique, § 17, p. 53.

[64] Ibid., p. 54.

[65] Ibid., § 18, p. 55.

[66] Ibid., p. 55.

[67] Principes de la philosophie ou Monadologie, 58.

[68] Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 10.

[69] Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, 124.

[70] Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, 27, 3.

[71] Ibid., III, 3, 6.

[72] Ibid., III, 3, 6.

[73] Ibid., II, 1, 2.

[74] Ibid., II, 13, 15.

[75] Œuvres, Éd. Gerhardt, tome VI, p. 584.

[76] Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, 23, 27.

[77] Cf. Discours de métaphysique, 17.

[78] Cf. notamment Brevis desmontratio, M. VI, p. 117-120 ; A. de Volder, P. II, p. 157 ; Lettre à Bayle, P. III, p. 45s. Discours de Métaphysique, IV, p. 442-3.

[79] Cf. P. III, p. 45-46 ; M, VI, p. 123, 204.

[80] Leibniz Dynamique et métaphysique, p. 34.

[81] Ibid., p. 67.

[82] Ibid., p. 68.

[83] Discours de métaphysique, § 19, p. 56.

[84] Ibid., p. 56.

[85] Ibid., § 21, p. 59.

[86] Réponse aux réflexions qui se trouvent dans le Journal des savants, 1697, Ed. Gerhardt, tome IV, p. 340.

[87] Discours de métaphysique, § 19, p. 57.

[88] Dialogue entre un habile politique et un ecclésiastique d’une piété reconnue, 1679, éd. Foucher de Careil, Œuvres de Leibniz, tome II, 2ème éd., p. 538. Cf. p. 536-539.

[89] Discours de métaphysique, § 22, p. 59 et 60.

[90] De arte combinatoria, in Œuvres, Éd. Gerhardt, tome IV, p. 35.

[91] Discours de métaphysique, § 11, p. 46.

[92] Cf. Leibniz, critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, réédité en 1970.

[93] Cf. par exemple Jean Baruzi, Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre, Paris, Alcan, 1907.

[94] La Gloire et la Croix, IV/3, trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 86, Paris, Aubier, 1983, p. 246.

[95] Philippe Caspar, L’individuation des êtres. Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et vérité, 1983, p. 231. À ce sujet, il serait fécond de comparer les deux écrits de jeunesse de S. Thomas (le De ente et essentia) et de Leibniz (la Disputatio metaphysica de principio individuationis) cf. G. Grua, « La position de Leibniz face aux ontologies scolastiques et ses conséquences dans sa doctrine », in Doctor communis, IV (1951), p. 102-151.

[96] Gilles Chatelet, « Le potentiel démoniaque (Aspects philosophiques et physique de la Théorie de Jauge) », in Logos et Théorie des Catastrophes. À partir de l’œuvre de René Thom, Actes du colloque de Cerisy de 1982 sous la direction de Jean Petitot, Genève, Ed. Patino, 1988, p. 199 à 214, ici p. 201.

[97] Ethique démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq parties, Ière partie, prop. 29, scolie, in Œuvres, trad. et notes de Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 4 tomes, tome 3, 1965; p. 52 et 53.

[98] Ibid., p. 83-94.

4.9.2021
 

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