Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature II-1 Les philosophies de la nature à l’ère scientifique classique. La Renaissance

Deuxième partie

Les philosophies de la nature à l’ère scientifique classique

 

Chapitre 1

La dissolution de l’aristotélisme à la Renaissance

À la Renaissance, il y a une « absence complète dans la pensée de la catégorie de l’impôssible ; tout est pos­sible, et il en résulte une crédulité sans borne et sans critique [1] ».

A) Apport général de la Renaissance

Nous avons vu l’importance du xive siècle. Qu’en a-t-il été des deux siècles suivants, avant la vigoureuse et géniale émergence de Galilée, Descartes, Newton au xviie siècle ? Même si elle est mieux connue, cette époque – surtout considérée comme une période de transition – est encore trop peu connue.

Suivons notamment ce qu’en dit Koyré [2]. Il nous invite, pour une part, à quitter nos il­lusions et nos représentations idéalisées. À l’égard de l’apparition de la science, le bilan est tant négatif que positif :

1) Bilan négatif

Voici comment André Pichot nous prévient : « A la Renaissance et au début du xviie siècle, la critique d’Aristote, de Galien et de la scolastique, est loin d’avoir pour effet la production de savants et de philosophes de premier ordre ; ceux-ci sont des exceptions. L’abandon de la scolastique apporte plus de théories troubles que de grandes décou­vertes. La rigueur (quoi qu’on en dise) de la scolastique maintenait la pensée dans un cadre assez strict. Une fois celui-ci abandonné, vont apparaître toutes sortes de doctrines plus abracadabrantes les unes que les autres. La Renaissance est le siècle des alchi­miste et des sorcières, tout autant que celui de Vésale, de Copernic […] et de Léonard de Vinci [3] ».

a) Le peu de place accordée à la science

« L’idéal de civilisation de cette époque que l’on appelle justement la Renaissance des lettres et des arts, n’est aucunement un idéal de science, mais un idéal de rhétorique [4] ». Le type qu’incarne cette époque n’est pas le scientifique, mais le grand artiste.

Plus généralement, selon le médiéviste Etienne Gilson, la littérature de la Renaissance s’inscrit en continuité avec la cosmologie médiévale : elle ne peut être comprise sans « une connaissance précise de ce que la philosophie médiévale enseignait touchant la Nature [5] ».

Et, par rapport au seul Rabelais, il affirme, selon l’intuition déjà développée avec Descartes : « Rien de plus légitime que de considérer la scolastique du cordelier Rabelais comme une source possible du texte de Pantagruel [6]». Dans une étude importante que Gilson anticipait, Michaël Screech note que « il ne s’agit pas de remplacer des concepts scolastiques par une façon de penser classique, mais bien d’amalgamer les deux en un tout complexe [7]». Et aussi : « On reconnaît souvent les influences classiques sur Rabelais sans remarquer les sources chrétiennes de son inspiration. C’est bouleverser l’équilibre délicat de sa pensée [8]».

b) L’importance accordée à la superstition

« La Renaissance est une renaissance des «sciences occultes» et non, comme on le dit quotidiennement dans les écoles, la résurrection de la philologie classique et d’un voca­bulaire oublié. Loin de là, l’enjeu de sa lutte passionnée fut de rendre vie à des «sciences» mortes ou tombées dans l’oubli à cause du rationalisme scolastique. Comprendre les mots «Réformation» et «Renaissance» à partir de la philologie et peut-être de la technique artistitque, et nier toutes les forces invisibles qui éclatent sous les apparences, c’est priver ces mots de leur sens interne [9] ».

L’époque de la Renaissance est l’une des plus dépourvues d’esprit critique. À cette époque, la superstition la plus grossière est très répandue : contrairement aux idées re­çues, la croyance à la magie et à la sorcellerie fut « infiniment [10]« plus grande qu’au Moyen Age [11]. L’astronomie tient bien moins de place que l’astrologie. Les succès de li­brairie sont constitués non par les traductions des classiques mais par les ouvrages de démonologie et de magie : c’est Cardan et Porta qu’on lit partout.

Ajoutons un autre fait significatif : les plus grands esprits de la Renaissance se sont tous intéressés à la magie, voire ont construit leur système sur un fond d’inspiration magique : que l’on songe à Marsile Ficin, Campanella ; même les averroïstes et les alexandristes padouans, Nifo ou Pomponace, ont été contaminés par l’esprit du temps. Kepler est un astrologue. Dans sa jeunesse, il gagnait sa vie en publiant des amlmanachs qui conte­naient des horoscopes quotidiens. Son intérêt pour les planètes est finalisé par la construction de ces horoscopes. Il établit même l’horoscope du Christ et découvrira qu’il a dû naître cinq ans avant la date officielle. Il n’abandonnera ses croyances astrolo­giques qu’à la fin de sa vie où il sera alors confronté de manière aiguë à ces questions, car, pendant cinq ans, il devra lutter contre l’accusation de sorcellerie portée contre sa mère menacée du bûcher. Aussi peut-on, par contraste, affirmer qu’un Galilée qui re­nonce définitivement à toute instrumentation magico-religieuse, marque l’issue hors de la Renaissance : il n’est pas le dernier esprit de la Renaissance, mais le premier des Temps Modernes.

Mais, objectera-t-on, la Renaissance ne se caractérise-t-elle pas justement par ce que l’on a appelé par le naturalisme ? Il y a naturalisme et naturalisme. En effet, le natura­lisme auquel nous pensons est celui où la seule réalité prise en compte est la nature, les phénomènes naturels. Mais, pour la Renaissance, les phénomènes magiques, miracu­leux, surnaturels font aussi partie des réalités à expliquer. Dès lors le naturalisme ne ré­side plus dans les faits, mais dans les explications. C’est ce naturalisme non pas objectif, mais causal (« la naturalisation magique du merveilleux [12]« ), qui caractérise la Renaissance. Par exemple Nifo a rédigé un gros ouvrage qui a connu un immense suc­cès où il montre que toute réalité, même miraculeuse s’explique par les seules forces naturelles

Pourquoi ces faits qui ne manquent pas d’étonner ? Ne serait-il pas logique que le dé­gagement de l’obscure métaphysique médiévale antipositive soit l’heureuse introduction à une pensée positive, sûre d’elle-même (peut-être trop sûre, et on concédera à la limite cette accusation de présomption) ? En tout cas, la représentation historique commune valide cette vision des choses. Koyré en offre l’intéressante interprétation suivante : la Renaissance se définit, au plan scientifique et philosophique, comme le grand ennemi de la synthèse aristotélicienne ; or, l’aristotélisme constituait le tout de la pensée et mé­taphysique et physique ; donc, la destruction de l’aristotélisme laissa la Renaissance sans structure intellectuelle. « Or, il me semble que, dans notre pensée, le possible prime toujours le réel, et le réel n’est que le résidu de ce possible ». Et c’est le propre d’un sys­tème que de choisir entre les possibles. Par exemple, dans le monde de l’ontologie aristotélicienne, seules quelques voies sont vraies, une infinité de choses étant décla­rées fausses par avance. Et l’on pourrait dire la même chose de notre actuelle vision des choses. Donc, une fois l’ontologie aristotélicienne qui borne le champ des possibles dé­truite, l’homme se retrouve livré au jeu anarchique des possibles, sans critères de choix, sans capacité de déterminer si « tel ou tel «fait» est vrai ou non ». Au système du seule une voie est possible succède alors l’anarchie du « tout est possible », tellement caractéristique de la Renaissance.

Il en résulte une crédulité sans bornes ». Koyré ajoute un critère anthropologique : « L’homme est un animal crédule par nature ». Or, la croyance, la ‘fiance’, se mesure à l’autorité du témoignage et celle-ci à l’autorité des témoins et à l’ancienneté de leur ori­gine et de leur parole : plus le témoignage vient de loin, plus grande est sa vérité présu­mée ; c’est le mystère de l’origine et la perdurance de sa transmission qui assument dé­sormais la tache de vérification dévolue à la mesure au réel ou à un système présent. D’où le goût pour la philosophie hermétique traditionnelle. [13]

Pour ma part, je crois qu’un autre facteur entre en jeu que la crédulité: la réactivité amère. Nietzsche nous a appris l’extraordinaire importance de ce moteur dans notre histoire. La sortie d’un dogmatisme puissant est le plus souvent l’entrée dans le scepti­cisme et celui-ci est la porte ouverte à la prolifération des irrationnalités. Mais cette sortie n’est pas neutre, elle est marquée par une amertume, une rancœur à l’égard des excès du dogmatisme qui laissent l’homme avec un arrière-goût ; or, la réaction engendre tous les excès contraires.

Notre époque qui est marquée par la sortie du marxisme, le plus puissant système de pensée qui ait marqué notre siècle, est victime du même devenir : la prolifération des mouvements néognostiques en est l’un des signes les plus assurés.

Il faudra attendre le xviie siècle pour que le cadre intellectuel philosophique permette à la révolution techno-scientifique de prendre pleinement son élan.

2) Bilan positif pour l’apparition de la science

Heureusement, il y a un avers de la médaille dont le revers nous rebute à juste titre : la libido sciendi, ce que Michel Foucault analysera (et stigmatisera) comme volonté de savoir, associée à une volonté de maîtrise, de pouvoir.

a) La passion du savoir

Cet avers concerne principalement la personnalité de l’homme de la Renaissance qui est un homme qui affirme vigoureusement sa personnalité et sa liberté.

L’homme de la Renaissance est aussi un homme d’ouverture universelle, et doué d’une curiosité, voire d’une voracité gloutonne, encyclopédique. En effet, l’ouverture au « tout est possible » engendre une curiosité sans bornes. Cette période est celle des grands voyages de découverte, des grands ouvrages de description. Rappelons la découverte de l’Amérique, la première circumnavigation autour de l’Afrique et autour du monde. Ces voyages, de surcroît, accroissent prodigieusement notre connaissance des faits, des civi­lisations. Il ne faudrait pas minimiser la nouvelle figure que prend la Terre à l’orée des Temps modernes, grâce aux grands navigateurs. Une des conséquences de la décou­verte de l’Amérique par Christophe Colomb est que la mer est bien plus vaste que la Méditerranée : celle-ci cesse donc d’être la mesure du monde. Plus encore, derrière l’océan Atlantique s’ouvre un océan encore plus vaste, l’océan Pacifique, nom donné par le calme des eaux que Magellan franchit en 110 jours, de Patagonie aux Philippines. Lorsque le Portugais revint en 1519, après trois ans, après avoir accompli le tour complet de la planète, il apportait une révélation inouïe : la Terre, contrairement à son nom, c’est d’abord de l’eau. Le visage de la Terre changeait : la vision antique et médiévale avait vécu.

L’accumulation des connaissances prime son organisation, sa mise en système. De même, se multiplient les ouvrages de description : les planches de dessins botaniques ; le xvie siècle est celui des dessins de Dürer, de la grande encyclopédie d’Aldrovandi, etc. Certes, là encore, on ne dépasse pas le stade du catalogue, mais

Une conséquence est une unification progressive des approches spéculatives et pra­tiques, bientôt au détriment des premières et au profit des secondes. Un exemple : la météorologie. La météorologie médiévale se présent d’abord comme un système univer­sel d’explication causal hérité d’Aristote. Mais cette scientia naturalis ne va pas se can­tonner dans le secteur universitaire, elle trouve des applications pratiques. Christophe Colomb qui lit et annote l’Imago mundi de Pierre d’Ailly, va être un usager de la théorie scientifique dont on sait quel fécond usage il fera. Et ce n’est pas un hasard si on doit cette mutation épistémologique d’importance soit due à un marin. Certes, « une telle perspective aurait été inimaginable au xiiie siècle où la connaissance scientifique n’a pas pour objet une utilisation pratique ». Cependant, la période médiévale est « fondamentale pour la constitution d’une météorologie scientifique car elle contribue à la diffusion de la théorie aristotélicienne qui permet » une approche rationnelle [14]. Au fond, l’évolution se déroule en trois temps : 1. approche irrationnelle, émotive, fascinée-horrifiée pour les phénomènes météo ; 2. approche strictement spéculative, loin de tout obscurantisme, ce qui ne veut pas dire de tout imaginaire ; 3. approche pratique.

L’homme de la Renaissance est enfin un homme qui a une perception aiguë de l’es­pace qui l’environne car il privilégie la vue. Nous le verrons avec l’exemple de Léonard.

Toutes dispositions qui permettent de réagir contre le modèle aristotélicien.

b) L’accumulation du savoir

Nous venons de le voir. Le médiéval est celui qui décrit, tout : des plantes jusqu’au corps humain. Il est significatif qu’en 1543, apparaissent deux ouvrages capitaux : le De revolutionibus orbium cœlestium de l’astronome Copernic et le De fabrica corporis hu­mani du chirurgien anatomiste Vésale.

Cette avidité se porte aussi sur un autre domaine, capital : l’érudition et le retour au classique. La conséquence féconde en est les traductions et les éditions ou rééditions des grands textes scientifiques grecs. Pour la première fois, au xve siècle, toute l’œuvre de Ptolémée est traduite. Au siècle suivant, c’est au tour des grands mathématiciens grecs d’être traduits : Archimède d’abord, mais aussi Appolonius (reconstituer ses livres perdus sera une des principales entreprises des grands mathématiciens jusqu’à Fermat), Pappus, Héron.

Là encore, ne nous trompons pas, nous sommes encore dans le cumulatif : certes, c’est en réagissant contre le système ptolémaïque que le système copernicien pourra se construire ; certes, la connaissance des ouvrages d’Appolonius (notamment sur les co­niques) permettra la révolution képlérienne ; certes, c’est par la découverte de l’œuvre archimédienne que Galilée sortira de l’influence scolastique et arrivera à maturité. Mais plus de savoir n’a jamais été plus de sagesse, plus de mémoire ne s’identifie pas avec une compréhension plus décisive et causale, tant l’extension n’est pas l’intensité ou la profondeur.

c) La passion de l’expérience

En même temps, la Renaissance est un temps d’expérience. Le monde de la Renaissance est donc le monde de la fantasmagorie, mais c’est aussi celui de la fantai­sie, au sens étymologique du terme.

1’) Le fait

L’avers de l’engouement pour la magie est le retour à l’expérience. En effet, la magie (que l’on appelle Haute-magie ou Magie pneumatique) est une science expérimentale, ainsi que le montrent ses représentants les plus connus : Marsile Ficin, Paracelse et Giordano Bruno. Pourquoi cela ? L’un des principaux principes de la magie est la cor­respondance entre les différents étages du réel, une loi d’harmonie qui traverse tout l’Univers : la matière, les astres (dont on se rappelle qu’incorruptibles, ils représentent un modèle intouché par le péché originel), les esprits et enfin le divin. Or, ces correspon­dances sont connues par l’expérience, tout à la fois empirique et spirituelle. Cette expé­rience est vécue et racontée.

Précisons. Les sciences sont au nombre de quatre (j’excepte les sciences ésotériques) : la magie qui est la science fondamentale, l’astrologie, la médecine et l’alchimie. Les traités de magie naturelle ou populaire qui multiplient les correspondances sont foison.

On en a un exemple admirable dans le traité de Giordano Bruno (1548-1600) intitulé : De vinculis in genere (Des liens en général). Il y établit les multiples liens qu’il est pos­sible de nouer entre les êtres et l’intérêt de cette connaissance pour les hommes. Il en résulte une œuvre passionnante et foisonnante qui est, pour une part, un traité pratique de manipulation des masses par les pouvoirs politique et religieux, beaucoup plus pro­fond et important que Le Prince de Machiavel. En effet, manipuler, c’est toucher le mon­deque se représente les foules ; or, le monde conçu par les foules est un monde repré­senté, un monde imaginaire. Donc, la manipulation politique doit se fonder sur l’imagi­naire des foules (fantasia, dit Giordano). Or, le monde de l’imaginaire est régi par les lois de correspondance, entre esprit et matière, macrocosme microcosme. Voilà pourquoi le manipulateur doit être en possession de la connaissance et de l’action magique, ce que Bruno appelle la foi. Cette foi se présente d’ailleurs sous une double forme, selon qu’elle est perçue, utilisée ou subie : elle est active chez le manipulateur et passive chez le ma­nipulé. Or, les ignorants sont facilement crédules. Il suffit de les éblouir par les fantasmes de la médecine et de la théologie.

Lisons Bruno : « Il est d’autant plus facile de s’attacher ces gens qui ont le moins de connaissance. Chez eux la puissance de l’âme se dipose et s’ouvre de telle manière qu’elle livre passage aux impressions provoquées par la technique de l’opérateur, leur ouvrant large ces fenêtres qui, chez d’autres, sont toujours fermées. L’opérateur a les voies faciles pour créer tous les liens qu’il veut : l’espoir, la compassion, la peur, l’amour, la haine, l’indignation, la colère, l’allégresse, la patience, le mépris de la vie, de la mort, de la fortune ».

Comment ne pas songer à tout ce que l’on nous dit aujourd’hui sur le viol des consciences par les médias ? On comprend dès lors qu’un Bruno ait pu avoir des ennuis. Précisément, il fut brûlé en 1600 par la Sainte Inquisition, après avoir été atrocement torturé.

2’) La cause

En tout cas, la magie se présente comme une discipline expérimentale. Au-delà du fait, peut-on comprendre la cause ? Le monde de la Renaissance est agi par Dieu, plus que cela : il est déterminé. Nos sentiments, nos comportement, nos rencontres, tout est orga­nisé par Dieu, et cela en vue du salut des hommes. Dieu intervient soit directement, soit médiatement par les anges ou les démons. Cette détermination explique l’importance accordée par les horoscopes.

Or, l’homme peut-il intervenir dans ce réseau serré de causalité ? Le providentialisme laisse-t-il à l’homme quelque autonomie ? Sans doute, s’il connaît les brèches. Or, cela suppose qu’il soit au courant des correspondances, du système homologique. Autrement dit, qu’il connaisse la magie. La magie permet donc à l’homme d’intervenir aux moments convenables, favorables.

3’) Conséquences

Dès lors, on comprend que l’univers rationaliste, présent dans la scolastique et rené avec le mécanisme fasse mauvais ménage avec l’univers de l’imagination et le refoule comme fantaisie, pire comme fantastique et même comme fantasmagorie. Mais le refoulé resurgit toujours. Beaucoup d’esprits vivent aujourd’hui la perte du symbolisme comme la ruine du sens.

De fait, l’imaginaire actuel est très appauvri, si on le compare à celui de la Renaissance. La lecture symbolique du monde est moribonde.

En ce sens, on a pu dire que la science est contemporaine de la naissance de l’athéisme : « La science n’a été possible que parce qu’il y a eu refus de Dieu ; mais la di­vinité revient à présent non sous la forme de telle ou telle religion mais sous forme de la mystique en général [15] ». Interprétons : le refoulé revient sous forme anarchique, délié de toute cohérence rationnelle. Le Dieu dont on nous parle n’est-il pas devenu trop humain ou plutôt trop anthropomorphe et trop construit à notre image.

Dariush Shayegan précise que cette areligiosité consusbtantielle à la science n’est rien d’autre qu’une démythologisation, un refus de l’imaginaire. Il s’effectue en quatre do­maines :

– Le monde n’est plus une manifestation de Dieu. Dans l’univers, il n’est plus possible de lire l’action divine. À une vision contemplative se substitue une vision industrieuse.

– Le monde n’est plus régi par Dieu, mais par un déterminisme lui-même soluble dans le formalisme mathématique.

– Le monde est sans origine. Le jardin d’Eden n’est pas un jardin perdu, car il n’a jamais été perdu, car il n’a jamais existé.

– Le monde, symétriquement, est sans fin. Le temps de l’Univers est dénué de toute vi­sée eschatologique.

La démythologisation touche ainsi tous les aspects de l’Univers. Certes, la science ne nie pas l’existence de Dieu ; elle se contente d’en nier la présence au sein du monde.

d) L’aide de l’institution dans l’apparition de la science nouvelle

Pour ne donner qu’un exemple. Dans la Galerie des Offices de Venise, premier trimestre 2001, une exposition temporaire sur les débuts italiens des sciences expérimentales au sein de l’Académie de Cimento [16].

Cette Académie fut fondée en 1657 par le Grand Duc Ferdinand II et le Prince Léopold de Médicis. Plus ancienne que la Royal Society de Londres (1660) et que l’Académie Royale des Sciences de Paris (1666), elle suit la leçon de Galilée : ne rien accepter sans l’avoir vérifié de manière expérimentale. En 1667, a édité une publication, les essais d’expérimentation naturelle. Les résultats les plus significatifs sont impressionnants, au nombre de 22 en dix ans : ils portent sur le thermomètre, le baromètre, le vide, les anneaux de Saturne, l’éclipse de la Lune, le magniétisme du fer. Ils concernent donc autant les méthodes de mesure que sur les mesures ou observations elles-mêmes. Cela en dit long et sur l’effervescence de l’époque, très prodigue en découvertes, sur l’importance de mettre en place des fondamentaux méthodologiques et sur l’aide apportée par l’institution.

e) L’aide de l’art dans l’apparition de la science nouvelle

Nous disions tout à l’heure que l’art, notamment la peinture n’a pas été indifférent à l’apparition de la science nouvelle. Une parabole et plus encore, la première réalisation de ce processus est l’apparition de la perspective dans l’art. Aujourd’hui, la perspective linéaire, la rencontre des parallèles à l’infini paraissent aller de soi. Pourtant, l’acquisition de ces outils mathématiques a pris du temps. Dans une enluminure du Moyen Age, le château-fort apparaît volontiers plus petit que tel personnage et la différence de taille ne doit rien à une ignorance de l’architecture ou de l’anatomie. C’est donc que l’artiste ne se soucie pas de mettre en relation les grandeurs apparentes et encore moins de donner une profondeur à la scène représentée. Ici, le principe de distribution de l’espace est non seulement qualitatif ou social, mais ontologique : un seigneur est, par nature, plus grand qu’un maçon, et un clerc qu’un laïc, car ils constituent des principes d’ordre supérieur.

Le principe de la perspective est de faire coïncider, pour l’œil, l’espace réel à trois di­mensions et sa représentation dans un plan.

C’est à Florence, au début du xve siècle, que des peintres et des architectes théorisent la perspective. Précisément, vers 1425, en peignant sa Trinité sur un mur de l’église Santa Maria Novella, à Florence, Masaccio utilise un point de fuite unique, au milieu de la ligne d’horizon, situé, conformément aux canons idéaux, au niveau des yeux d’un ob­servateur se tenant debout. Le premier, il fait appel à la perspective linéaire de manière consciente. Or, celle-ci ne se résume pas à une conquête bienvenue, elle correspond à une véritable révolution cosmologique [17], anthropologique [18], et même métaphysique.

1’) La mutation anthropologique

Le coup de force de la perspective est un véritable renversement non pas d’abord métaphysique mais anthropologique.

Une première interprétation y voit une sortie de la naïveté pour entrer dans l’objectivité du regard géométrique. Chez Giotto, les objets sont placés dans des lieux distincts qui eux-mêmes renvoient à un univers discontinu et hiérarchique. La subversion est opérée par le De pictura d’Alberti et le De perspectiva pingendi de Piero della Francesca. À partir d’eux, la découverte va diffuser dans toute l’Europe. La conséquence en est une homogénéisation des perspectives qui met en péril la hiérarchie ontologique.

En réalité, la perspective fait entrer dans le règne le plus caché de la subjectivité, du primat du point de vue humain. Donnons-en deux témoignages :

Le De artificiali perspectiva de Jean Pélerin Viator, distingue perspectiva naturalis médiévale et perspectiva artificialis moderne ; or, cette seconde perspective est décrite par un punctum fixum vel subjectum, autrement dit un point fixe ou sujet. En effet, le point de fuite est situé sur la ligne d’horizon, entre deux tiers-points, à droite et à gauche ; or, le tout est ad normam oculi, « à la hauteur de l’œil ». Mais Viator imprime son De artificiali perspectiva en 1505, donc dès avant Alberti et Piero della Francesca. Et en 1583, Vignola va diffuser la méthode de la perspective et l’imposer à tout l’Occident dans son Le due regole della prospettiva pratica. Désormais, c’est le punctum fixum vel subjectum qui devient la norme de la représentation picturale.

Il demeure que le « point fixe ou sujet » de Viator appartient encore au paysage représenté : il est le point de fuite à l’infini. Or, en 1636, le mathématicien Gérard Desargues rédige un opuscule de 12 pages : Exemple de l’une des manières universelles touchant la pratique de la perspective sans employer aucun tiers-point de distance ni d’autre nature qui soit hors du champ de l’ouvrage, où il reprend le terme « point fixe ou sujet » pour l’identifier au sommet de la pyramide optique, autrement dit à l’œil de l’artiste : c’est ce qu’on constate sur la gravure de son élève Abraham Bosse, Les prospecteurs. Par conséquent, l’expression latine ne désigne plus l’extériorité du point de fuite mais l’intériorité de l’observateur ; plus encore, ce point est considéré comme immobile, donc comme référence absolue. Dès lors, c’est l’œil du peintre qui devient le centre fixe, immobile à partir duquel est vu l’univers, le monde représenté. Quand on sait que l’œil est le sens de la domination, on peut affirmer que le coup de force qui voit naître l’art de la Renaissance est donc celui de la raison géométrique triomphale. C’est donc que c’est le point de vue (aussi géométrique que l’on veut) du sujet humain qui règle l’œuvre d’art [19].

2’) La mutation métaphysique

L’apparition de la métaphysique correspond aussi à un changement de vision du monde : « il est essentiel de voir que, derrière les raison­nements mathématiques, il y avait quelque chose de plus spontané et de plus intuitif : une nouvelle manière de regarder le monde, de «sentir» son organisation, d’imaginer ses structures [20] ». Précisément, un espace qualitatif et hétérogène, métaphysiquement organisé laisse la place à un espace quantitatif et homogène. Ce que Husserl ou Carrel di­sent de la science et de la philosophie, s’est d’abord vérifié dans l’art et la technique : la quantité a peu à peu conquis sa primauté sur la qualité [21].

À la Renaissance, dit François Jacob à partir de l’invention de la perspective, l’homme occidental tente « avec acharnement de recréer un univers toujours plus conforme au té­moignage de ses sens [22] ». Naïve affirmation qui montre combien un grand chercheur et un honnête penseur manque de recul philosophique : cette nouvelle vision du monde est une herméneutique, tout aussi chargée de philosophie que la précédente.

Il reviendra à René Descartes (1596-1650) d’avoir pensé la rupture inaugurée par la Renaissance. Quelles que soient les nuances que les spécialistes puissent apporter à cette affirmation, le philosophe français a pris congé du cosmocentrisme grec et du théo­centrisme médiéval [23] pour laisser place à l’anthropocentrisme typique de la modernité, comme on le verra plus loin : « ainsi, m’entretenant seulement avec moi-même, et consi­dérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même ». Ainsi la première certitude du système cartésien n’est plus extérieure à l’homme, mais est l’homme lui-même ou plutôt sa pensée : « Je suis une chose qui pense [24] ».

– Recul critique :

C’est un naturalisme et positivisme naïf qui s’imagine que l’apparition de la perspective est seulement le fruit d’un regard respectueux de la nature. Florenski [25] fait remarquer que les grands peintres de la Renaissance ne respectent jamais totalement la perspective ; autrement dit, ils ne font pas une pure copie géométrique du réel. Voilà pourquoi Florenski a voulu introduire l’art abstrait en Russie, faisant les premières expositions : « De nouveau l’art pictural apparaît », disait-il.

Pascal Ide

[1] Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels, alchimistes du xvie siècle, Paris, Armand Collin, 1955, p. 57.

[2] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », in Études d’histoire de la pensée scientifique, p. 50-60.

[3] André Pichot, Histoire de la notion de vie, coll. « tel », Paris, Gallimard, 1993, p. 223-224.

[4] Ibid., p. 50.

[5] Etienne Gilson, Rabelais franciscain, Paris, Vrin-reprises, 1981, p. 79 ; la première éd. date de Les idées et les lettres, 1932.

[6] Ibid., p. 38.

[7] Rabelais et le mariage. Religion, morale et philosophie du rire, trad. Marie-Anne de Kisch, Genève, Droz, 1992, p. 19. Cf. Id., Rabelais, trad. Marie-Anne de Kisch, Paris, 1992.

[8] Ibid., p. 23-24.

[9] Cf. Will-Eric Peuckert, Pansophie. Ein Versuch zur Geschichte der Weissen und schwarzen Magie, Berlin, Eric Schmidt, 21956.

[10] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », p. 51.

[11] Sur les relations de la science médiévale et de la magie, le maître-ouvrage demeure celui de Lynn Thorndike, A History of Magic and Experiment, New York, Columbia University Press, 1923-1958, 8 tomes. Bert Hansen donne un bref aperçu dans David C. Lindberg (éd.), Science in the Middle Ages, Chicago, University of Chicago Press, 1978, p. 483-506 et dans un article « The Complementarity of Science and Magic before the Scientific Revolution », in American Scientist, 74, 1986, p. 128-136. Sur l’alchimie médiévale, cf. Robert Halleux, Les textes alchimiques, Turnhout, Brepols, 1979, Serge Hutin, La vie quotidienne des alchimistes au Moyen Age, Paris, Hachette, 1977 et Will H. L. Ogrinc, « Western Society and Alchemy from 1200-1500 », Journal of Medieval History, 6, 1980, p. 103-137. Sur la relation de la magie à l’astrologie et à l’alchimie, cf. Richard Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge University Press, 1990.

[12] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », p. 52.

[13] Ibid., p. 51 et 52.

[14] Joëlle Duclos, « Théorie et pratique de la météorologie médiévale », in Le temps qu’il fait au Moyen Âge. Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, Éd. Claude Thomasset et Joëlle Duclos, coll. « Cultures et civilisations médiévales », Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 58. Cf. Jean Favier, Les grandes découvertes, Paris, 1991, p. 481-491. Sur Christophe Colomb et ses annotations, cf. Pierre d’Ailly, Imago Mundi, éd. et trad. Edmond Buron, Paris, 1930, 2 volumes, tome 2, chap. 60, p. 490-497. Cf. Joëlle Duclos, La météorologie en français au Moyen-Âge (xiiie et xive siècles), Paris, 1998.

[15] Dariush Shayegan, « Les quatre mouvements descendants et ascendants de l’Esprit », in Colloque de Tsukuba. Sciences et symboles, Paris, Albin Michel et France Culture, 1986, p. 34.

[16] Cimento est un terme de la technique d’orfèvrerie qui indique la mixture utilisée pour purifier ou éprouver les métaux précieux. D’où le nom de cimento comme preuve expérimentale. Mettere a cimento, par exemple, signifie « mettre à l’épreuve ». L’Académie fut enfantée sous le signe de la double signification du terme cimento qui désigne à la fois une opération chimique et une expérience. À travers l’image des creusets exposés à la flamme par laquelle le métal devient soumis à expérimentation.

[17] Cf. Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, trad. Guy Ballangé, Paris, Minuit, 1975, p. 157.

[18] Pierre Francastel remarque que « la nature même de l’espace humain » est transformée (Études de sociologie de l’art, Paris, Gonthiers-Denoël, 1970, p. 143).

[19] Pour ces points, cf. Mattéi, qui ne donne pas de référence précise (La barbarie intérieure, p. 14-15).

[20] Pierre Thuillier, « Espace et perspective au Quattrocento », in D’Archimède à Einstein. Les faces cachées de l’invention scientifique, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1988, p. 67 à 98, ici p. 70.

[21] Il serait erroné de croire que la vision mathématique du monde induite par les sciences soit moins construite que la vision médiévale (cf. Ibid., p. 94) Significatif à cet égard est la place que la bande dessinée humoristique retrouve spontanément un monde ontologiquement hiérarchisé. Il serait par exemple inimaginable que non seulement Astérix soit plus grand que César, mais qu’il soit de même taille.

[22] François Jacob, Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant, Paris, Fayard, 1981, réédité dans Le Livre de poche. Biblio-essais, n° 4045, p. 24.

[23] Qu’on se souvienne de l’affirmation de Descartes affirmant tout à la fois « je révérais notre théologie » ; « les vérités révélées » étant « au-dessus de notre intelligence », les examiner demande « d’avoir quelque assistance du ciel, et d’être plus qu’homme ». (Discours de la méthode, 1ère partie, in Œuvres et lettres, Éd. André Bridoux, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1950, p. 130)

[24] Méditations métaphysiques, 3ème, p. 284.

[25] Cet ingénieur de formation devenu prêtre orthodoxe a continué à donner ses cours jusqu’après 1920 en soutane. Or, parmi les ouvrages originaux de Florenski, certains portent notamment sur l’iconostase et la perspective. Fides et Ratio le cite.

3.5.2021
 

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