Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature I-6bis Archimède et Plotin

Chapitre 6bis

C) La philosophie de la nature d’Archimède

1) Exposé

Archimède [1] a comme intention de construire une science démonstrative de la sta­tique, ce qu’incarne le levier. Pour cela, il écarte une explication qualitative, ontologique de l’équilibre en termes de puissance ou de résistance. Il va procéder selon une dé­marche géométrique, systématique. Pour cela, il posera différents postulats et proposi­tions : [2]

a) Les septs postulats

Les trois premiers se fondent directement sur l’expérience. Ils décrivent en termes de symétrie les situations fondamentales de l’équilibre et du déséquilibre d’un levier.

« 1. Des poids égaux suspendus à des distances égales sont en équilibre ; des poids égaux suspendus à des distances inégales ne sont pas en équilibre, mais penchent du côté du poids suspendu à la plus grande distance.

« 2. Si, quand des poids sont en équilibre à certaines distances, on ajoute quelque chose à l’un d’eux, ils ne sont plus en équilibre, mais penchent du côté du poids auquel quelque chose a été ajouté.

« 3. De la même manière, si quelque chose est enlevé à l’un des poids, ils ne sont plus en équilibre, mais penchent du côté de celui auquel rien n’a été enlevé ».

Les derniers postulats concernent, pour trois d’entre eux (4, 5, et 7) le centre de gravité.

« 4. Si des figures planes, égales et semblables, coïncident une fois appliquées l’une sur l’autre, leurs centres de gravité coïncident semblablement.

« 5. Dans des figures inégales, mais semblables, les centres de gravité sont semblable­ment placés.

« 6. Si des grandeurs sont en équilibre à certaines distances, d’autres grandeurs qui leur sont égales seront aussi en équilibre aux mêmes distances.

« 7. En toute figure dont le périmètre est concave dans la même direction, le centre de gravité doit se trouver à l’intérieur de la figure ».

b) Les propositions

Je ne retiendrai que la sixième proposition, déduite des postulats et des cinq premières propositions. C’est la célèbre loi du levier : « Des grandeurs commensurables seront en équilibre à des distances inversement proportionnelles à leurs poids ».

2) Évaluation critique

On connaît la critique classique et sévère adressée par Ernest Mach selon laquelle Archimède postule implicitement (comme un principe supragéométrique) ce qu’il prétend démontrer explicitement, à savoir que l’action qu’exerce un corps sur un levier dépend seulement de sa gravité et de l’emplacement de son centre de gravité par rapport au point d’appui [3].

Certes, répond Maurice Clavelin, mais cette intuition est géniale [4]. L’erreur n’est pas liée à l’intuition mais à sa systématisation : il a manqué à Archimède d’avoir conceptua­lisé, dégagé la notion de moment statique.

3) Conclusion

a) Influence

Il revient à Archimède d’avoir, le premier, à constituer une science mécanique, préci­sément d’avoir mathématisé la statique [5]. De plus, le premier, le physicien grec a perçu le problème du centre de gravité et son importance dans les questions d’équilibre. Son influence sera considérable, par exemple sur un Galilée, ainsi que nous le verrons en son temps.

Archimède est un platonicien. Pour toute la tradition doxographique ultérieure, Archimède est considéré comme un philosophus platonicus.

b) Limites de son importance

Le lecteur actuel ne peut s’empêcher de s’interroger : comment se fait-il qu’Archimède – ou du moins ses successeurs qui n’ont pas manqué de génie non plus – n’ait pas conti­nué sur sa lancée ? Pourquoi n’a-t-il – n’ont-ils – pas appliqué cette méthode à toute la mécanique ? Le pas nous semble petit. En réalité, il est immense. En effet, le travail d’Ar­chimède a consisté dans la mathématisation de la statique. L’essentiel du travail reste à accomplir, à savoir construire une science géométrique de la dynamique. Or, ici, l’objec­tion aristotélicienne joue à plein et va jouer pendant de nombreux siècles : la vitesse est une qualité, le mouvement de même. Quel sens cela aurait-il de vouloir quantifier le mouvement ?

D) La philosophie de la nature de Plotin

On connaît mieux aujourd’hui le déclin de la science grecque et de la philosophie de la nature [6]. Cf. Philopon (vers 490-vers 570) [7] et Simplicius (après 532) [8].

Sambursky donne une interprétation des commentateurs grecs, aristotéliciens et néo-platoniciens sur les notions de philosophie de la nature (espace, temps, matière, phy­sique sublunaire et céleste) [9].

Je m’attacherai à la figure principale qui est celle de Plotin (199-270). Le grand philo­sophe grec est l’auteur d’une philosophie de la nature qui a durablement influencé l’Oc­cident, selon l’opinion du spécialiste Pierre Hadot [10], ne serait-ce que parce que nombre de penseurs occidentaux qui ont laissé une œuvre en philosophie de la nature, ont lu Plotin : Leibniz, Gœthe, Novalis, Schelling, Hegel, Ravaisson, Bergson. Il faut toute­fois souligner une exception de marque : Kant.

1) Importance de la nature chez Plotin

Cette importance peut se comprendre en creux, par sa réaction contre la gnose, et en plein, à cause de l’admiration de Plotin pour la beauté du cosmos.

a) En négatif

Plotin valorise le sensible contre le primat exclusif de l’intelligible ; plus encore, il ré­habilité le visible, la corporéité.

Une telle affirmation étonne. On sait que Plotin s’inscrit dans la tradition platonicienne : voilà pourquoi on parle de néoplatonisme. Or, le platonisme n’oppose-t-il pas monde sensible et monde intelligible comme l’apparence à l’être véritable, comme le flux à la permanence, comme le multiple à l’unité ?

Certes, Plotin ne renonce ni à l’existence ni à la primauté du monde intelligible. Mais il ne renonce pas plus à l’existence de la réalité sensible. C’est ce que montre sa polé­mique constante contre la gnose, précisément la gnose chrétienne, voire contre le chris­tianisme.

Que dit la gnose ? On peut la caractériser par quatre notes :

– La gnose méprise le corps au nom du primat de l’esprit.

– La gnose fuit le monde matériel et sa servitude pour s’en libérer.

– La gnose méprise les causes secondes, matérielles.

– La gnose oppose le Démiurge, divinité inférieure, au Dieu supérieur qui reste dans le repos. Le Démiurge a créé le monde selon ses dispositions ; or, c’est un dieu mauvais, borné, soumis aux passions ; de même le monde sensible. Les âmes bonnes des gnos­tiques y sont enfermées car le Démiurge les y a inconsidérément jetées. Mais le Dieu d’en haut, le Dieu supérieur en a cure et les fait retourner à lui par le Sauveur, tandis que le monde sensible sera détruit.

Plotin est un farouche adversaire de la fausse philosophie de la nature de la gnose qui méprise le corps au nom du primat de l’esprit. Mais il n’est pas un homme du ressentiment, sa réfutation se fonde sur une conviction intime, plus encore, sur une expérience qu’il interprète avec un sens philosophique très sûr : après l’extase, les éclairs fugitifs de son expérience mystique, il expérimente qu’il se retrouve tel qu’il était avant, vivant dans le même corps, conscient de lui-même. Cette continuité de l’état l’as­sure qu’il a le même corps. Certes, quelques-unes de ses expériences semblent dire le contraire [11].

Autre différence : à cette expérience de continuité se joint une volonté de se libérer non pas des choses mais du souci des choses. La vraie chute de l’âme, n’est donc pas le corps mais les vaines préoccupations des choses terrestres, les sollicitudes exagérées engendrées par la vie mondaine : car elles entraînent l’oubli de la vie de l’esprit en nous. « Il faut donc, si l’on veut qu’il y ait conscience des choses transcendantes ainsi présentes [dans le sommet de l’âme], que la conscience se tourne vers l’intérieur et qu’elle oriente son attention vers le transcendant. Il en est comme d’un homme qui serait dans l’attente d’une voix qu’il désire entendre : il écarterait toutes les autres voix, il tendrait l’oreille vers le son qu’il préfère à tous les autres, pour savoir s’il s’approche ; de la même manière, il nous faut laisser les bruits sensibles, à moins de nécessité, pour garder la puissance de conscience de l’âme, pure et prête à entendre les sons qui viennent d’en haut [12] ». Les choses sensibles ne sont pas mauvaises en soi, mais font de la conscience comme « un miroir brisé [13] ».

Par ailleurs, le monde spirituel est le moi profond. Il s’agit de rentrer en soi-même et non pas de fuir dans un lieu supraterrestre ou supracosmique dont les espaces célestes le sépareraient. Il ne s’agit donc pas de vivre une sorte de voyage initiatique. Dit autrement, le Beau est présent autant dans le monde sensible que dans notre âme, puisque toutes choses résultent de Dieu. Il n’y a donc pas à fuir le monde : « Dieu doit être présent à tous les êtres et il sera donc dans notre monde, de quelque manière que l’on puisse conce­voir cette présence ; le monde participe don à Dieu. Mais si Dieu était absent du monde, il ne serait pas non plus en vous et vous ne pourriez rien dire de lui ni des êtres qui vien­nent après lui [14] ».

Aussi la gnose est-elle une démarche de fuite du monde, alors que Plotin nous propose un passage : le gnostique refuse le monde sensible, il ne sait pas le regarder. Or, c’est un homme aveugle qui est « bien éloigné de pouvoir contempler le monde intelligible, puisqu’il ne voit même pas le monde sensible [15] ».

Enfin, Plotin ne professe pas non plus de mépris pour les causes secondes : « S’il en est qui sont sans armes, ceux qui sont bien armés les battent. Ce n’est pas à Dieu de com­battre à la place de ceux qui ne veulent pas faire la guerre. La loi veut qu’à la guerre on trouve son salut dans la bravoure et non dans les prières. On n’obtient pas de récoltes en faisant des prières, mais en prenant soin de la terre ; et l’on est mal portant, si l’on né­glige le soin de sa santé. Il ne faut pas se fâcher parce que les méchants ont une récolte plus belle, qu’ils soient seuls à cultiver la terre ou qu’ils la cultivent mieux […] Oui, la Providence divine ne doit pas faire que, nous, nous ne soyons rien. Si la Providence était tout, si elle était seule, elle n’aurait plus rien à faire, de quoi donc serait-elle Providence [16]? »

b) En positif

Pour Plotin, au contraire, le fait premier et indiscutable est la beauté du monde sensible. Voilà pourquoi il ne peut être le fait d’un Démiurge empli de passions : « Il faut être aveugle, il faut avoir ni sens ni intelligence et il faut être bien loin de pouvoir contempler le monde intelligible, si l’on ne sait même pas regarder le monde sensible. Car serait-ce un musicien, celui qui serait capable de voir l’harmonie intelligible, mais ne serait pas ému en l’entendant résonner en des tons sensibles ? Serait-ce un vrai géo­mètre, un vrai arithméticien, celui qui ne se réjouirait pas de découvrir dans le sensible une proportion et une mesure ? […] Qui donc serait à ce point paresseux de pensée, pour être tellement insensible que, voyant toutes les beautés qui sont dans le monde sensible, toute cette proportion, cette gigantesque harmonie, la forme qui apparaît jusque dans les astres les plus lointains, oui, voyant tout cela, il ne soit pas conduit à méditer sur ces choses en se disant, rempli de crainte : «Combien ces choses sont merveilleuses et combien les choses dont elles proviennent doivent être merveilleuses !» [17]«

Si Plotin défend la beauté du monde sensible, c’est qu’elle exprime celle du Père qui l’a engendré.

2) Relation du monde sensible à Dieu

a) Ce que n’est pas cette relation

Pour bien interpréter la question difficile de la nature de la relation entre la nature et Dieu, il faut d’abord voir les deux conceptions auxquelles s’oppose farouchement Plotin : la gnose et le christianisme orthodoxe.

Pour la gnose, le monde sensible est créé par Dieu mais lui échappe. Et le Fils de Dieu est envoyé dans le monde sensible par son Père. Un jour, ce monde sensible sera dé­truit. La gnose est donc née d’une réflexion sur le mal et sa cause. On verra que, pour Plotin, le mal est sans cause.

Pour le Dieu chrétien, interprété par Plotin, Dieu décide de créer le monde qui n’existe donc pas depuis toujours. Contrairement à la conception gnostique, cependant, cette création se produit sans douleur et se complaît dans ses propres enfants qu’il garde avec lui.

Avec les gnostiques et contre les chrétiens, Plotin répond d’abord par un autre mythe d’origine : Kronos, Dieu, engendre Zeus, son fils, et l’envoie ; autrement dit, le monde sensible est engendré par le monde intelligible. Zeus est le Monde, avec son âme et son corps. De plus, la relation entre Dieu et le Monde est nécessaire ; elle n’a rien de la gra­tuité de la création. Plotin accepte donc que les productions divines se manifestent à l’extérieur du monde intelligible : c’est ainsi que Zeus échappe à Kronos. Mais contre les gnostiques, cet enfant ne renie ni n’ignore son origine : au contraire, l’envoi de Zeus fait apparaître un autre monde, sensible, qui est beau, à l’image de son origine.

Surtout, contre les chrétiens et les gnostiques, Plotin refuse que le monde sensible n’ait qu’un temps : et parce qu’il a un commencement (il est créé : Dieu a décidé de le faire apparaître), et parce qu’il a un temps : seul le monde intelligible est appelé à demeurer toujours. Pour Plotin, la nature n’est pas créée par un Démiurge : le monde sensible n’est pas formé par le monde intelligible.

En effet, penser la relation sensible-intelligible sur le mode de la création, c’est la pen­ser comme une fabrication. Or, le schème technique, ouvrier ne peut s’appliquer à l’ap­parition du monde sensible. « Allons-nous penser que le créateur de l’univers a tout d’abord imaginé en lui-même la terre et pensé qu’elle devrait se tenir au centre, et puis l’eau à placer sur la terre et tous les autres animaux et, pour ceux-ci, les formes, telles qu’elles sont maintenant pour chacun, et chaque fois, les entrailles et les parties exté­rieures, en sorte que, ensuite, il ait mis tout cela en ordre en lui pour se mettre finalement au travail. Non, une telle imagination est impossible. D’où lui viendraient ces idées de choses qu’il n’aurait jamais vues ? Et même s’il avait reçu ces idées d’un autre, il ne pourrait rien fabriquer à la manière des artisans, car ceux-ci se servent de leurs mains et de leurs outils. Or les mains et les pieds ne viendront que plus tard [18] ». Et encore : « La nature n’a ni mains, ni pieds, ni outils naturels ou acquis […]. Quelles impulsions méca­niques et quels leviers pourraient engendrer la variété des couleurs et des formes [19] ? » Bref, le schème de la fabrication faute sur deux points : absence d’outils et de modèle préalables à la fabrication. Donc, « le fond des difficultés des doctrines chrétiennes et gnostiques provient de l’application indue du concept humain de fabrication à la forma­tion de la nature [20] ».

Objection : si Plotin écarte le schème de la fabrication, ne conserve-t-il pas celui de la relation de modèle à image ? Ne dit-il pas que le monde sensible exprime le monde in­telligible ? Or, cette représentation relève encore de la poïésis. De plus, la relation mo­dèle-copie est une relation de dégradation, ce qui fait communier Plotin avec le mépris gnostique du monde sensible.

Cette objection est doublement erronée, on ne peut parler de copie pour deux raisons : d’abord, la copie suppose un copiste, donc que le monde sensible soit fait, causé ; en­suite, le monde sensible n’est pas le double inférieur du monde intelligible.

b) Ce qu’est cette relation

Il est temps de se demander quelle est la relation positive du monde sensible au monde intelligible. Plotin récuse la création-fabrication car elle suppose des médiateurs. C’est donc qu’en plein, la relation véritable entre les deux mondes est celle d’un rayonnement immédiat.

Le monde sensible visibilise le monde intelligible. On peut le comprendre par en haut. Le monde sensible est la manifestation et le déploiement du monde intelligible. En effet, ce processus de manifestation et de déploiement n’est que le prolongement du proces­sus de manifestation et de déploiement des Formes intelligibles elles-mêmes à partir de l’Un.

On peut le comprendre par en bas. Le monde sensible présente différentes caractéris­tiques : extension, masse, formes, forces. Imaginons que l’on dépouille le monde sen­sible des premières : extension et masse ; il reste les formes et les forces en présence. Par exemple, explique Plotin [21], si la Terre était transparente, on pourrait voir le Soleil, les autres planètes, la mer, les animaux ; on pourrait donc se représenter les formes du monde sensible de manière simultanée. Or, tel est le monde intelligible : le monde sen­sible réduit à ses formes et à ses forces.

3) Nature du monde sensible en lui-même

L’analyse de ce qu’est la forme sensible, donc la nature pour Plotin éclairera cette conception mystérieuse, tellement étrangère à nos représentations, de la relation intelli­gible-sensible c’est-à-dire de Dieu avec la nature.

a) L’autoposition des formes

Pierre Hadot parle d’une « formation absolue », d’une « autoposition des formes [22] ». Comme la monade de Leibniz, il faut concevoir cette forme hors toute relation aux autres.

D’abord, la forme trouve sa raison d’être en elle-même. Son être est sa forme et sa forme et sa finalité. La forme n’est pas faite pour autre chose qu’elle-même. Elle tire sa bonté d’elle-même. Par exemple, l’œil n’a pas pour finalité la protection de l’homme : Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il puisse se défendre [23]. Mais la vision est une pro­priété inhérente, intrinsèque à la forme de l’homme, nécessaire à sa structure. De même toutes les autres parties du corps humain : elles concourent toutes à sa complétude.

Ensuite, la forme n’entretient pas de relation avec son milieu. Ce qui est inintelligible pour un biologiste, la forme ne s’adapte pas à son milieu.

Enfin, chaque forme est conçue en relation avec le tout qu’elle reproduit : le tout est présent à chaque partie, selon le mode propre de la partie. En même temps, la forme existe pour le tout [24].

b) Retour à la relation des deux mondes

Partant de là, on peut à nouveau comprendre la relation de la forme sensible à la forme intelligible. Elle trouve son origine dans la forme idéale qui se particularise en elle. Cette apparition de la forme sensible est immédiate, sans adaptation ni raisonnement.

Mais ce processus est aussi une descente progressive et une dégradation : la pensée de la vie se pense comme animal, puis comme cheval ; lorsqu’elle pense une forme, elle engendre la forme totale, avec ses parties organiques et ses capacités : par exemple les sabots du cheval et sa faculté de courir.

Deux comparaisons peuvent aider à faire mieux comprendre la nature de la forme en elle-même et dans sa relation avec le monde intelligible. Une image, un symbole de cette production immédiate et totale est fournie par Plotin : le hiéroglyphe égyptien. En effet, pour désigner les choses, les sages d’Égypte n’usent pas de lettres, de mots ou de propositions, mais dessinent les choses. Le hiéroglyphe est un tout immédiat qui dit la chose sensible, sans la médiation d’un discours [25]. De même la forme sensible à l’égard de la forme intelligible.

Seconde comparaison : les raisons séminales des Stoïciens. « Tout ce que la ré­flexion la plus pénétrante pourrait trouver de mieux, l’être vivant l’a dans ses raisons séminales qui existent pourtant avant toute réflexion [26] ». En effet, la raison séminale est une force organisatrice contenue dans la semence dont le développement s’achève dans la forme de l’individu vivant. Or, ce processus n’est pas une fabrication réfléchie, une production, mais une réalité immédiate. Au fond, les raisons séminales s’identifient aux Idées : dans les deux cas, le monde intelligible coule immédiatement dans le monde sensible, dans un processus de dégradation continue.

c) Une relation de contemplation créatrice

La relation des idées aux choses est immédiate, sans réflexion ni effort. On peut la comprendre comme une contemplation créatrice.

Plotin exprime cette relation dans un texte admirable de profondeur que Bergson a placé le début de ce texte en épigraphe de la traduction anglaise des Données immé­diates de la conscience et dont Pierre Hadot note avec enthousiasme : « Ce texte magni­fique est peut-être le plus profond qui ait jamais été écrit sur le mystère de la nature [27] » : « Si on demandait à la nature, pourquoi elle produit, elle répondrait, si elle consentait à entendre la question et à parler : Il ne fallait pas m’interroger, mais il fallait aussi se taire pour comprendre, de la même manière que, moi-même, je me tais et ne suis pas habi­tuée à parler. Et que fallait-il comprendre ? Ceci : ce que je produis, c’est ce que je re­garde en silence et il est naturel que j’engendre ce que je contemple, car à moi qui suis le produit d’une contemplation est innée la tendance à la contemplation. Et mon acte de contempler produit un objet de contemplation comme les géomètres, en contemplant, dessinent. Mais moi, je n’ai pas besoin de dessiner ; je regarde seulement et les lignes des corps se réalisent, comme si elles émanaient de mon regard [28] ».

Cette contemplation consiste en trois choses.

Tout d’abord, elle est créatrice, artiste. En effet, la nature qui est née par contempla­tion fait maintenant naître par contemplation. En silence, la nature fait naître des formes belles, invente des totalités. Au fond, c’est par sa vision intuitive que la nature est créa­trice.

Ensuite, cette contemplation opère de manière géométrique. Cette conception d’une méthode géométrique efficace n’est pas totalement originale. Certes, pour le Platon de la République [29] ou pour Aristote [30], la méthode géométrique est purement contemplative et non pas constructive. En effet, les mathématiques ont pour objet les vérités néces­saires ; or, la construction n’intéresse que les réalités contingentes, où les choses peu­vent devenir. Mais Proclos nous dit que le platonisme postérieur a laissé place à la construction dans la méthode géométrique [31] : la construction d’une figure devient un moyen d’investigation : le problème que l’on construit est identiquement un théorème que l’on contemple.

Enfin, la contemplation créatrice procède par détente, relâchement. En effet, si admi­rable soit la nature, elle n’est pas Dieu – aucun panthéisme chez Plotin –, mais vient de Dieu, précisément de la contemplation divine. Or, Dieu est un, absolument simple. Mais toute contemplation est dualité : le contemplant n’est pas le contemplé. La contemplation est donc une dispersion, une multiplicité, un éloignement de la simplicité, un relâche­ment. Or, cette multiplicité est aussi une matérialisation. En quelque sorte, le regard de celui qui contemple se matérialise, se solidifie en contours matériels. La nature sensible, matérielle est donc le plus bas degré de la réalité : elle est la contemplation parvenue à son point extrême de détente et d’affaiblissement.

On peut exprimer ce processus de dispersion plus précisément, à partir d’une analyse du regard contemplatif. Au point de départ est la simplicité originelle : dans l’Un, regard et lumière sont confondus : l’Un est lumière pure de sorte qu’il est pure présence trans­parente à lui-même dans une autovision totalement immédiate.

En un second temps, le regard se sépare de sa source qu’est la lumière, quoique de manière encore confuse, sans objet formé [32] ; mais le désir de simplicité est toujours présent : la vision encore confuse s’est retournée vers sa source [33]. Puis, le mouvement va se fixer : la vision devient regard face à un objet précis : cet objet n’est plus la lumière originelle, mais devient une forme qui reflète la lumière et permet de la regarder. Désormais, le regard ne peut plus accéder à la transparence absolue, il doit se porter sur les diverses formes pour voir la lumière unique qui se reflète en elles. La formation des formes est donc habité par un double mouvement opposé : une tendance à voir la lu­mière qui ne peut être saisie que dans la multiplicité des formes et une tendance à l’unité, puisque la contemplation est un retour à la source, donc à l’unité. On voit donc que contemplation et multiplicité-multiplication des formes sont étroitement connectées.

Ce mouvement de dispersion et de détente progressives va se poursuivre : 1. la forme première qui est l’Esprit pur 2. se déploie en une multiplicité de formes originelles, de types fondamentaux tout tournés vers l’Un [34] ; 3. eux-mêmes se déploient et se dégra­dent dans les espèces universelles 4. et celles-ci, dans la multitude des individus. Précisément, comment s’opère cette ultime descente ? Les formes sont reçues dans les âmes puis dans les raisons séminales qui sont les principes de développement des corps particuliers [35].

Par conséquent, le mal est lié non pas à un responsable, comme le veut la gnose, mais à une défectuosité structurelle : il est ontologique.

4) Intuition fondatrice du plotinisme et son influence

Pour Pierre Hadot, l’intuition fondamentale de Plotin, née d’une critique de la notion gnostique de Démiurge fabriquant le monde par réflexion rationnelle, est la suivante : « la causalité la plus féconde et la plus efficace, ce n’est pas la causalité qui procède selon un modèle rationnel, en adaptant des moyens et des fins, mais, c’est celle de l’unité et du Bien [36] ». Autrement dit, Plotin refuse le mécanisme et lui préfère une causalité de la pré­sence immédiate, du déploiement spontané, du rayonnement sans effort, la causalité sans médi(t)ation d’une contemplation qui produit par son simple regard. Allons plus loin. Cette intuition d’une causalité de l’unité et du Bien vient de la tradition platonicienne ; mais elle s’origine d’abord dans l’expérience mystique de l’Un faite par Plotin : le contemplatif grec a fait l’expérience de l’unité absolue, mais cette expérience, loin de replier l’âme sur elle-même, lui montre que l’Un est au principe de toutes choses, dans l’immense courant de la vie universelle. [37]

C’est sans doute la puissance de cette intuition abouchée à une contemplation d’une rare puissance unificatrice qui explique l’influence immense et continue de Plotin. Il semble préparer les intuitions des philosophies modernes de la vie, autant la Naturphilosophie allemande que le vitalisme bergsonien. En effet, la notion de phéno­mène originel, de plante originelle chez Gœthe est toute proche de la Forme chez Plotin [38]. Et Bergson a médité Plotin, y puisant tant sa critique du finalisme que son sens des « totalités organiques » et de l’immédiateté non fabricatrice de la production naturelle des formes : « La nature n’a pas eu plus de peine à faire un œil que je n’en ai à lever la main ». Un autre exemple parmi beaucoup. Le philosophe finaliste Raymond Ruyer refuse le concept de création-fabrication pour les mêmes raisons que Plotin : « Il est curieux que l’on croie si universellement une fabrication moins mystérieuse qu’une formation orga­nique, un outil humain moins mystérieux qu’un outil organique, alors qu’une fabrication suppose un organisme formateur de circuits de fabrication et utilisant pour cela les pro­priétés morphogénétiques de ses cellules nerveuses [39] ».

Plus généralement, on trouve chez Plotin nombre de thèmes développés dans cette tradition : la critique de la création conçue comme une fabrication et son remplacement par une émanation-relâchement-dispersion, la critique du finalisme extrinsèque, l’impor­tance de la totalité, le sens de la forme dynamique se déployant de l’intérieur vers l’exté­rieur.

5) Évaluation critique

Plotin est encore un excellent antidote contre la tentation mécaniste (et son athéisme implicite). Il a compris, par avance, les dangers d’une conception purement fabricatrice de la causalité qui ne respecte même pas le dynamisme intime de la cause efficiente. Entendue comme une construction démiurgique, la notion de création est irrecevable : en cela, sa critique est juste. Il est aussi vrai que la création du monde est un acte de contemplation aimant de Dieu. De même, Plotin souligne l’unité, la beauté de la nature, ainsi que la présence de l’esprit qui s’y donne à voir, qui s’y réalise.

Quoiqu’en dise un Pierre Hadot qui minimise cet aspect des choses, la conception plo­tinienne du monde sensible ne peut s’empêcher d’être négative. La matière confine au mal. Plotin concède au platonisme une vision pessimiste de la matière.

Or, le monde corporel est conçu comme une dégradation justement à cause du refus de la création. La proximité, la continuité voire l’immédiateté de la relation entre monde sensible et monde intelligible, si elle n’est jamais du panthéisme, conduit à voir dans la nature une dégradation ontologique, une chute dans la multiplicité. Paradoxalement, c’est l’idée que Plotin a le plus vigoureusement combattu, à savoir la création, qui aurait le mieux sauvé la bonté et la beauté du monde visible. Ici, Plotin a subi une autre in­fluence que Platon : celle de la gnose, à partir de laquelle il a jugé la foi chrétienne que, manifestement, il ne connaît pas de première main. Toute création n’est pas une rupture. Au contraire, la création est la plus sûre manière de sauver et la transcendance de Dieu et l’autonomie bonne du monde.

On regrette que sa connaissance d’Aristote n’ait pas équilibré son platonisme. Surtout, il appartiendra au christianisme d’introduire ce qui manquait à Plotin : la gratuité et l’identité de l’Un. La création est un acte de pure générosité. Il est d’ailleurs significatif que Plotin ne connaisse pas non plus la gratuité originelle de la création que la gratuité destinale du Bien à atteindre. Certes, le Bien est absolument injustifié. Il est une grâce imméritée. Certes, le disciple de Plotin fait l’expérience d’un Bien qui vient à lui soudai­nement, donc comme gratuitement : il ne semble pas maître de son expérience. En réa­lité, cette gratuité est subjective, et non pas objective. En effet, comme Plotin le refit sou­vent, le Bien est toujours déjà là, il n’a pas à venir à nous. C’est nous à nous rendre pré­sent et disponible à lui. Au fond, « l’idée de gratuité est liée à notre faiblesse, à notre condition d’être corporels [40] ». Le pélagianisme est un refus de la gratuité du don.

D’autre part, en révélant que Dieu est, est sage, bon et beau, la Révélation biblique re­fuse de faire de Dieu l’abîme sans fond, fascinant mais terrible de l’Un au-delà de tout être.

 

[1] Archimède, Les œuvres complètes, trad. Paul Veer Eecke, Paris-Bruxelles, DDB, 1921.

[2] « Sur l’équilibre des figures planes », in The Works of Archimede, Éd. T. H. Heath, p. 189s.

[3] La mécanique et son développement, Paris, 1904, p. 21-22.

[4] La philosophie naturelle de Galilée, p. 153.

[5] Cf. Pierre Duhem, Les origines de la statique, coll. « Les Sources des théories physiques », Paris, Hermann, 2 volumes, 1905 et 1906, ici tome I, p. 11.

[6] Cf. le texte ancien mais toujours valable de Marshall Clagett, 1957.

[7] Trad. de son commentaire sur les Physiques d’Aristote Philopon, 1991. Trad. de son traité sur la question de l’éternité du monde, Philopon, 1987 et sur la théorie aristotélicienne de l’éther, Philopon, 1988. Cf. les études réunies par Sorabji, 1987. Cf. Armstrong, 1970.

[8] Simplicius, 1991

[9] 1962.

[10] Cf. Pierre Hadot, « L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident », Eranos-Jahrbuch, tome 37, 1968, p. 91-131. Je citerai les Ennéades selon la ligne de chapitre de l’éd. Henry-Schwyzer. Cf. Henri Crouzel, Origène et Plotin, coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 1992.

[11] Plotin, Ennéades, L. IV, 8, 1, 1.

[12] Plotin, Ennéades, L. V, 1, 12, 12.

[13] Plotin, Ennéades, L. I, 4, 10, 6.

[14] Plotin, Ennéades, L. II, 9, 16, 24.

[15] Plotin, Ennéades, L. II, 9, 16, 32.

[16] Plotin, Ennéades, L. III, 2, 8, 35.

[17] Plotin, Ennéades, L. II, 9, 16, 36.

[18] Plotin, Ennéades, L. V, 8, 7, 1.

[19] Plotin, Ennéades, L. III, 8, 2, 1.

[20] Pierre Hadot, « L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident », p. 120.

[21] Plotin, Ennéades, L. V, 8, 9, 1.

[22] Pierre Hadot, « L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident », p. 122.

[23] Plotin, Ennéades, L. VI, 7, 10, 1.

[24] Plotin, Ennéades, L. VI, 7, 14, 15-22.

[25] Plotin, Ennéades, L. V, 8, 6, 1.

[26] Plotin, Ennéades, L. VI, 2, 21, 35.

[27] Pierre Hadot, « L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident », p. 124.

[28] Plotin, Ennéades, L. III, 8, 4, 3.

[29] Platon, République, 527 a.

[30] Aristote, Physiques, 200 a 24.

[31] Cf. Charles Mugler, Platon et la recherche mathématique de son époque, Strasbourg et Zurich, Paul Henri Heitz, 1948, p. 271.

[32] Plotin, Ennéades, L. V, 3, 11, 12.

[33] Plotin, Ennéades, L. VI, 7, 17, 14.

[34] Plotin, Ennéades, L. VI, 7, 17, 1-43.

[35] Plotin, Ennéades, L. III, 8, 1, 19.

[36] Pierre Hadot, « L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident », p. 127.

[37] Cf. à ce sujet le petit ouvrage de sagesse de Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 1997. « Une expérience fondamentale, mais inexprimable, transfigure tout Plotin n’a qu’une chose à dire ». (p. 17)

[38] Plotin, Ennéades, L. VI, 7, 11, 14.

[39] La genèse des formes vivantes, Paris, 1958, p. 213. « On a voulu la télévision par analogie avec la radio, on a entrevu sa possibilité et soupçonné les directions de sa recherche mais le modèle n’en existait nulle part et pas plus dans un ciel platonicien que dans notre espace ». (p. 261)

[40] Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, p. 81.

30.3.2021
 

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