« Il n’y a pas de rapport sexuel »

« Nous sommes pareils, et je suis le seul incestueux [1] ».

 

Lacan a exprimé son pessimisme à l’égard de la sexualité dans deux formules chocs qui sont presque devenus des aphorismes : « il n’y a pas de rapport sexuel » ; « Aimer c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». La première phrase n’applique pas à la sexualité ce que la seconde dit de l’amour en général, puisque, pour Lacan, la sexualité est le tout de l’homme [2]. Donc, il faut plutôt dire que la première phrase énonce la thèse et la seconde en offre la raison la plus profonde, de surcroît dans le double langage de l’amour et du don. Laissons aux spécialistes le soin de montrer les variations dans l’usage de la première énonciation [3] pour nous attarder sur sa signification et ses justifications, réservant à une autre détermination l’interprétation lacanienne du don

1) Signification

L’énoncé est paradoxal. D’un côté, il n’y a pas plus grande proximité que celle instituée par la relation sexuelle. En effet, le corps est signe de l’âme. Il exprime ou devrait exprimer ce qui nous habite intérieurement. Or, la relation la plus intime entre deux corps est celle par laquelle ils forment une seule chair. Donc, le rapport sexuel devrait être par excellence le rapport sexuel. Le rapport sexuel. est « quelque chose qui ferait du sexe un principe d’harmonie [4] ». De l’autre, le psychanalyste affirme l’exact opposé. Bref, en apparence, il y a rapport sexuel ; en réalité, « il n’y a pas de rapport sexuel ». Autrement dit, loin de réunir, l’interpénétration sexuelle des corps ne leur permet pas de se rejoindre, voire les sépare.

2) Justifications

Cette affirmation, qui est constamment reprise la dernière décennie de Lacan, à partir du moment où elle est prononcée en 1971 [5], se fonde sur les convictions les plus profondes de son auteur. Or, ainsi qu’on le sait, la pensée lacanienne naît du croisement entre psychanalyse et structuralisme. C’est ce que résume la phrase fameuse : « l’inconscient est structuré comme un langage ». Considérons donc successivement les raisons fondées sur la psychanalyse et celles provenant de la linguistique structurale.

a) Les raisons psychanalytiques

En épousant sa femme, l’homme épouse à son insu sa mère. « la femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel qu’en tant que la mère [6] ». Or, la mère n’est pas seulement interdite, elle est inaccessible, enfermée dans ce passé imaginaire dont le sujet ne peut que s’éloigner. Donc, le rapport sexuel est une illusion à jamais inatteignable. Ainsi l’apparent rapport est un patent non-rapport : « Exils, il ne peut y avoir de meilleur terme pour exprimer le non-rapport. […] Le non rapport, c’est bien ceci, c’est qu’il n’y a aucune raison pour que Une femme entre autres, il la tienne pour sa femme, que une femme entre autres, c’est aussi bien celle qui a rapport avec n’importe quel autre homme [7]… ». Formulons-le à partir du complexe œdipien dont on sait la centralité chez Freud :

 

« Le rapport sexuel, il n’y en a pas, je veux dire à proprement parler, au sens où il y aurait quelque chose qui ferait qu’un homme reconnaitrait forcément une femme. […] Il n’y en a pas [de rapport sexuel], mais il faut tout de même bien dire que ça ne va pas de soi ; il n’y en a pas, sauf incestueux […], je veux dire que – ce que Freud a dit –, c’est que le mythe d’Œdipe désigne ceci, que la seule personne avec laquelle on ait envie de coucher, c’est sa mère et que, pour le père, on le tue [8] ».

 

Dit autrement, puisque l’homme cherche la femme (sa mère) dans sa femme, l’homme et la femme demeurent définitivement autres : « la conjonction sexuelle » est « le lieu de l’insatisfaction subjective » en raison de « l’hétérogénéité radicale de la jouissance mâle et de la jouissance femelle [9] ».

Passons du complexe d’Œdipe à un autre complexe tout aussi central chez Freud (et chez Lacan) [10]. L’homme rêve de faire un avec sa femme dans l’union sexuelle. Or, le désir et d’abord le désir d’unité est à jamais marqué par le manque. Et telle est la signification symbolique de la castration. Donc, jamais l’homme ne peut transformer la sexualité en union ou relation, donc en rapport. « Et ce que ça veut dire, c’est qu’en somme, il n’y a de vrai que la castration. En tout cas avec la castration, on est bien sur d’y échapper […] quant à la mère, le mieux qu’on ait à faire, c’est de se le couper pour être bien sûr de ne pas commettre l’inceste. » C’est pourquoi, énoncera-t-il dans L’insu, « pour l’espèce humaine, la sexualité est obsédante à juste titre. Elle est en effet anormale au sens que j’ai défini : il n’y a pas de rapport sexuel [11] ». C’est pourquoi aussi « il n’est pas vrai que la fonction phallique [et la castration qu’elle comporte] soit ce qui fonde le rapport sexuel [12] » ; elle est bien plutôt ce qui l’interdit.

Ce qui est constat anthropologique devient subtilement exigence éthique : pour Lacan, le sujet n’advient à lui-même qu’en consentant à la frustration. Et ici se rejoignent les deux complexes qui n’en sont qu’un : par la parole du père (qui castre) est définitivement barré l’accès à la fusion avec la mère. Lacan dont on sait la culture catholique l’exprime par le refus radical de la parole biblique selon laquelle « dans l’étreinte génitale, l’homme et la femme ne [font] qu’une seule chair ». En effet, « aussi bien la fille que le garçon a affaire à ce lieu maternel de l’unité comme lui représentant ce à quoi il est confronté au moment de l’abord de ce qu’il en est de la conjonction sexuelle [13] ».

En d’autres mots, dans la relation amoureuse se joue toujours une recherche d’identification avec le partenaire qui est en réalité (ou plutôt en imaginaire) une quête de l’impossible indifférenciation avec l’origine – ce qui va introduire de multiples ambiguïtés, des issues pires que l’aporie [14], et, au final, un ratage total. Le rapport sexuel est donc illusion. Par exemple, l’amour courtois ou l’amour de la Dame, « cette façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle [15] ».

b) La raison structurale

Le structuralisme vient accentuer, plus, verrouiller, le pessimisme lacanien. « ’il n’y a pas de rapport sexuel’, sous-entendu : formulable dans la structure [16] ». Nous le dirons dans le vocabulaire courant sans faire appel à la formalisation qu’affectionne Lacan.

Le rapport ou l’union se promet (imaginairement) comme accès au sens de la sexualité. Mais la linguistique saussurienne a rejeté méthodologiquement le référent et fait du signifié l’envers du signifiant. Or, dans la catégorisation lacanienne, le réel est au référent ce que le symbolique est au signifiant. Donc, la réalité même de l’union est définitivement congédiée. « Le sexe c’est un dire ; ça vaut ce que ça vaut, le sexe ne définit pas un rapport. C’est ce que j’ai énoncé en formulant qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Ça veut seulement dire que chez l’homme, et sans doute à cause de l’existence du signifiant, l’ensemble de ce qui pourrait être rapport sexuel […] est un ensemble vide [17] ». Disons-le dans d’autres mots : « Il n’y a pas, au sens précis du mot rapport, au sens où rapport sexuel serait une relation logiquement définissable, […] entre le signe du mâle et celui de femelle [18] ».

De plus, toujours selon l’enseignement du structuralisme, le sens naît de la différence entre les signifiants. Et double est cette différence : la métaphore et la métonymie. Or, transposées dans le monde de l’inconscient, ces deux figures rhétoriques correspondent aux processsus de condensation et de déplacement. Donc, de même que les renvois différentiels de sens sont infinis (au sens d’indéfinis), de même, les chaînes métaphorico-métonymiques de signifiants. Ainsi, sigillé par la différence, l’accès au sens est indéfiniment différé. En termes psychanalytiques, la fusion fantasmée avec la mère est une terre promise, où jamais le sujet ne pourra rentrer. « Le signifiant n’est justement pas fait pour le rapport sexuel [19] ».

3) Conséquences

De l’impossibilité de l’union sexuelle à l’impossibilité de l’amour [20], il n’y a qu’un pas lié à l’identification freudienne de celui-ci avec la libido qu’évoquait l’introduction : « Il est porté à l’existence, cet amour […] par l’impossible du lien sexuel avec l’objet… Il y faut, si je puis dire, cette racine d’impossible [21] ». Autrement dit, « L’amour, c’est deux mi-dire qui ne se recouvrent pas [22] ».

De l’impossibilité de l’union sexuelle à l’inexistence de la femme, il n’y a aussi qu’un pas. Voilà pourquoi Lacan a pu affirmer cet énoncé qui est symétrique de celui que nous commentons : « La femme n’existe pas » [23].

4) Évaluation critique

Des diverses critiques que l’on peut adresser à cette conception paradoxale de la sexualité, nous n’en retiendrons qu’une. L’anthropologie, voire la métaphysique, implicite de Lacan se fonde sur un couple catégoriel : même – autre ; autrement dit, identité – altérité ; concrètement : fusion – séparation. Or, déjà, le Sophiste de Platon qui, le premier, a fait du même et de l’autre les premières catégories de l’être [24], introduisait des nuances, par exemple dans un dialogue ultérieur, le Parménide. De plus, Aristote a complexifié le schéma, par exemple, en distinguant trois espèces d’amitié qui est la forme supérieure de l’unité : l’amitié utilitaire, l’amitié agréable et l’amitié vertueuse. Or, si les deux premières conduisent à la fusion (et d’ailleurs, bientôt, à la fission), la troisième, elle, introduit une autre forme d’unité, ignorée de Lacan : ce que le Stagirite appelait koinonia, ce que nous avons traduit par « communion [25] ».

5) Conclusion

La thèse « il n’y a pas de rapport sexuel » est si fondamentale qu’elle mobilise les principales catégories de ce que j’ose appeler le « système » lacanien. En effet, nous avons convoqué les notions d’inconscient, de répétition (en l’occurrence du complexe d’Œdipe), de transfert et bien entendu de pulsion sexuelle. Or, un Séminaire célèbre, celui tenu à l’École normale supérieure entre janvier et juin 1964, passe en revue ce que Lacan nomme les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : l’inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion [26]. Notre évaluation reflue donc de la conception freudo-lacanienne de la sexualité à celle de la psychanalyse elle-même avec laquelle elle fait système. Redisons ce que nous avons montré beaucoup plus longuement dans notre cours d’introduction à la psychologie qui est présent sur le site : la psychanalyse dit souvent vrai sur la nature de nos blessures et quelques-uns de ses mécanismes ; mais elle se trompe, en amont, sur la vision de l’homme qui fonde sa démarche « médicale » (beaucoup trop pessimiste), et donc en aval, sur les ressources de guérison présentes en lui.

Pascal Ide

[1] Françoise Sagan, Dans un mois, dans un an, Paris, Julliard, 1957, p. 92.

[2] En effet, « tout s’ordonne et tout s’origine » chez l’être parlant, en tant qu’il se produit « autour du signe de la castration, à savoir, au départ, autour du phallus, en tant qu’il représente la possibilité d’un manque d’objet. » (Jacques Lacan, La logique du fantasme, 25 janvier 1967, coll. « Séminaires de Jacques Lacan » 1966-1967, Paris, Association lacanienne internationale, 2004, p. 160). De fait, l’énoncé ne vaut que de l’homme que Lacan appelle le « parlêtre » : « qu’il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant » (Id., D’un discours qui ne serait pas du semblant (1970-1971), 20 janvier 1971, p. 28 et passim. Souligné par moi).

[3] Pour une genèse et une interprétation de cette parole, cfNorbert Bon, « ’Il n’y a pas de rapport sexuel’. Exégèse d’un aphorisme », 20 novembre 2017, site consulté le 10 février 2023 : https://www.freud-lacan.com/getpagedocument/27051?rCH=2 ; Marie-Thérèse Gournel, « ’Il n’y a pas de rapport sexuel’ : le fondement de la psychanalyse », Revue des Collèges de Clinique psychanalytique du Champ Lacanien, 18 (2019) n° 1, p. 103-109.

[4] Jacques Lacan, RSI. Séminaire 1974-1975, 8 avril, éd. Henri Cesbron-Lavau, Paris, Association freudienne internationale, 2002, p. 141.

[5] Id., Le Savoir du psychanalyste, 4 novembre 1971, coll. « Entretiens de Sainte-Anne » 1971-1972, Paris, Éd. du Piranha, 1981, p. 19.

[6] Id., Le séminaire. Livre XX. Encore. 1972-1973, 9 janvier 1973, coll. « Champ freudien », Paris, Seuil, 1975, p. 80.

[7] Id., Le sinthome. Séminaire 1975-76, 13 janvier 1976, Paris, Association freudienne internationale, 2001, p. 78-79.

[8] Id., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, 15 mars 1977, coll. « Séminaires de Jacques Lacan » 1976-1977, s. l., s.n., 1977, p. 107 et 108.

[9] Id., La logique du fantasme, 1er mars 1967, p. 184.

[10] « au cœur du rapport sexuel dans la psychanalyse, il y a ceci qui s’appelle la castration » (Id., Le séminaire. Livre XVI. D’un Autre à l’autre. 1968-1969, 4 juin 1969, éd. Jacques-Alain Miller, coll. « Champ freudien », Paris, Seuil, 2006, p. 336).

[11] Id., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, 15 mars 1977, coll. « Séminaires de Jacques Lacan » 1976-1977, s. l., s.n., 1977, p. 108.

[12] Id., Le savoir du psychanalyste. Séminaire 1971-1972, 3 mars 1972, Paris, Association freudienne internationale, 2001, p. 79.

[13] Id., La logique du fantasme, 1er mars, 1967, p. 182.

[14] Tel est le cas de l’hypothèse émise dans le dernier séminaire pour suppléer au non-rapport : « les gens font l’amour. Il y a à ça une explication : […] la possibilité d’un troisième sexe » (Id., La topologie et le temps. Séminaire 1978-1979, 9 janvier 1979, coll. « Séminaires de Jacques Lacan » 1976-1977, s. l., s.n., 1979, p. 19).

[15] Id., Le séminaire. Livre XX. Encore, 20 février, p. 121.

[16] Id., Le séminaire. Livre XVII. L’envers de la psychanalyse. 1969-1970, 18 mars 1970, éd. Jacques-Alain Miller, coll. « Champ freudien », Paris, Seuil, 1991, p. 167.

[17] Id., Le moment de conclure. Séminaire 1977-1978, 15 novembre 1977, Paris, Association freudienne internationale, 2004, p. 10. Souligné par moi.

[18] Id., D’un Autre à l’autre, 4 juin 1969, p. 336. Souligné par moi.

[19] Id., L’envers de la psychanalyse, 19 décembre 1969, p. 48.

[20] Cf. Id., L’amour, Paris, s.n., 1974. Ce volume est la  transcription hors commerce des cinq premières leçons du séminaire XXI. Les non-dupes-errent : 13 novembre, 20 novembre, 11 décembre, 18 décembre 1973 et 8 janvier 1974)

[21] Id., Les non dupes errent. Séminaire 1973-1974, 8 janvier 1974, Paris, Association freudienne internationale, 2001, p. 81-82.

[22] Ibid., 15 janvier 1974, p. 101.

[23] Cf. Id., La femme n’existe pas, Paris, s.n., 1974. Ce volume est la  transcription hors commerce de deux leçons du séminaire XXI. Les non-dupes-errent : quatorzième (21 mai 1974) et quinzième séances orales (11 juin 1974).

[24] Cf. les cinq « genres » distingués par Platon dans Le Sophiste ou de l’être.

[25] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. IX, 12, 1171 b 32-33.

[26] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séminaire 1964, éd. Jacques-Alain Miller, coll. « Champ freudien », Paris, Seuil, 1973.

13.3.2024
 

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