« Faites ceci en mémoire de moi » Méditation sur mémoire et mémorial à partir de Charles Péguy

« Faites ceci en mémoire de moi », dit le prêtre au cœur de la messe, au terme même des paroles consécratoires. Or, le français courant nous invite à entendre : « Souvenez-vous de moi », alors qu’il n’y a pas pire contresens ! Mémoire (ce que nous entendons) n’est pas mémorial (ce que Jésus veut dire).

Je ne prétends pas exposer en détail la différence théologique de ces deux réalités. Charles Journet l’a longuement développé dans son ouvrage sur la Messe qui, sur bien des points, n’a pas vieilli [1]. Je souhaiterais seulement l’éclairer à partir d’une anecdote racontée par un autre Charles, Péguy. Laissons-le nous le dire dans son style inimitable :

 

« Je n’ai jamais tant senti, aussi nettement, ce que c’est qu’un événement historique, qu’une fois, […] c’était un gamin de dix-huit ans, qui était venu [sans doute à la Boutique de la Quinzaine] ; et à qui j’en vins, je ne sais comment, à parler de l’affaire Dreyfus. […] Je parlais, je parlais devant ce gamin comme devant moi, comme avec moi ; comme avec quelqu’un de mon âge, de mon temps ; de ma classe. Il me répondait fort honnêtement. Je continuais, j’allais, j’allais. […] J’allais mon grand bonhomme de chemin. Quand une fois il me répondit si poliment, si honnêtement, si petitement, si soumis ; si plein, si porté de respect, si porté de bonne volonté : Oui monsieur ; que tout d’un coup, tout d’un ressaisissement je vis ; je mesurai que ça n’y était pas du tout et que ça n’y serait jamais ; qu’il n’y était pas du tout et qu’ils n’y seraient jamais  […].

« il était si docile. Il avait son chapeau à la main. Il tournait son chapeau dans se doigts. Il m’écoutait, m’écoutait. Il buvait mes paroles. Il se renseignait. Il apprenait. Hélas il apprenait de l’histoire.

« Il s’instruisait. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’alors, dans un éclair, aussi instantanément senti ce que c’était que l’histoire ; et l’abîme infranchissable qu’il y a, qui s’ouvre entre l’événement réel et l’événement historique […] ; l’incommensurabilité. […] Je transmettais une certaine affaire Dreyfus, l’affaire Dreyfus réelle, où je trempais […]. Il entendait, il recevait un certain système, un certain arrangement […] ».

 

Et d’un mot qui résume tout : « Je lui donnais du réel, il recevait de l’histoire [2] ».

 

Péguy exprime ici la différence entre l’événement historique, au sens d’événement passé, et l’événement réel, au sens d’événement présent. Mais, derrière cette distinction temporelle, il énonce une autre distinction que nous pouvons lire en clé de don. En effet, comme à son insu, le philosophe-poète emploie les deux verbes qui rythment la cadence de la donation : « Je lui donnais du réel, il recevait de l’histoire ». Comment ne pas être frappé du décalage entre le don offert et le don reçu ? Surtout, comment l’expliquer ?

Convoquer le troisième temps de la dynamique dative qui, en l’occurrence, est intermédiaire, donc deuxième, l’appropriation, n’est pas éclairant. D’abord, l’attitude très attentive, très écoutante du jeune homme ne permet pas de suspecter que son appropriation serait déficitaire ; ensuite et surtout, elle ne suffirait pas à opérer ladite conversion.

Faut-il alors affirmer que le problème se situe en amont, dans la réception elle-même ? En effet, le don n’est pleinement reçu que s’il est reçu autant qu’il se donne. Or, en donnant, le donateur se donne. Pour le dire dans le lexique heideggérien qui avait un sens aigu de la sacralité du don (qui, pour lui, s’identifiait à l’être qui lui-même s’égalisait avec la Nature), le donateur s’attarde dans le don. Pour le dire dans le registre de la métaphysique de l’amour-don, le donateur se symbolise, c’est-à-dire se donne en personne dans la médiation qu’est le don. Enfin, pour le dire avec la psychologie sociale, la gratitude n’est efficace que lorsqu’elle se centre sur le donateur et non pas sur le don [3].

La réponse demeure toutefois insuffisante. En effet, rien, dans l’anecdote, n’autorise à penser que le jeune homme n’est pas centré sur l’événement qui est donateur de sens, ainsi que sur le narrateur qui est donateur de l’événement. Surtout, en se centrant sur le donateur humain, et même en croyant au témoin, celui qui écoute ne transforme pas l’histoire passée en actualité présente.

Deux éléments essentiels doivent être ajoutés pour que la mémoire devienne mémorial et qu’ainsi notre analogie puisse aborder aux rives de la liturgie. Du côté de l’objet connu, il faut que l’événement passé, en l’occurrence, la Passion et la Résurrection du Christ – l’événement central qui a fait basculer l’histoire –, soient rendus présents. Or, c’est là la merveille opérée par le sacrement dans l’acte liturgique. Par et dans l’Eucharistie – mais aussi dans tous les autres sacrements –, Dieu fait que le passé devient présent au double sens du terme : don et actualité. À ce premier don doit être joint un deuxième don, du côté de celui qui vit cet événement liturgique, à savoir la foi. Seul le regard, à la fois obscur et certain, de la foi permet de discerner dans l’acte liturgique cette actualisation du Mystère pascal.

Ainsi, l’Esprit opère une triple transformation : le signe visible devient présence de l’Invisible, l’incroyant croyant et la mémoire mémorial. Par et dans la liturgie, Dieu nous donne du réel et, si nous sommes pleinement présents (attentifs) au présent (actualité) de ce présent (don), nous recevons du réel – ce Réel par excellence qu’est le Mystère.

Pascal Ide

[1] Cf. Charles Journet, La messe. Présence du sacrifice de la croix, Paris, DDB, 1958. Le texte se trouve intégralement sur le site consulté le 16 octobre 2020 : http://eucharistiemisericor.free.fr/index.php?page=journet_la_messe

[2] Charles Péguy, Cahiers, V, xiii, 20 juin 1989, Œuvres en prose complètes, éd. Robert Durac, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1968, tome 2, p. 1308-1310. Souligné dans le texte.

[3] Certains remerciement sont « irritants », « lorsque l’autre dresse une liste de choses qui le concernent sans faire de lien avec la personne à qui il exprime sa gratitude » (Rébecca Shankland et Christophe André, Ces liens qui nous font vivre. Éloge de l’interdépendance, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 249). Par exemple, non pas dire seulement : « Merci parce que cela m’a aidé sur tel ou tel point », mais aussi : « Merci, parce que je vois que tu as vraiment pris le temps de…, parce que tu as cherché ce qui me plaisait… ».

19.10.2020
 

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