De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) 6/6

7) La résonance comme antidote à l’accélération (Hartmut Rosa)

a) Brève présentation du philosophe

Lui aussi sociologue et philosophe allemand, Hartmut Rosa (1965-) a soutenu en 1997 une thèse sur la philosophie politique de Charles Taylor, éditée l’année suivante [1], et est actuellement professeur de sociologie générale et théorique à l’Université Friedrich Schiller d’Iéna, en Allemagne. Il a été considéré, en 2018, par le Nouveau Magazine Littéraire, comme l’un des 35 penseurs qui influencent le monde d’aujourd’hui [2]. Il se qualifie comme un représentant de la nouvelle génération de la Théorie critique. Comme ses prédécesseurs, sa vision présente un volet diagnostique et un volet thérapeutique. Sous sa plume très pédagogique, chacun d’eux se résume en un mot : le mal de notre temps s’appelle l’accélération ; le remède à ce mal s’appelle la résonance [3].

b) Diagnostic

Six ans plus tard, en 2004, Rosa soutient à Jena (Iéna) sa thèse d’habilitation [4] dont la publication fait grand bruit : elle sera traduite en France sous le titre Accélération [5]. Encore six ans plus tard, en 2010, Hartmut Rosa a l’astuce de publier, en anglais, une brève synthèse de sa réflexion sur l’accélération sociale [6]. De plus, il la croise avec l’idée marxiste d’aliénation, intitulant le livre Aliénation et accélération. Son sous-titre étant Vers une Théorie critique de la modernité tardive, il signe par là définitivement son appartenance à l’école de Francfort. Rosa y affirme une évolution de la société occidentale moderne depuis les années 1980, raison pour laquelle il nomme l’âge qui s’ouvre « modernité tardive » (pour indiquer que le cadre général est toujours celui de la modernité mais qu’elle subit une inflexion particulière depuis cette époque).

L’on peut d’abord donner une définition générale. Rosa applique analogiquement (il dirait métaphoriquement) la définition physique de l’accélération aux réalités humaines : c’est une augmentation quantitative par unité de temps. Mais cela « ne nous mène pas bien loin [7] ». Il faut donc affiner l’analyse.

1’) Topique

Au fond, nous sommes face à trois conceptions de l’accélération.

Paul Virilio, l’un des tout premiers observateurs du processus, se concentre sur la croissance technologique affolante de ces dernières décennies [8].

Hermann Lübbe [9] et Mathias Eberling [10], eux, s’intéressent à l’accélération des transformations sociales.

Enfin, Georg Simmel [11] et Robert Levine [12] se préoccupent surtout de l’accélération du rythme de vie.

Ainsi, les chercheurs se focalisent sur une seule dimension. Et nous faisons souvent de même. Par exemple, spontanément, nous définirons l’accélération (sous-entendu humaine) comme une « augmentation du nombre d’épisodes d’action et/ou de vécu par unité de temps [13] ». Mais, ce faisant, nous en restons à la seule augmentation du rythme de vie.

2’) Induction

Prenons l’exemple des tâches ménagères. Une enquête approfondie a été faite à l’échelle des États-Unis en 1975 auprès de 2 406 personnes, pour savoir si l’acquisition d’appareils ménagers diminuait le temps passé aux tâches ménagères. Résultat : les personnes qui avaient acquis un lave-vaisselle passaient en moyenne une minute de plus par jour au lavage que les foyers n’en possédant pas ; encore plus étonnant, les personnes possédant une machine à laver le linge consommaient quatre minutes par jour en plus ; seul l’aspirateur faisait économiser, en l’occurrence une simple minute quotidienne ; l’on pourrait montrer le même résultat avec l’apparition du four à micro-ondes. Tout tend donc à montrer qu’augmenter le nombre d’appareils, c’est augmenter le nombre d’opérations avec eux : « ce qui s’est sans doute produit avec d’autres technologies a lieu maintenant avec le four à micro-ondes : des gains de temps potentiels sont convertis en augmentation du nombre de réalisations ou en amélioration de la qualité [14] ». Appliquant la loi de Parkinson relative à l’allocation du temps dans les organisations, les mêmes auteurs proposent une explication légèrement différente : « Exprimé dans les termes de Parkinson, il existe une certaine norme, ou une ‘image mentale’ de la quantité de temps qui devrait être consacrée à des activités données. La totalité de ce qui peut être accompli pendant ce laps de temps détermine le temps passé à cette activité [15] ».

De même, là encore de façon contre-intuitive, l’utilisation de l’automobile n’a pas diminué les temps de transport et offert de nouvelles ressources temporelles. Le gain de temps déplacement a été réinvesti dans d’autres déplacements soit plus longs, soit plus nombreux, éventuellement plus variés. L’utilisateur a converti le temps disponible en temps transport.

Or, l’accélération se définit comme ce différentiel croissant dans la vitesse, ici l’augmentation du nombre, de la distance, ou de la qualité. Donc, nous observons une accélération qui présente trois dimensions : une croissance technique accompagnée d’une accélération sociale et d’une augmentation des activités humaines.

3’) Définition

Nous voyons donc que, pour avoir une juste vue, il faut intégrer les trois perspectives dissociées par les chercheurs énumérés par la topique. Le sociologue-philosophe énonce ainsi son « hypothèse centrale » :

 

« dans la société moderne, comme ‘société de l’accélération’, se produit une combinaison (aux nombreux présupposés structurels et culturels) des deux formes d’accélération – accélération technique et augmentation du rythme de vie par la réduction des ressources temporelles – et donc une combinaison de croissance d’accélération [16] ».

 

Rosa, qui développe longuement ces trois accélérations dans son ouvrage [17], a offert une brève présentation de ce processus d’accélération peut-être plus clarifiante, où il distingue non plus deux, mais trois dimensions [18] :

  1. Une accélération technique : « L’augmentation des vitesses de déplacement et de communication est à l’origine de l’expérience si caractéristique des temps modernes du ‘rétrécissement de l’espace’ : les distances spatiales semblent en effet se raccourcir à mesure que leur traversée devient plus rapide et plus simple ».
  2. Une accélération sociale. Elle peut se caractériser comme une transformation toujours plus rapide de nos habitudes, par exemple relationnelles, de ce que Pierre Bourdieu appelle nos habitus. Elle se traduit ici par un « rétrécissement du présent ». Par exemple, « le fait que nos voisins emménagent puis repartent de plus en plus fréquemment, que nos partenaires (de tranches) de vie, de même que nos emplois ont une ‘demi-vie’ de plus en plus courte, et que les modes vestimentaires, modèles de voiture et styles de musique se succèdent à vitesse croissante ».
  3. Une accélération personnelle. En effet, l’homme est appelé à s’adapter à son environnement. Or, nous venons de voir qu’il est soumis à une double accélération, technique et sociale, pour moi, du faire et de l’agir (éthique). Donc, nous cherchons à nous adapter en accélérant notre rythme de vie. Nous gérons notre planning de manière de plus en plus efficace et, pourtant, paradoxalement, nous avons l’impression de perdre toujours plus de temps, de ne jamais avoir le temps de faire ce que nous voulons. Et tel est le troisième symptôme : « Le ‘manque de temps’ aigu est devenu un état permanent des sociétés modernes ». Or, la privation attriste. Donc, notre temps se caractérise par un mal-être, une crise de bonheur, qui peut aller jusqu’à la dépression, le burn-out et l’effondrement [19].
4’) Les effets délétères

Nous n’entrerons pas dans le détail de l’analyse de Rosa qui procède en quatre étapes : nature de l’accélération (Partie I) ; signes (Partie II) ; causes (Partie III) ; conséquences (Partie IV). Nous soulignerons seulement les conséquences du processus d’accélération. Rosa résume ces effets en un mot : la pétrification [20].

De prime abord, ce diagnostic étonne : comment le processus éminemment dynamique qu’est l’accélération peut-il engendrer son contraire qu’est la pétrification ? Pourtant, c’est bien ce que nous expérimentons. Comment résoudre le paradoxe ? Un questionnaire fut envoyé à des écoliers allemands du nord de la Thuringe, en 2002. Entre autres, la question suivante leur était posée : « Quels sont, à votre avis, les principaux problèmes des jeunes d’aujourd’hui ? » Or, une lycéenne de 17 ans a répondu avec une étonnante précision : « Aucun espoir pour l’avenir. Une société à la fois figée et frénétique, dans laquelle chacun ne pense qu’à soi et où, sans aide, on ne trouve que difficilement sa place [21] ». Pour en rendre compte plus systématiquement, Rosa propose une distinction ontophanique : si nous vivons « de hauts rythmes de transformations en surface », ceux-ci recouvrent « une pétrification » en profondeur [22]. L’héraclitéisme superficiel dissimule un parménidisme abyssal.

Ce processus objectif de pétrification progressive s’accompagne d’une face subjective, intérieure, psychologique. En effet, la multiplication des épisodes d’action, la densification des expériences conduisent à « un ennui existentiel », un « vide d’événements », voire à une « dépression », donc à un temps gelé. Et Rosa l’explique ainsi : « Du point de vue individuel et collectif, c’est le passage d’un mouvement perçu comme dirigé à une dynamisation privée de direction qui suscite l’impression d’immobilité en dépit de, ou justement en raison, d’une dynamique événementielle élevée [23] ».

Pour ma part, j’analyserai plutôt le processus à partir de deux mécanismes. Le premier, psycho-éthique, est l’addiction : toujours plus de stimulation sensorielle engendre toujours moins de jouissance, et donc accoutumance et dépendance. Le second, spirituel et même théologal, est l’acédie : cette accélération n’est pas d’abord un fait, mais un effet ; elle cherche à combler un vide existentiel abyssal, ainsi que les Pères du désert l’avaient si bien vu.

Quoi qu’il en soit, notre société de l’accélération est devenue synonyme de société de l’aliénation.

c) Remède

On aura observé que le plan très rigoureux suivi par Rosa était un plan analytique, donc théorique : il cherchait à comprendre le phénomène de l’accélération. Mais ce n’était pas un plan médical, donc pratique. Même si l’étude des conséquences était l’étude de la nocivité considérable du processus d’accélération, elle ne débouchait pas sur une proposition de sortie hors de cette accélération mortifère. Ce sera l’objet du prochain ouvrage que d’offrir des remèdes.

Ayant décidément adopté ce rythme sexannuel, six ans après la publication d’Accélération, Rosa détaille en 2016 une proposition d’issue hors de ce monde maladivement accéléré. Il l’intitule : Resonanz [24]. Et, là encore, astucieusement, il publie un opuscule qui lui permet de vulgariser ce qu’il expose en détail dans son gros ouvrage [25].

1’) Exposé

Le point de départ de Rosa n’est plus celui, critique, d’une déconstruction de la société et de ces mécanismes d’aliénation, mais celui, résolument éthique [26], d’une recherche de la « vie bonne » [27]. Le mode de vie accéléré se fonde sur une interaction avec le monde caractérisée par la domination ou l’appropriation (Aneigunug). Notre auteur veut lui substituer une autre attitude : l’assimilation (Anverwandlung) où le sujet se laisse toucher et transformer par notre monde. Or, en se laissant ainsi toucher et transformer, l’homme expérimente qu’il est lié à ce monde comme par une corde ; or, le propre d’une corde est qu’elle peut se mettre à vibrer, autrement dit entrer en résonance. Rosa cite un beau passage de William James qui évoque de telles expériences :

 

« Nous avons tous des moments où l’univers entier semble nous envelopper de sympathie. Quand on est jeune, en bonne santé, quand on se promène par un beau jour d’été, dans les forêts ou les montagnes, il y a des moments où l’on n’entend partout que des murmures de paix. Il y a des heures où la beauté de l’existence et sa bonté nous pénètrent comme une chaude atmosphère ; nous sentons vibrer en nous la tranquille sécurité de l’univers [28] ».

 

Donc, le remède la domination technoscientifique du monde est la résonance. Celle-ci est un autre mot pour désigner non seulement l’attitude de non-violence avec la nature, mais une connexion en profondeur et en totalité avec le monde. Rosa distingue ainsi trois sortes d’axes de résonance que nous ne pouvons pas détailler

  1. Les axes horizontaux de résonance : « la famille comme havre de résonance dans une mer tumultueuse » ; l’amitié, non seulement comme sentiment, mais comme lieu d’exercice de la « puissance du pardon » [29];
  2. Les axes diagonaux de résonance : les relations d’objet ; le travail comme expérience où le matériau répond à l’activité humaine ; l’école comme espace de résonance ; le sport et même la consommation comme lieu d’incarnation, donc d’expérience sensible [30].
  3. Les axes verticaux de résonance : la promesse de la religion ; la voix de la nature ; la force de l’art ; le manteau de l’histoire [31].

Or, toutes ces expériences de résonance – dont nous répétons qu’elles embrassent la totalité des sphères de l’existence de manière neuve – ne font pas que convoquer la relation (y compris avec Dieu), la communion entre l’homme (précisément son corps) et la nature, voire l’amour (l’amitié) et sa forme la plus élevée, le pardon. Plus profondément, elles sont toutes structurées à partir de la rythmique (résonance oblige !) alternée de la réception et de la donation. N’est-il pas significatif que l’ultime phrase de l’ouvrage, rentrant en inclusion, donc en résonance avec son ouverture sur la vie bonne, vibre de cette respiration : « Un monde meilleur est possible, un monde où il ne s’agit plus avant tout de disposer d’autrui, mais de l’entendre et de lui répondre [32] ».

2’) Confirmation

Ce n’est donc pas par hasard si Rosa s’ouvre à la notion même de réception ou plutôt de dynamique de don. En effet, poursuivant sa réflexion, il l’applique à la crise écologique en développant un nouveau concept : disponibilité [33]. Sans surprise, il critique l’exploitation du monde et y trouve sa source dans la domination initiée avec les temps modernes. En revanche, plus novateur est le remède, la disponibilité, qui est à la frontière entre le théorique et le pratique, qui se refuse à être contemplatif et ouvre à un engagement, mais s’enracine dans une véritable réceptivité à l’égard de la nature, du cosmos. Autrement dit, Rosa articule sans le dire contemplation et action. Or, la première est à la seconde ce que la réception est à la donation. D’ailleurs, suscitant la responsabilité, cette pulsation suppose l’intériorisation, autrement dit l’appropriation. Donc, une nouvelle fois, Rosa retrouve, sans le savoir, la dynamique intime de l’amour-don.

8) Conclusion

Ainsi, implicitement ou, le plus souvent explicitement, un certain nombre de représentants notables de l’École de Francfort proposent l’amour comme sortie de la crise majeure vécue par notre Occident.

  1. Certes, c’est en partie pour une mauvaise raison. En effet, pour les pères fondateurs, Horkheimer et Adorno, ce qui nous a conduit à cette société capitaliste de consommation effrénée et d’exploitation éhontée, c’est la raison moderne, plus, c’est la raison tout court, celle qui calcule et qui abstrait. Or, à la raison s’oppose l’affectivité, en particulier l’amour.

Là contre, nous dirons avec Benoît XVI qu’une conception ajustée de la raison, ce qu’il appelle de manière créative, la raison élargie, intègre l’amour. Pour le détail, nous nous permettons de renvoyer à l’article sur le site : « L’idée d’Université selon Benoît XVI » [34].

  1. Ensuite, et c’est une bonne raison que nous avons analysée et sur laquelle nous ne reviendrons pas, l’École de Francfort a diagnostiqué avec une particulière acuité l’aliénation de notre temps, notamment sous la forme plus subtile prise depuis le recul, au moins en Occident, d’un certain nombre d’exploitations : l’atomisation des relations, la réification du monde, l’instrumentalisation de l’autre. Voilà pourquoi elle a proposé comme remède un éros universalisé, une éthique normée par la communication et la discussion, la reconnaissance intersubjective, une nouvelle mise en résonance, un réenchantement du monde, etc. Bref, une sortie de l’utilitarisme dominateur et une entrée dans l’authentique amour.
  2. Par ailleurs, l’École de Francfort a présenté un intérêt, dès son origine, pour la psychanalyse. Il y a à cela des raisons circonstancielles : à peu près en même temps que l’Institut de recherche sociale, est fondé l’Institut psychanalytique de Francfort (Frankfurter Psychoanalytisches Institut) qui est un institut de formation psychanalytique créé par les psychanalystes Karl Landauer, Heinrich Meng, Siegmund Heinrich Foulkes, Frieda Fromm-Reichmann et Erich Fromm ; Horkheimer fut analysé par Karl Landauer ; le psychanalyste Erich Fromm est l’un des premiers membres de l’École de Francfort ; de nombreux membres de celle-ci, qu’il s’agisse de la première génération ou des générations ultérieures, se sont passionnés pour Freud (1856-1939) et ses successeurs comme le psychanalyste britannique Donald Winnicott (1896-1971). Or, au-delà de la sexualité, c’est avec l’amour que la psychanalyse a d’abord affaire.
  3. Enfin, c’est pour une raison autrement plus essentielle que tant de disciples de la Théorie, critiques, ont estimé nécessaire non seulement de revenir de la vulgate marxiste au marxisme des Manuscrits de 1844, mais de croiser le marxisme avec le freudisme. Il y allait d’une limitation interne au marxisme qui va, de nouveau et du dedans cette fois-ci, nous ouvrir à l’amour. Pour le comprendre, il faut accepter de faire un détour par la théorie fessardienne des trois dialectiques : la dialectique du maître et de l’esclave ; la dialectique de l’homme et de la femme ; la dialectique du Juif et du païen (pour le détail, nous renvoyons à une autre étude, prochainement sur le site: « L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard. liberté, histoire, société, langage »).

Le marxisme, encore plus que l’hégélianisme, peut être relu à partir de la première dialectique : celle du maître et de l’esclave qui, après une domination de celui-ci par celui-là, se retourne en son contraire. Mais toute centrée sur la lutte, même s’il s’agit en partie d’une lutte pour la reconnaissance (cf., plus haut, Axel Honneth), cette dialectique s’inscrit intégralement dans des relations de subordination et, au fond, de violence. Elle ignore donc les relations réciproques et d’amour. Or, c’est ce qu’introduit la deuxième dialectique, celle de l’homme et de la femme. Mais n’est-ce pas l’éros qui incline l’homme et la femme l’un vers l’autre ? Voilà pourquoi le marxisme appelait de l’intérieur, non pas comme son dépassement, mais comme son complément ou son enrichissement, la psychanalyse freudienne. Et voilà aussi pourquoi l’École de Francfort a répondu à l’inhumanité des totalitarismes marxistes par une révolution où l’amour, s’il n’est pas au centre, n’est pas non plus à la marge.

Mais il y a plus. Gaston Fessard offre aussi une clé de lecture non seulement pour comprendre la logique interne de la Frankfurter Schule, mais pour la dépasser en l’intégrant : la dialectique du Juif et du païen. En effet, un fait ne manque pas de frapper l’historien de la pensée : tous les membres fondateurs de ce qui deviendra l’École de Francfort sont des Juifs, même si une bonne partie n’est guère ni pratiquante ni croyante [35]. Mais, bien que souvent athée ou agnostique, cette École honore-t-elle assez la part païenne ? Quoi qu’il en soit, parce que notre problématique est ailleurs et nous allons ici modestement ajouter à Fessard, cette troisième dialectique est intimement animée par un amour non plus humain comme la deuxième, mais proprement divin, l’amour d’agapè : la gratuite élection d’Israël et sa toute aussi gratuite réponse qui est la mission auprès des Gentils. Or, la pulsation de réception et de donation rythme en profondeur l’amour-don : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).

Pascal Ide

[1] Elle a été publiée sous le titre Identität und kulturelle Praxis. Politische Philosophie nach Charles Taylor, Frankfurt am Main/New York, Campus 1998. Elle n’est pas traduite.

[2] « Les 35 penseurs qui influencent le monde », dossier Le Nouveau Magazine Littéraire, n° 13 (janvier 2019).

[3] Cf. Hartmut Rosa, entrées « Accélération » et « Résonance » in : Philippe Zawieja et Franck Guarnieri (éds.), Dictionnaire des risques psychosociaux, Paris, Seuil, 2014

[4] Cf. Hartmut Rosa, Beschleunigung. Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Moderne, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2005.

[5] Cf. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. Didier Renault, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2011, suivi d’un entretien avec l’auteur, 2013. Nous citons cette deuxième éd.

[6] Cf. Hartmut Rosa, Alienation and Acceleration: Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, Copenhague, Nordic Summer University Press, 2010 : Aliénation et accélération. Vers une Théorie critique de la modernité tardive, trad. Thomas Chaumont, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2012.

[7] Hartmut Rosa, Accélération, p. 85.

[8] Cf. Paul Virilio,Vitesse et politique. Un essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977 ; La vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995.

[9] Cf. Hermann Lübbe, « Gegenwartsschrumpfung », Klaus Backhaus et Holger Bonus (éds.), Die Bescheleunigungsfalle oder der Triumph des Schildkrote, Stuttgart, Schäffer et Pöschel, 31998, p. 129-164.

[10] Cf. Mathias Eberling, Beschleunigung und Politik, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1996.

[11] Cf. Georg Simmel, « Die Bedeutung des Geldes für das Tempo des Lebens », Id., Gesamtausgabe, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, vol. 5, 1992, p.

[12] Cf. Robert Levine, Eine Landkarte der Zeit. Wie Kulturen mit Zeil umgehen, München, Piper, 1999.

[13] Hartmut Rosa, Accélération, p. 87. Souligné dans le texte.

[14] John Robinson & Geoffrey Godbey, Time for Life. The Surprinsing Ways Americans Use Their Time, University Park, Pennsylvania State University Press, 21999, ici p. 259.

[15] Ibid., p. 260.

[16] Hartmut Rosa, Accélération, p. 91. Souligné dans le texte.

[17] Cf., respectivement, chap. 4, 5 et 6.

[18] Les citations qui suivent sont tirées de Hartmut Rosa, « Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque », Rhizome, 43 (janv. 2012), p. 4-13.

[19] Cf. les nombreux ouvrages de la prolifique collection « Anthropocène » aux éditions du Seuil. Et avant tout l’ouvrage des fondateurs de la collapsologie : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2015. Ce premier livre doit être complété par le suivant : Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2018.

[20] Cf. Hartmut Rosa, Accélération, chap. 13 : « Accélération et pétrification ».

[21] Uwe Schimank, Theorien gesellschaftlicher Differenzierung, Opladen, Leske und Budrich, 22000, p. 274 s. Souligné par moi.

[22] Hartmut Rosa, Accélération, p. 337.

[23] Ibid., p. 345. Souligné dans le texte.

[24] Cf. Hartmut Rosa, Resonanz. Eine Soziologie der Weltbeziehung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2016 : Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2018.

[25] Cf. Hartmut Rosa, Remède à l’accélération. Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance, Paris, Philosophie magazine Éd., 2018.

[26] Sur cette approche éthique de la sociologie, qui est plus classique, voire plus fondatrice qu’il n’y paraît, cf. le suggestif ouvrage de Philippe Chanial, La sociologie comme philosophie politique, et réciproquement, Paris, La Découverte, 2011.

[27] Hartmut Rosa, Résonance, p. 25 s.

[28] William James, Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, trad. Frank Abauzit, Chambéry, Éd. Exergue, 2001, p. 273.

[29] Cf. Hartmut Rosa, Résonance, chap. 6.

[30] Cf. chap. 7.

[31] Cf. chap. 8.

[32] Ibid., p. 527. Souligné par moi. Bien évidemment « entendre » renvoie à la réception et « répondre » à la donation en retour.

[33] Cf. Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, trad. Olivier Mannoni, Paris, La Découverte, 2020.

[34] Cf. Pascal Ide, « L’idée d’Université selon Benoît XVI », Seminarium, 50 (2010) n° 4, p. 765-799.

[35] Sur la la relation entre Théorie critique et théologie, cf. Emilio Brito, Philosophie moderne et christianisme, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum » n° 225, Leuven-Paris, Walpole (Massachusetts), 2010, 2 vol., tome 2, p. 1111-1127 ; p. 1292-1297.

23.7.2020
 

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