Comment adresser une prière de demande à Dieu ? (23e dimanche du temps ordinaire, 5 septembre 2021)

Qui n’en a un jour fait l’expérience ? Une personne tend la main pour demander de l’argent. Elle vous regarde avec attention, parfois vous interpelle. Vous fouillez dans votre poche, trouvez la ou les pièces qui y attendent peut-être d’être données, les déposez dans la main tendue. Le regard précédemment posé sur vous se détourne pour se reporter sur la main faite sébille et scruter le contenu avec expertise, repérant le nombre, la couleur, la taille et finalement la valeur des pièces. En silence. Parfois avec un « merci », en tout cas sans vous regarder. Peut-être alors ressentez-vous un malaise de sentir que vous intéressez beaucoup moins que votre aumône, pourtant faite de bon cœur.

Et si c’était en fait notre attitude habituelle ? Vis-à-vis de Dieu. Quand nous nous tournons vers lui, que nous l’interpellons, c’est le plus souvent pour lui demander quelque chose, pour nous et pour les autres. Mais, qui préférons-nous : le don ou le Donateur ?

Avant que l’homme désire l’homme, Dieu désire l’homme. Et que désire-t-il ? Le désir le plus profond de Dieu vis-à-vis de nous est que nous entrions avec lui dans une relation de communion totale. Ce que l’Écriture exprime dans un mot qui est beaucoup plus qu’une métaphore : le mariage, les épousailles mystiques. Or, pour accéder à cette union, il nous faut entrer dans la réciprocité : donner et recevoir. Et, dans la réception elle-même réside un chemin que l’on peut résumer ainsi : passer du ou des dons au Donateur. Ce chemin se manifeste singulièrement dans la prière de demande. En effet, par celle-ci, nous demandons beaucoup de biens à Dieu. Or, si Dieu y répond bien volontiers, son désir ne cesse de nous conduire à son cœur, c’est-à-dire au don de lui. Autrement dit, toute la pédagogie de sa réponse est de faire découvrir à l’homme le cœur aimant derrière ces dons. C’est ainsi que nous sortons de l’attitude narcissique par laquelle nous convoitons le don pour nous [1]. Or, pour passer du don au Donateur, le chemin le plus court, voire le seul chemin, est l’alternance pondérée de la présence et de l’absence, du plein et du vide, de l’approche et du retrait. Telle est la raison fondamentale des apparentes absences de réponse.

C’est ce qu’atteste l’attitude de Jésus face aux demandes de guérison qui lui sont adressées. Et de manière exemplaire ce que nous donne à entendre l’Évangile de ce jour : la guérison du sourd-muet (cf. Mc 7,32-37) [2]. De prime abord, la finalité de cet épisode est le don de la guérison. En effet, le récit souligne les gestes singuliers que Jésus pose : en placer les doigts dans les oreilles et toucher la langue avec sa propre salive ; or, les organes touchés sont ceux qui sont malades ; Jésus semble donc attirer notre attention sur la guérison qu’il opère. Pourtant, deux autres groupes de faits, trop souvent négligés et insuffisamment interprétés, enrichissent considérablement ce récit et en déplacent totalement le centre de gravité.

 

  1. Le premier groupe concerne la relation entre Jésus et le patient. Tout d’abord, le lieu de la guérison : il est dit que « Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule ». Or, commente Benoît XVI, « le choix d’emmener le malade à l’écart fait en sorte que, au moment de la guérison, Jésus et le sourd-muet sont seuls, liés dans une relation particulière ». De plus, les gestes de Jésus sont inédits : jamais il n’a agi ainsi, jamais il ne refera de même ; il signale ainsi l’unicité de la rencontre et de la personne. Ensuite, la parole de Jésus nous est rapportée dans sa langue originale « Effatà »; or, la parole est, avec le corps (non-verbal), l’expression la plus profonde de l’être. Plus encore, Jésus joint une parole et un geste ; or, c’est la structure même du sacrement qui conjugue toujours la matière d’un geste sensible touchant le bénéficiaire et la forme d’une parole prononcée par le ministre. Mais le sacrement est un signe efficace de la grâce, autrement dit de la présence même de Dieu se donnant lui-même. Les sacrements de l’Église ne sont que le prolongement des gestes parlés et efficaces de Jésus à tous les hommes de tous les temps, de tous les lieux et de toutes les cultures. Il nous est donc ainsi suggéré une nouvelle fois que Jésus veut se donner en personne au sourd-muet.

Enfin, Jésus donne de lui-même, à savoir sa salive. Osons aller plus loin : jamais, dans la vie courante, nous ne communiquons cette « humeur » si personnelle qu’est notre salive – sauf dans une circonstance particulière : le baiser amoureux bouche-à-bouche (french kiss). Or, ce baiser est l’acte d’amour par excellence, celui sur lequel s’ouvre le Ct (1,1), l’acte par lequel la personne signifie le don qu’elle fait d’elle-même : en donnant son souffle et sa salive, l’aimant dit à l’être aimé qu’il lui donne sa propre vie. Par conséquent, tout indique que la finalité de la rencontre et l’intention profonde de Jésus ne sont pas seulement ni d’abord le don de la guérison, mais le don de sa présence : à travers et au-delà du don, c’est le Donateur qui aspire profondément à se donner, et à être reconnu. Redisons-le dans les termes de l’amour. L’acte de guérison n’est pas seulement ni d’abord un acte efficace, mais est un acte d’amour. Voilà pourquoi le pape parle de « l’intensité de l’attention de Jésus » ; or, le cœur de l’attention est l’amour qui, selon le mot du philosophe Louis Lavelle, est « pure attention à l’existence d’autrui ». Plus encore, ce n’est pas bien évidemment un geste de pitié condescendante ; mais ce n’est pas non plus seulement un geste de compassion, avec ce que celle-ci comporte d’unidirectionnalité, de non-commutativité, si je puis dire. Mais il s’agit d’un acte d’amour appelant la rencontre bilatérale et donc la communion. En effet, le contenu même de cette parole n’est pas anodin : « Ouvre-toi ! » ; or, l’ouverture n’est pas neutre, anonyme, il n’y a pas plus d’ouverture en général qu’il n’y a d’acte humain sans objet. La bonne question est-elle : à quoi le sourd-muet est-il invité à s’ouvrir ? Ou bien : à qui ? Jésus aspire donc, à travers le don, non seulement à être rencontré comme personne, mais aussi à un retour d’amour, donc à une communion.

 

  1. Le second groupe concerne la relation de Jésus à son Père. Il tourne, en effet, ses yeux vers le ciel et le ciel est symbole du Ciel, donc du Très-Haut, donc, pour Jésus, du Père qui est aux cieux. Souvent, cette relation de Jésus au Père est relue comme une attitude de demande par laquelle Jésus adresse une requête à son Père. La seule différence entre sa prière et la nôtre serait sa confiance indéfectible vis-à-vis du Donateur. Après l’interprétation que nous venons de suggérer, il serait étonnant que Jésus adopte une attitude plus superficielle à l’égard de celui qui lui est tout qu’à notre égard ! Non, il nous est ici signifié beaucoup plus : dans sa demande au Père, le Fils incarné est tout entier centré sur sa Personne et non pas seulement sur le don qu’assurément, il lui communiquera, à savoir le pouvoir de guérir. Deux données l’attestent.

La première est un geste qui n’a pas encore été évoqué : « il soupira » (v. 34). Or, remarque le pape, « l’émission du soupir est décrite à travers un verbe qui, dans le Nouveau Testament, indique l’aspiration à quelque chose de bon qui manque encore (cf. Rm 8,23) ». Mais le manque en question n’est pas seulement la privation de la santé ; il renvoie à une carence beaucoup plus fondamentale qui ne sera comblé qu’au terme : ontologique rime ici avec eschatologique. De plus, le passage de l’épître aux Romains qui vient d’être cité est l’un des deux grands développements pauliniens sur le Pneuma (Rm 8 ; Ep 5). L’Esprit qui habite nos profondeurs est celui qui nous fait nous écrier « Abba, Papa », donc celui qui modèle notre être filial en nous introduisant dans la vie intime de la Trinité. D’ailleurs, ce soupir n’est pas l’émission de n’importe quel souffle, mais d’un souffle venant du plus profond de nous-même : pour soupirer, il faut d’abord avoir pris une large inspiration. Or, c’est le propre de l’Esprit que de sonder les profondeurs de Dieu. Ce soupir évoque donc l’Esprit, Esprit d’amour qui unit le Père au Fils autant qu’il est émis par leur union, union qu’évoque d’ailleurs le baiser et où un certain nombre de commentaires patristiques et médiévaux du Cantique n’hésitaient pas à lire la présence même de la troisième Personne divine. Tout converge donc pour exprimer la relation éminemment personnelle de Jésus à son Père dans l’Esprit.

La seconde donnée réside dans l’exclamation admirative qui jaillit face au miracle : « Tout ce qu’il fait est admirable » (v. 37). Or, ce cri « rappelle le jugement de la création au début de la Genèse » : « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1). Une nouvelle fois, nous sommes reconduits à Dieu même, ici le Créateur, au « Père qui a fait le ciel et la terre » et peut ainsi le refaire. De même donc que l’action de grâces remonte jusqu’au Père, de même la demande présentifiait le Père, rendait présent non seulement le don, mais le Donateur.

Ainsi, sans nul didactisme, Jésus nous enseigne par son attitude filiale le cœur même de toute prière de demande : ce qui touche le cœur du Donateur (qui, ultimement, est toujours le Père, « l’Amour dans la source ») est la préférence inconditionnelle pour le Donateur. Il nous apprend ainsi que la prière de demande est avant tout une rencontre interpersonnelle. Assurément, cette communion n’est pas symétrique, nous avons tout à recevoir du Donateur, mais dans un échange cœur à cœur : tel est le propre du fils aimant. La demande centrée sur le don relève d’une attitude servile, serve, asservie (« Je n’ai pas ce que je suis »), celle centrée sur le Donateur relève de l’attitude filiale qui seule est libre (« J’ai ce que je suis »).

 

Sur la couverture du Magnificat du mois de septembre 2021 [3], on peut admirer une belle peinture d’un peintre orléanais du Grand Siècle, dont on a récemment retrouver les œuvres que l’on croyait perdues : Sainte Anne, accompagnée par la Vierge Marie, donnant l’aumône. On y voit sainte Anne qui, montant les marches du temple de Jérusalem, accomplit la première des œuvres de miséricorde, l’aumône, et donne ainsi une leçon de charité à la Vierge Marie [4]. Or, première leçon, nous contemplons un mendiant qui, loin de se polariser sur les piécettes que sainte Anne dépose dans la coupe de sa main, croise son regard et lui sourit. La bonté de la donatrice est telle qu’elle aimante (au sens le plus étymologique du terme) le bénéficiaire qui ne reçoit pas seulement le don, mais tout l’amour de sa bienfaitrice.

Seconde leçon. Loin de regarder sa mère ou l’infirme, Marie enfant, nous regarde (ce qu’en cinéma, on appelle un « regard caméra » qui, en principe, est interdit !), nous les spectateurs. « Non sans une petite dose de touchante espièglerie juvénile », elle semble nous dire : « Imitez ma maman qui donne […] pour secourir les nécessiteux. Cependant, moi, je vous ferai le plus beau don que toute charité puisse faire ; je vous donnerai le Sauveur du monde [5] ! »

Commentant la résurrection de Lazare (cf. Jn 11,1-44), un autre récit de guérison qui illustre la double communion (hiérarchisée) de Jésus avec le malade, qui est ici son ami, et avec le Père, le Catéchisme de l’Eglise catholique montre derechef l’objet de la prière de demande chrétienne : demander le Donateur avant le don, si important soit-il : « Portée par l’action de grâce, la prière de Jésus nous révèle comment demander. Avant que le don soit donné, Jésus adhère à Celui qui donne et Se donne dans ses dons. Le Donateur est plus précieux que le don accordé, il est le “Trésor”, et c’est en Lui qu’est le cœur de son Fils; le don est donné “par surcroît” (cf. Mt 6,21.33) [6] ».

Pascal Ide

[1] Profonde est, de ce point de vue, la remarque de saint Thomas selon laquelle nous aimons le bien d’un amour de convoitise (c’est-à-dire captatif) et l’aimé d’un amour d’amitié (c’est-à-dire oblatif).

[2] Nous suivrons de près l’admirable méditation qu’offre Benoît XVI, dans l’Audience générale, mercredi 14 décembre 2011.

[3] Vous pouvez la voir sur le site du mensuel : https://francais.magnificat.net/accueil/couverture

[4] Sainte Anne, accompagnée par la Vierge Marie, donnant l’aumône, musée des Beaux-Arts, Orléans.

[5] Pierre-Marie Varennes, « Marie, mère de la Miséricorde », Magnificat, 346 (septembre 2021), p. 415-416, ici p. 416.

[6] Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2604.

7.9.2021
 

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