« Celui qui donne ». Le don d’après saint Thomas d’Aquin
Louis-Marie Rineau
Théologie – Recenseur : Pascal Ide
NRT 142-3 (2020)
Ce gros ouvrage qui fut d’abord une thèse soutenue à Fribourg mérite bien sa présence dans la collection « Bibliothèque de la Revue thomiste » : il traite en détail de la thématique du don chez l’Aquinate. Son auteur, prêtre membre de la Fraternité Saint Thomas Becket, vient ainsi combler un manque d’importance dans les études thomasiennes (p. 193 et n. 83).
L’organisation suscite d’heureuses surprises. Dans la longue première partie, topique, l’on trouve d’abord un parcours détaillé de l’enseignement magistériel récent sur le don, attestant, sur documents, « l’intérêt croissant » (p. 25) pour ce sujet. Puis l’A. prend le temps de présenter de nombreuses pensées du don, tant en métaphysique (Laberthonnière, Blondel, Nédoncelle, Bruaire) qu’en phénoménologie (Scheler, Heidegger, Hildebrand, Levinas) et en spiritualisme (Marcel, Mounier, Lacroix), tant en théologie (Nygren, Balthasar) qu’en sciences sociales (Mauss et ses épigones). Au total, doubles sont les questions qui surgissent de cette « généalogie ». Les premières sont exégétiques : étant donné que Thomas parle très peu de l’amour comme don de soi, peut-on interpréter sa pensée en clé de don ? D’autres sont doctrinales, notamment : le don de soi n’est-il pas au mieux, une métaphore, au pire, une notion oxymorique qui s’identifie à la perte de soi ?
Deuxième heureuse surprise. Face à l’inflation du vocabulaire du don chez Thomas, l’A. a résisté à la double tentation d’en étudier les différentes occurrences ou de parcourir l’intégralité de l’œuvre, nous évitant ainsi des répétitions lassantes et dispersantes. Il choisit de commenter seulement deux très grands textes, le Scriptum et la deuxième Somme, et, pour chacun d’eux, de se centrer, en théologie dogmatique, sur la Trinité (chap. 8, 9 et 12) et, en éthique, sur la vertu de libéralité (chap. 11 et 13). Cela nous vaut de multiples analyses de textes qui, loin d’être paraphrastiques, sont de véritables élaborations conceptuelles, de surcroît mises en perspective historique (chap. 10), et nous offre ainsi un véritable traité de théologie trinitaire.
Les acquis les plus remarquables de toutes ces analyses aussi limpides que vigoureuses me semblent être doubles. Le premier, exégétique, est l’abandon par le Thomas de la Summa theologiae des catégories de donation et réception qui, actes notionnels, sont au centre de l’élaboration du commentaire des Sentences. Le second est doctrinal : la donation exige la possession, tant du côté du donateur (à titre originaire) que du côté du donataire (à titre destinal) ; a fortiori l’autodonation suppose l’autopossession. L’A. aboutit donc à la définition suivante : « Il y a don lorsque l’on fait que ce que l’on possède librement soit tout aussi librement possédé par un autre » (p. 647). Autrement dit, mais l’auteur ne le formule (malheureusement) pas ainsi, la donation est une commun-ication qui rend commun ce qui était propre. Ce deuxième acquis ne semble maigre que si l’on oublie combien l’immense majorité des philosophes, théologiens et anthropologues du don – hors Laberthonnière et Bruaire qui ont insisté sur la donation à soi – opposent le flux du don à la possession ou appropriation. L’A. en conclut, entre autres, que l’avoir ne doit pas être exclu de Dieu (que ce soit au nom du primat de l’être ou de l’amour) et que l’autodonation peut s’appliquer au moins à Dieu.
Passons une topique qui n’a pas toujours su percevoir les enjeux de fond (par exemple la disputatio sur la gratuité du don versus sa réciprocité), pour relever plutôt quelques désaccords de fond. Obnubilé par une prétendue identification entre kénose, don et perte chez Balthasar, l’A. ne voit pas le contrepoint qu’opèrent la surabondance et l’enveloppement chez un théologien dont l’exposé est souvent polaire sans être dialectique. Ensuite, il aurait été précieux de s’interroger sur les raisons pour lesquelles, du Scriptum à la Summa theologiae, Thomas a abandonné les concepts de donation et de réception en triadologie – et se demander si elles n’auraient pas enrichi sa détermination (cf. ST, Ia, q. 42, a. 6, ad 3um). Enfin, l’auteur refuse de faire du don (comme datio et donatio, non comme datum) un transcendantal, au nom de l’exclusion du donateur et du donataire, donc de ce que la réception est un acte apparemment opposé à la donation. Pour inclure celle-là dans celle-ci, il aurait fallu abandonner la perspective éthique et entrer dans une perspective interpersonnelle où la donation n’est achevée que lorsque le donateur se reçoit lui-même du don en retour du récepteur. Mais il aurait fallu, encore davantage, sortir du cadre thomasien, adopter la perspective systémique (d’un Marcel ou d’un Mauss, plus cités qu’intégrés), qui, pensée non réactivement, peut féconder la perspective éthique.
Quoi qu’il en soit de ces divergences, redisons toute notre admiration pour ce très précieux travail dont il ressort que, pour Thomas, Dieu n’est pas seulement « Celui qui est », l’« Ipsum esse subsistens », mais aussi « Celui qui donne », « factor et dator omnium bonorum » (p. 19). — P. Ide