Benoît XVI. Une théologie de l’amour. II, 2

Chapitre 2

Unité dans la pluralité

Le style du pape se caractérise par l’équilibre entre simplicité et rigueur ou plutôt par la rigueur dans la simplicité. Un autre trait de sa pensée est la recherche constante de l’unité dans le respect de la pluralité ou de la diversité. Benoît XVI sait combien la théologie ac­tuelle a conjuré le Charybde de l’uniformisation ; mais il n’ignore pas que, par réaction, elle court le risque de tomber dans le Scylla de l’éclate­ment.

1) Contre la cacophonie du pluralisme, la symphonie de la pluralité

Préfaçant le premier tome de la Synthèse dogmatique du dominicain fribourgeois Jean-Hervé Nicolas, le futur Benoît XVI remarquait que « nous sommes dans une époque de spécialisation à outrance ». Ce diagnostic général vaut aussi pour « le domaine de la théo­logie, où le nombre des publications a crû au-delà de ce que peut embrasser le regard, de sorte qu’une vue d’ensemble devient de plus en plus difficile ». Un signe en est que « les plus récentes présentations globales de la théologie dogmatique sont le plus souvent l’œuvre collective de plusieurs auteurs [1] ». Il s’en suit un inconvénient majeur : le principe d’unité du discours théologique devient extérieur, voire très artificiel.

Tout au contraire, rappelant le mot de Hegel : « c’est le Tout qui est la vérité », Joseph Rat­zinger note que l’auteur de la première grande synthèse théologique chrétienne, saint Iré­née de Lyon [2], l’a pensée à partir du « système primordial ». Pour l’évêque gaulois, la mission de la théologie, qui est ecclésiale, est de manifester l’unité : celle de l’Écriture (l’unité des deux Testaments), mais aussi celle qui existe entre le Créateur et le Rédemp­teur, entre la philosophie et la foi [3]. Mais comment être assuré que cette unité respecte la véritable et positive pluralité des accès à Dieu ? Le théologien bavarois répond à cette question en convoquant un concept élaboré par l’Église primitive : la symphonie [4]. Celle-ci aimait à parler de « symphonia pour exprimer sa perception de la syn­thèse entre unité et multiplicité » que l’on trouve dans la foi et la communauté ecclésiale [5]. N’oublions pas, enfin, que Joseph Ratzinger a participé activement à un texte de la com­mission théolo­gique internationale sur le pluralisme [6]. La proposition essentielle énonce le critère de discernement entre vrai et faux pluralisme : « Le critère qui permet de distinguer pluralisme vrai et faux est la foi de l’Église exprimée dans l’ensemble organique de ses énoncés normatifs : le critère fondamental est l’Écriture en relation à la confession de l’Église croyante et priante. Parmi les formules dogmatiques, celles des Conciles anciens ont priorité. Les formules qui ex­priment une réflexion de la pensée chrétienne sont subordon­nées à celles qui expriment les faits mêmes de la foi [7] ».

De même, dans son ministère de successeur de Pierre, Benoît XVI cherche constamment à mettre en œuvre cette symphonia de la vérité [8], à conjuguer unité et pluralité. Contre l’émiettement du pluralisme et le nivellement de l’uniformisme, tous deux mortifères, il ré­articule les différentes parties de la théologie : la systématique et l’exégèse, le spéculatif et le moral, la lex credendi (loi de la foi) et la lex orandi (loi de la prière), le doctrinal et le pastoral.

2) Parole de Dieu et reprise systématique

La théologie de Benoît XVI est profondément enracinée dans la Parole de Dieu [9]. Le jour de son élection, la première expression, improvisée, qui est montée aux lèvres du tout nouveau pape, a été l’image biblique de la vigne du Seigneur : « Après le grand Pape Jean Paul II, Messieurs les Cardinaux m’ont élu moi, un simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur [10] ».

L’ancien président de la Commission Biblique Internationale connaît et aime la Parole de Dieu. Parlant de sa formation, Benoît XVI affirme : « l’exégèse était naturellement très importante pour moi […] l’Écriture Sainte était réelle­ment l’âme de notre étude théologique : nous avons réellement vécu avec l’Écriture Sainte et appris à l’aimer, à parler avec elle [11] ». Voilà pourquoi le pape en recommande vivement l’étude. « La Bible, dans son intégralité, est quelque chose d’immense, qu’il faut découvrir peu à peu [12] ». La prochaine Assemblée Générale Ordinaire du Synode des Évêques convoquée par le Saint-Père (pour octobre 2008) n’est-elle pas axée sur le thème : « La Parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l’Église » ?

La citation de la Parole de Dieu n’est jamais, chez l’actuel Pontife romain, décorative. L’Écriture Sainte est l’âme de sa méditation comme de ses interventions. Son approche consiste d’abord en une lecture méditative, savoureuse de la Parole inspirée comme d’une Parole que Dieu adresse à l’homme – ce que la tradition monastique appelle « lectio divina » [13]. Pour autant, Benoît XVI n’exclut nullement la lecture savante. Au contraire, il connaît l’exégèse ; il y fait volontiers appel ; il convoque et conjugue les différentes méthodes, notamment historico-critique et narrative ; enfin, il n’hésite pas, à l’occasion, à prendre du recul [14], notamment à l’égard de l’exégèse historico-critique [15]. Cette approche tout en équilibre – souvent déjà attestée dans les écrits du théologien Ratzin­ger [16] – se retrouve par excellence dans l’ouvrage sur Jésus : « le lecteur verra clairement – lit-on dans l’avant-propos – que ce livre n’a pas été écrit contre l’exégèse moderne, qu’il té­moigne au contraire d’une grande reconnaissance pour tout ce qu’elle nous a donné et continue de nous donner. Elle nous a fait accéder à une grande abondance de matériaux et de connaissances qui présentent la personne de Jésus de façon bien plus vivante et bien plus profonde que nous ne pouvions l’imaginer il y a encore quelques décennies. J’ai simplement essayé, au-delà de l’interprétation historico-critique d’appli­quer les nouveaux critères méthodologiques, qui nous autorisent une interprétation pro­prement théologique de la Bible et qui requièrent évidemment la foi, sans pour autant vou­loir ni pouvoir renon­cer en rien à la rigueur historique [17] ».

Enfin, si l’approche scripturaire de Benoît XVI embrasse la totalité de l’Écriture avec me­sure [18], elle n’en est pas moins différenciée ; elle se caractérise par des insis­tances où l’on peut lire des affinités. Pour ne donner qu’un exemple (car ce constat justifie­rait, à lui seul, une étude détaillée), il est manifeste que sa théologie présente un tropisme, une proximité particulière pour saint Jean [19].

3) Contemplation et action

De même que la théologie fut trop longtemps désolidarisée de son enracinement bi­blique, de même la partie plus spéculative de la théologie s’est-elle séparée de sa partie plus pratique, la théologie morale. Contre cette spécialisation périlleuse et avec les épîtres de saint Paul, Benoît XVI unit en permanence le vrai avec le bien, l’exposé doctrinal avec l’ouverture éthique, par exemple sous la forme du conseil. Plus encore, il passe fluidement de l’une à l’autre. Certes, à l’occasion, le pape emploie seule­ment le style exhortatif. Ainsi, au terme de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, en 2007, il a vivement interpellé non seulement ceux qui l’écoutent à la Basilique Saint-Paul-hors-les-Murs, mais tous les catholiques et tous les chrétiens : « Nous devons nous demander : nous, chrétiens, ne sommes-nous pas devenus trop muets ? Ne nous manque-t-il pas le courage de parler et de témoigner comme l’ont fait ceux qui étaient les témoins de la guérison du sourd-muet dans la Décapole ? Notre monde a besoin de ce témoignage [20] ».

Mais, le plus souvent, après avoir exposé en détail telle ou telle question doctrinale, le Saint Père ouvre ces considérations sur l’action qu’elles impliquent de par leur nature. Cela apparaît très nettement dans ses catéchèses du mercredi : d’une étude théorique, il tire toujours une leçon de vie. Dans l’importante méditation déjà citée de la veillée de Pentecôte 2006, il médite un premier aspect du mystère de l’Es­prit, à savoir qu’il est « Esprit Créateur » (tel est le sens du début de la prière : Veni, Creator Spiritus) ; et il en tire aussitôt une conséquence pratique : la prise de conscience que « le monde n’existe pas tout seul » mais « provient de l’Esprit créateur de Dieu […] nous appelle à la crainte révérentielle. Précisément celui qui, en tant que chrétien, croit dans l’Esprit Créateur, prend conscience du fait que nous ne pouvons pas user et abuser du monde et de la matière comme d’un simple matériau au service de notre action et de notre volonté ; que nous devons considérer la création comme un don qui nous est confié non pour qu’il soit détruit, mais pour qu’il devienne le jardin de Dieu et, ainsi, un jardin de l’homme [21] ».

Mais comment Benoît XVI pense-t-il la relation entre contemplation et action ? Dans l’au­dience consacrée à l’Apôtre André, il commente d’abord la parole d’André demandant à Jésus quand le temple sera détruit (cf. Mc 13,1-4) – voilà pour la partie plus doctrinale –, puis il continue : « Nous pouvons déduire de l’épisode que nous ne devons pas craindre de poser des questions à Jésus, mais que dans le même temps, nous devons être prêts à ac­cueillir les enseignements, même surprenants et difficiles, qu’Il nous offre [22] » – et voilà pour la partie plus morale. Or, en employant le verbe « déduire », le pape explique le lien opéré entre la méditation de l’événement passé et son ac­tualisation dans le présent. Sa pensée est donc habitée par un rythme bi­naire : de l’exposé doctrinal (le plus souvent de l’Écriture, mais aussi des Pères, de la li­turgie, etc.) à l’actualisation pratique, du vrai au bien. Et derrière ce rythme, cette respiration, nous retrouvons un couple déjà bien connu et qui en constitue le sens profond : de la réception à la donation.

4) Foi et liturgie

Plus encore qu’entre l’étude de la Parole de Dieu, la systématique et la morale, la relation entre la liturgie et le reste de la théologie a été distendue sinon rompue. Or, très conscient de ce divorce, Benoît XVI ne cesse de retisser le « lien entre lex orandi [loi de la prière] et lex credendi [loi de la foi] [23] ».

On sait le goût et la compétence de Joseph Ratzinger pour la liturgie à la­quelle il a consacré de nombreux articles, conférences et divers ouvrages autorisés [24]. « La réalité inépuisable de la liturgie catholique m’a accompagné à toutes les étapes de ma vie », confie le Préfet dans son autobiographie [25]. En effet explique-t-il, la liturgie donne un re­lief au temps, ce qui parle au cœur même d’un enfant, de l’enfant qu’il était : « L’année li­turgique jalonnait le temps, ce qui, enfant, me remplissait le cœur de joie et de reconnais­sance [26] ». Il y a plus. A la suite des réflexions de Josef Pieper, Ratzinger voit, dans l’as­servissement à la production, à la « pensée opérationnelle [27] », « la menace de notre temps », son « péril le plus mortel [28] » ; en regard, toujours en harmonie avec les réflexions de son ami philosophe sur la fête et le culte [29], la liturgie constitue pour notre auteur l’ac­tivité libre par excellence, libre devant s’entendre au sens anglais de free, gratuit : « Plus l’exigence d’absolutisation du critère de l’utilité menace de monopoliser l’existence en­tière, plus l’homme a besoin, pour accéder à une vie authentiquement humaine […] d’un endroit où domine le silence et où est possible une véritable écoute, c’est-à-dire la per­ception de la réalité sur laquelle notre existence se fonde [30] ». Enfin, et là réside la raison la plus décisive, la liturgie est une source de première importance pour la connaissance de Dieu [31]. Il faut dire plus : l’acte liturgique est la foi en tant que célébrée. Elle devrait constituer le sommet de l’acte théologique. « On pourrait trouver bien secondaire, face aux crises poli­tiques et sociales de nos jours et des problèmes d’ordre moral qu’elles posent aux chré­tiens, de s’occuper de questions de liturgie et de prière », notait le théologien Ratzinger. Ce serait pourtant une tragique méprise, « tant la connaissance des règles morales que l’éveil des forces spirituelles, tous deux nécessaires pour surmonter cette crise, ne sauraient être séparés de la question de l’adoration. Ce n’est que lorsque l’homme, chaque homme, se tient devant la face de Dieu, prêt à répondre à son appel, que sa dignité est préservée. C’est pourquoi se préoccuper de la juste forme de l’adoration, ce n’est pas ne plus se pré­occuper de l’homme, mais c’est le centre même de cette préoccupation [32] ».

Comme on ne prouve jamais mieux le mou­vement qu’en marchant, le théologien devenu pape fait de la liturgia une de ses principales sources de médi­tation, l’un des sujets d’élection de ses discours [33]. Dès l’homélie de la messe d’inauguration du pontificat, il com­mente longuement le sens du pallium, « tissu en pure laine, qui est placé sur mes épaules » et « que les Évêques de Rome portent depuis la fin du ive siècle [34] ». Qui s’étonnera que, lors des grandes fêtes du cycle liturgique, il rappelle le sens de l’événement [35] ? Mais, loin de se contenter de généralités, Benoît XVI entre volontiers dans le détail, par exemple de la signification d’un lieu [36] ou d’un espace liturgique [37], d’un temps [38], d’une « ma­tière » (comme l’eau du baptême [39]), d’un geste (comme l’imposition des mains [40]), d’une parole (comme les trois « non » et les trois « oui » dans le second dialogue préparant au bap­tême [41]), etc. Il ne manque pas une occasion de préciser le sens ou de souligner l’impor­tance d’une prière (comme la prière de bénédiction avant le repas [42]) ou d’une pratique (comme le jeûne [43]). Et, très souvent, lors de l’Angélus (ou du Regina cœli) du dimanche, il fait mémoire de tel ou tel Saint marquant, rappelle un événement ou une parole exem­plaire rapportés par son hagiographie et en fait l’application à la vie du chrétien d’aujour­d’hui. En voici un exemple frappant, car l’application vaut… pour le pape lui-même. Lors de l’Angélus du 20 août 2006 qui coïncidait avec la fête de saint Bernard, le Pontife romain rappela sa parole « provocatrice » à Eugène III, qui se trouvait être son ancien disciple à Clairvaux. Parlant des « nombreuses occupations [qui] conduisent souvent à la  », saint Bernard reproche au pape de s’ »y livrer tout entier, sans rien réserver » pour soi-même. Et Benoît XVI d’en conclure : « Combien ce rappel de la primauté de la prière et de la contemplation est utile pour nous également [44]! »

Enfin, le temps liturgique est, pour lui – et devrait être, pour le chrétien –, la forme même du temps chrétien. Cela ne signifie pas seulement que Benoît XVI rythme son existence selon les fêtes et les grands moments du calendrier liturgique mais que, beaucoup plus radicalement, il y voit un des chemins privilégiés par lesquels Dieu parle à l’Église, lui parle. Cette vive conscience, qui anime toute la vie, autant pastorale qu’intellectuelle et spirituelle, du pape, s’incarne dans un fait très éloquent : lors d’un voyage, lors d’une rencontre importante, il part toujours des lectures du jour. Au lieu de prendre d’autres textes, qui seraient par exemple liés à l’occa­sion singulière justifiant le déplacement (comme les Journées Mondiales de la Jeunesse de Cologne) ou à tel saint célébré localement, tout à l’inverse, il prêche sur les textes qu’offre la liturgie universelle et les applique à la situation particulière. Par exemple, lors de la visite des évêques suisses, Benoît XVI a traité avec une remarquable précision de la situation singulière des chrétiens de la confédération helvétique à partir des différentes lectures du jour [45]. Or, cette attitude naît de la conviction intime que Dieu conduit son peuple – et donc le succes­seur de Pierre –, à travers cette nourriture quotidienne qu’est la liturgie de l’Église : seul Dieu a la puissance d’adresser une parole qui soit à la fois totalement catholique (universelle) et totalement personnelle (adaptée à chacun), à la fois absolument transcul­turelle et radicalement adaptée à chaque instant de l’histoire. Ce choix, théologiquement très raisonné et très unifiant, montre d’ailleurs une nouvelle fois combien Dieu occupe le centre de la vie et de la pensée du pape actuel.

5) Perspective spéculative et pastorale

Enfin, c’est peut-être entre la pastorale et le reste de la théologie que s’est creusé le fossé le plus profond – conduisant, notamment dans la formation sacerdotale, à valoriser soit l’un soit l’autre aspect. Or, contrairement à une représentation tenace, Benoît XVI pré­sente un réel souci pastoral et un sens aiguisé des situations concrètes. Un pasteur est assez exigeant pour ne jamais minimiser l’idéal de la vérité évangélique, et assez patient pour ne jamais décourager la moindre bonne volonté qui cherche à en vivre. Deux traits que l’on rencontre chez l’actuel souverain Pontife. D’une part, il sait s’approcher, c’est-à-dire porter au plus près, le message du Christ. Ainsi, lors d’un dialogue improvisé avec des enfants se préparant à la première communion, une jeune fille, Livia, lui demande : « Dois-je me confesser toutes les fois que je fais la Communion ? Même lorsque j’ai fait les mêmes péchés ? » Il répond : « il est utile de se confesser avec une certaine régularité. Il est vrai que nos péchés sont généralement toujours les mêmes, mais nous nettoyons bien nos maisons, nos chambres, au moins chaque semaine, même si la saleté est toujours la même. Pour vivre dans la propreté, pour recommencer ; autrement, la saleté ne se voit peut-être pas, mais elle s’accumule. Un processus semblable est également vrai pour l’âme [46] ». D’autre part, Benoît XVI n’hésite pas, à l’occasion, à exhorter son public et donc lui rappeler la radicalité de l’Évangile. Tel fut le cas le jour de la prière pour l’unité des chrétiens, en 2007 dans le texte rappelé ci-dessus [47]. Cette exigence, à la fois suaviter et fortiter (avec douceur et force en même temps), se ressent dans une parole que le pape prononce volontiers avec l’accent, doux et ferme, qui lui est propre : « Non è cosi », « Il n’en est pas ainsi » [48]. Cette expression est toujours pour lui l’occasion de rappeler qu’entre bien et mal, vérité et erreur, il ne saurait y avoir de compromis : « en regardant le monde autour de nous, nous constatons qu’il n’en est pas ainsi, c’est-à-dire que le mal empoi­sonne toujours, il n’élève pas l’homme, mais l’abaisse et l’humilie [49] ».

Certes, le pape demeure un professeur et un chercheur. « Je suis installé, mes livres sont à nouveau là – pour moi ils sont un peu comme des amis », a-t-il dit quand il a emménagé dans les appartements pontificaux [50]. Incontestablement, il y a du Joseph Ratzinger chez Benoît XVI. « C’est pour moi un moment de grande émotion de me trouver une nouvelle fois dans cette université et de pouvoir une nouvelle fois donner un cours », disait-il en intro­duction à son intervention à l’Université de Ratisbonne [51]. Les catéchèses du mercredi l’attestent, jusque dans la manière d’être. On l’a ainsi surpris, à telle ou telle oc­casion, sor­tant de son texte, ôtant ses lunettes pour mieux regarder la foule, et expliquant le sens d’un mot qui, soudain, à la lecture, lui apparaît plus compliqué (celui d’ »épiscope », par exemple [52]).

Pour autant, le docteur en acte d’enseigner se présente aussi comme un pasteur en acte de gouverner et d’accompagner. L’on va répétant que Joseph Ratzinger devenu pape est un docteur plus qu’un pasteur ; les quelques années à la tête du diocèse de Freising-Munich, dit-on, ne se sont accompagnées d’aucun changement notable. Ces affirmations ne sont souvent étayées d’aucun argument. Surtout, elles oublient les initiatives prises durant son épiscopat, son écoute attentive de chacun, son courage dans les situations délicates – « Je suis heureux, aujourd’hui encore, de ne pas avoir évité les conflits à Munich, car le  est […] la pire manière que je puisse imaginer de remplir sa fonction [53] » – et surtout ne savent pas reconnaître la manière originale dont Joseph Ratzinger a effectué son ministère, insistant sur deux tâches, pour lui, constitutives d’une pastorale diocésaine : la catéchèse et la liturgie [54].

Mais considérons Benoît XVI. Un exemple mon­trera mieux que tout discours général le sens qu’a le pape de l’épaisseur du terrain où doit germer la grâce divine – ce que l’on a appelé ci-dessus la dimension de patience versus la dimension d’exigence. Parlant des compa­gnons de Paul, il affronte la question du litige entre Paul et Barnabé au début du deuxième voyage missionnaire. Benoît XVI constate : « Barnabé était de l’idée de prendre Jean-Marc comme compagnon, alors que Paul ne voulait pas, ce jeune les ayant quittés au cours du précédent voyage (cf. Ac 13,13 ; 15,36-40) ». Puis, comme toujours, il actualise l’exemple en le généralisant : « Entre les saints il existe donc aussi des oppositions, des discordes, des controverses. Et cela me semble très réconfortant, car nous voyons que les saints ne sont pas . Ce sont des hommes comme nous, également avec des pro­blèmes compliqués. La sainteté ne consiste pas à ne jamais s’être trompé, à n’avoir ja­mais péché. La sainteté grandit dans la capacité de conversion, de repentir, de disponibi­lité à recommencer, et surtout dans la capacité de réconciliation et de pardon [55] ». Une journaliste qui venait d’entendre cette catéchèse m’envoie le texte et ajoute : « Je l’aime ce pape »…

Pascal Ide

[1] Cardinal Joseph Ratzinger, « Préface », in Jean-Hervé Nicolas, Synthèse dogmatique. De la Trinité à la Trinité, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Beauchesne, 1985, p. v.

[2] Cf. l’audience générale du 28 mars 2007.

[3] Cf. Saint Irénée, Adversus haereses, L. IV, 33, 8.

[4] Joseph Ratzinger, « Le pluralisme : problème posé à l’Église et à la théologie », Studia Moralia 24 (1986), p. 299-318. Il s’agit de la traduction française de l’original allemand. Ce texte fut primitivement l’occasion d’une conférence pro­noncée en italien à l’Académie pontificale « Alphonsanium », à Rome, le 21 mai 1985.

[5] Ibid., p. 307.

[6] Joseph Ratzinger, en collab. avec Peter Nemeshegyi et Philippe Delhaye, Quinze thèses sur l’unité de la foi et le pluralisme théologique, coll. « Esprit et Vie » n° 2, Chambray-lès-Tours, Cahiers du livre et du disque, 1978. La rédaction finale du commentaire fut assurée par le prof. Ratzinger pour les thèses I-VIII et X-XII. Commission théologique internationale, « L’unité de la foi et le pluralisme théologique », 1972, Textes et documents (1969-1985), Paris, Le Cerf, 1988, p. 48-63.

[7] « L’unité de la foi et le pluralisme théologique », p. 52.

[8] « La vérité est symphonique » (Yves-Marie Congar, « Un essai de synthèse », Concilium, 168 (1981), p. 137). Cf. aussi Hans Urs von Balthasar, La vérité est symphonique. Aspects du pluralisme chrétien, trad. Robert Givord et Michel Beauvallet, Namur, Culture et Vérité, 1984, réédité Saint Maur, Parole et Silence, 2000.

[9] L’expression « Parole de Dieu » est présente plus de 220 fois (« Parole » : plus de 470 fois), le mot « Écriture » au sens de « Saintes Écritures » plus de 180 fois ; en revanche, le terme « Bible » apparaît seulement une cinquantaine de fois.

[10] Prise de parole le 19 avril 2005.

[11] Rencontre avec les séminaristes du Séminaire romain Majeur, samedi 17 février 2007, réponse à Claudio Fabbri, sé­minariste du diocèse de Rome.

[12] Rencontre avec le clergé du diocèse de Rome, jeudi 22 février 2007, réponse à la troisième question.

[13] On a vu plus haut que l’expression est très fréquente chez Benoît XVI : plus de cent occurrences.

[14] Par exemple, à propos de l’interprétation de Mt 10,5s, le pape parle d’ »une certaine critique moderne d’inspiration rationaliste [qui] avait vu dans ces paroles le manque de conscience universaliste chez le Nazaréen » (Audience générale, mercredi 22 mars 2006).

[15] Cf. par exemple l’entretien improvisé avec les prêtres du diocèse d’Albano, 31 août 2006, deuxième réponse.

[16] Cf. notamment l’important texte : Cardinal Joseph Ratzinger, « Schriftauslegung im Widerstreit », Quæstiones disputatæ, n° 117, Herausgegeben von Joseph Ratzinger, Freiburg-in-Brisgau, Herder, 1989, p. 15-44. Trad., « L’interprétation de la Bible en conflit. Problèmes des fondements et de l’orientation de l’exégèse contemporaine », in Coll., L’exégèse chrétienne aujourd’hui, trad. inconnue, Paris, Fayard, 2000, p. 65-109.

[17] Benoît XVI, Jésus de Nazareth, p. 18-19.

[18] On compte 60 occurrences de l’expression « Ancien Testament » et 50 de celle « Nou­veau Testament ».

[19] On trouve plus de 435 références à l’évangéliste Jean (à quoi il faut ajouter les 65 citations ou mentions de la première épître de saint Jean et les 33 citations ou mentions de l’Apocalypse), alors qu’il y en a moins de 270 à Matthieu, environ 200 à Luc et 130 à Marc.

[20] Homélie de la cérémonie à la Basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs, jeudi 25 janvier 2007.

[21] Homélie des premières Vêpres lors de la veillée de Pentecôte et de la rencontre avec les mouvements ecclésiaux et les communautés nouvelles, samedi 3 juin 2006.

[22] Audience générale, mercredi 14 juin 2006.

[23] Sacramentum caritatis,34.

[24] Outre Un chant nouveau pour le Seigneur, cf. Cardinal Joseph Ratzinger, La célébration de la foi. Essai sur la théologie du culte divin, trad. Simone Wallon, Paris, Téqui, 1985 ; L’esprit de la liturgie, trad. Génia Català avec la coll. de Grégory Solari, Genève, Ad Solem, 2001. Étant donnée l’importance décisive de Romano Guardini dans la théologie ratzingérienne de la liturgie (le dernier ouvrage, Der Geist der Liturgie, emprunte son titre, et pas seulement celui-ci, au théologien allemand), cf. l’article où Ratzinger discute en détail les thèses de son maître, notamment son « axiome théologique » (cf. Romano Guardini, Liturgische Bildung, Bd. I Versuche, Rotenfels, 1923 ; édition révisée : Liturgie und liturgische Bildung, Wurzbourg, 1966) : « Von der Liturgie zur Christologie », Joseph Ratzinger (éd.), Wege zur Wahrheit. Die bleibende Bedeutung von R. Guardini, Düsseldorf, 1985, pp. 121-144. Cf. Aidan Nichols, « Le liturgiste », Joseph Ratzinger au-delà des clichés, p. 65-78.

[25] Cardinal Joseph Ratzinger, Ma vie, p. 23. « La liturgie anticipe la vie future et donne sa véritable envergure à la vie présente. Sans cette ouverture vers le ciel, notre vie ne serait qu’une existence emmurée et vide » (Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p. 18).

[26] Ibid., p. 21. Cf. le développement des p. 21 et 22.

[27] Joseph Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, p. 30.

[28] Cardinal Joseph Ratzinger, Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre. Quatre sermons de Carême à Munich sur la création et la chute, trad. Philippe Dalleur, Philipp-Ernst Gudenus et Philippe Jourdan, Paris, Fayard, 1986, p. 46-47.

[29] Cf. Josef Pieper, Loisir et culte, trad. Pierre Blanc, Genève, Ad Solem, 2005.

[30] Josef Pieper, « Sakralität und », Hochland, 61 (1969), p. 481-496, cité par Joseph Ratzinger, « Il senso della costruzione di una chiesa », Dogma e predicazione, trad. Gianni Poletti, coll. « Biblioteca di teologia contemporanea » n° 19, Brescia, Queriniana, 22005, p. 222-227, ici p. 224.

[31] Même si Melchior Cano ne la compte pas parmi les dix loci theologici (lieux théologiques) qu’il distingue (cf. Hans Waldenfels, Manuel de théologie fondamentale, trad. Olivier Depré, coll. « Cogitatio fidei » n° 159, Paris, Le Cerf, 1997, p. 724-725).

[32] Joseph Ratzinger, La célébration de la foi, p. 7.

[33] Les mots « liturgie » et « liturgique » apparaissent près de 600 fois et la liturgie par excellence qu’est l’Eucharistie plus de 1.050 fois. Si l’on excepte les 398 mentions de Sacramentum caritatis sur l’Eucharistie, il reste pas moins de 665 occurrences.

[34] Homélie de la messe d’inauguration du pontificat, dimanche 24 avril 2005.

[35] Par exemple, l’audience du mercredi 12 avril 2006, la veille du Triduum pascal, est consacrée à un commentaire de la liturgie du jeudi Saint, du vendredi Saint et du samedi Saint.

[36] Cf., par exemple, à propos du couple d’Aquilas et de Priscille, l’histoire de l’édifice « église » (Audience générale, mercredi 7 février 2006).

[37] Par exemple ce que, dans une homélie à la Basilique Sainte-Sabine à Rome, il a appelé la « géographie singulière de la foi » que dessinent les stations du Carême : « La Rome chrétienne était entendue comme une reconstruction de la Jérusalem du temps de Jésus à l’intérieur des murs de l’Urbs » (Homélie de la messe des Cendres, mercredi 21 février 2007).

[38] Le pape rappelle souvent le caractère primordial du dimanche (cf., notamment, les longs développements de Sacramentum caritatis, n° 72-75).

[39] Cf. Homélie en la fête du Baptême du Seigneur, dimanche 7 janvier 2007.

[40] Cf. Homélie de la messe chrismale, Jeudi Saint 13 avril 2006.

[41] Cf. Homélie en la fête du Baptême du Seigneur, dimanche 8 janvier 2006.

[42] « Dans nos familles chrétiennes, on enseigne aux enfants à toujours rendre grâce au Seigneur, avant de se nourrir, par une brève prière et le signe de la croix » (Angélus du dimanche 12 novembre 2006).

[43] Cf. Homélie de la messe des Cendres, mercredi 21 février 2007.

[44] Angélus du dimanche 20 août 2006.

[45] Notamment, il a appliqué la parabole des invités à la noce (Lc 14,15-24) à la Suisse (non sans ce soit généralisable à une partie de l’Occident) : « À notre époque, nous connaissons très bien le prononcé par ceux qui ont été invités en premier. En effet, les chrétiens d’Occident, c’est-à-dire les nouveaux , se dérobent aujourd’hui en grand nombre, ils n’ont pas le temps d’aller vers le Seigneur. Nous connaissons bien les Églises qui se vident toujours plus, les séminaires qui continuent de se vider, les maisons religieuses qui se vident toujours plus; nous connaissons toutes les formes sous lesquelles se présente ce « (Homélie de la messe avec les évêques de Suisse, mardi 7 novembre 2006).

[46] Rencontre de catéchèse avec les enfants qui ont effectué leur première communion au cours de l’année, samedi 15 octobre 2005.

[47] Cf. Homélie de la cérémonie à la Basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs, jeudi 25 janvier 2007.

[48] Cf., par exemple, l’homélie de la messe d’installation à la Basilique de Saint-Jean-de-Latran, samedi 7 mai 2005.

[49] Homélie en la solennité de l’Immaculée Conception et à l’occasion des 40 ans du Concile Vatican II, jeudi 8 décembre 2005. C’est moi qui souligne.

[50] Cité par Grégory Solari, « Regards croisés », Joseph Ratzinger au-delà des clichés, Dossier de la revue Kephas, 17 (janvier-mars 2006), p. 157-160, ici p. 158. L’auteur compare cette parole à celle de John Newman déménageant d’Oxford à Birmingham : « They finally arrived safely – my huge fellows » (Ibid.).

[51] Discours à l’Université de Ratisbonne (première version), mardi 12 septembre 2006. La version définitive atténue cette impression professorale, qui traduit : « donner une conférence » (Version définitive du dis­cours au Grand Amphithéâtre de l’Université de Ratisbonne, mardi 12 septembre 2006. Rencontre avec les représentants du monde des sciences).

[52] Audience générale, mercredi 10 mai 2006. Des personnes présentes à cette catéchèse m’ont en effet rapporté que le pape a déchaussé ses lunettes et pris le temps, en improvisant, d’exposer le sens du mot grec à ses auditeurs : « Sans doute est-il utile d’expliquer briève­ment ce que signifie le mot évêque. Il s’agit de la forme française du mot grec episcopos. Ce mot indique quelqu’un qui possède une vision d’en haut, quelqu’un qui regarde avec le cœur ». Puis il a repris le fil de son discours. À noter d’ailleurs que, à la seule lecture, il est impossible de repérer le passage de l’écrit à l’oral et le retour au texte rédigé – ainsi que le disait le chap. 1.

[53] Le sel de la terre, p. 82. Dans le même passage, Joseph Ratzinger affirme : « J’entendais résonner à mes oreilles les paroles de la Bible et des Pères de l’Église, qui condamnent avec la plus grande rigueur les bergers qui sotn comme des chiens muets et, pour éviter des conflits, laissent le poison se répandre. […] un évêque qui ne chercherait rien d’autre qu’à éviter les ennuis et à camoufler le plus possible tous les conflits est pour moi une vision repoussante ».

[54] Cf., à ce sujet, Gérald de Servigny, « Joseph Ratzinger, icône du Bon pasteur », Joseph Ratzinger au-delà des clichés, Dossier de la revue Kephas, 17 (janvier-mars 2006), p. 135-140.

[55] Audience générale, mercredi 31 janvier 2007. Le pape continue en offrant une autre illustration de cette loi spirituelle : « Ainsi Paul, qui avait été plutôt sec et amer à l’égard de Marc, se retrouve ensuite avec lui. Dans les dernières Lettres de saint Paul, à Philémon et dans la deuxième à Timothée, c’est précisément Marc qui apparaît comme . Ce n’est donc pas le fait de ne jamais se trom­per, mais la capacité de réconciliation et de pardon qui nous rend saint. Et nous pouvons tous apprendre ce chemin de sain­teté » (Audience générale, mercredi 31 janvier 2007).

3.4.2023
 

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