Benoît XVI. Une théologie de l’amour. II, 1

Deuxième partie

Le style Benoît XVI

Chaque pape présente son style, sa manière de parler et d’écrire, sa façon propre d’exercer sa charge d’enseigner (son munus docendi). Or, le style dit l’esprit – auquel l’Esprit se joint (Rm 8,16) pour le rendre fécond (Jn 15,8). Celui de Benoît XVI est simple, unifiant et novateur. Ces épithètes juxtaposées risqueraient toutefois de manquer la richesse et la vitalité de la « ma­nière » du pape ; et celle-ci se conquiert souvent sur une tension qu’il cherche à dépasser et intégrer : par exemple être à la fois concret et universel. Peut-être serait-il donc plus précis de caractériser le « style Benoît XVI » comme une tentative de conjuguer-surpasser un certain nombre de bipolarités : profon­deur dans la simplicité (1), unité dans la pluralité (2), renouvel­lement dans la continuité (3).

Chapitre 1

Profondeur dans la simplicité

Benoît XVI évite soigneuse­ment deux excès opposés : l’inflation de l’anecdotique (qui était, peut-être, le risque de Jean-Paul Ier) et l’abstraction technique (qui caractérise un certain nombre de textes de son prédécesseur, comme ses premières encycliques ou les audiences du mercredi sur la théologie du corps). Pour cela, il réconcilie rigueur et sim­plicité [1], en faisant appel à un langage concret quoiqu’universel.

1) Un style simple

Le cardinal Javier Lozano Barragán, président du Conseil pontifical pour la Pastorale des Services de Santé, raconte l’anecdote suivante survenue le lendemain de l’élection de Benoît XVI. « Je sortais de la salle à manger de la résidence Sainte Marthe, après le petit déjeuner, avec deux autres cardinaux, quand nous avons rencontré le Pape tout habillé de blanc. Je lui ai dit : , et j’ai ajouté :  Et il m’a répondu : . L’un des deux cardinaux qui était avec moi a alors dit : , et il a répondu par un sourire. Le troisième car­dinal lui a enfin dit : . Et il a répondu :  [2] ».

Si le style dit l’homme, on ne s’étonnera pas qu’à la simplicité de la personne réponde la simplicité de la pensée.

Les témoignages sur les prises de parole de Benoît XVI convergent souvent sur deux points : le propos est profond, très informé ; pourtant, il demeure simple et compréhensible. Combien de pèlerins qui se pressent aux audiences du mercredi, combien de Romains qui aiment venir sur la place Saint-Pierre pour l’angélus du dimanche midi, le disent : « Ce Pape si profond dit les choses si bien que nous comprenons tout ! » Pourtant, la limpidité de la parole – comme de l’écrit – n’est jamais sa­crifiée à la puissance du contenu.

Un double fait l’atteste à l’oral. D’une part, Benoît XVI est le premier pape (de surcroît non-ita­lien) à oser improviser, et longuement, sur des sujets théolo­giques fondamentaux. Régulièrement, notamment face aux médias, aux prêtres ou aux séminaristes de Rome, il s’entretient sans papier, pendant largement plus d’une heure, et aborde en détail, voire affronte, dans une langue autre que sa langue maternelle, des questions précises et délicates [3]. Un pape italien comme Paul VI s’y refusait et un Jean-Paul II ne s’est jamais laissé aller longuement à l’improvisation que pour raconter des souvenirs personnels. D’autre part, il est impossible, à la seule lecture, de discerner les passages que le pontife actuel a rédigés de ceux qui furent improvisés. Benoît XVI – mais déjà Joseph Ratzinger [4] – fait partie de ces rares personnes qui possèdent le don de pouvoir parler comme elles écrivent [5]. Or, cette unification de l’écrit et de l’oral engendre souvent un style particuliè­rement simple.

Plusieurs indices propres au texte écrit confirment cette simplicité : la disparition des longues introductions-mises en situa­tion ; le caractère progressif, linéaire, de l’exposé (accompagné de quelques résumés et de reprises) ; la répétition pédagogique de mots ou d’expressions-clés ; l’absence de technicité du vocabulaire (en général !). Cette simplicité (qualitative) se traduit aussi dans une certaine réserve ou sobriété (quantitative) : les textes essentiels sont brefs [6] ; les citations sont rares et abrégées. Le pape actuel en fait même un aspect de sa mission. Au père Andrzej Majewski qui l’in­terroge en octobre 2005 sur ses liens intimes avec Jean-Paul II, Benoît XVI répond que le précédent pape a laissé « un patrimoine richissime qui n’est pas encore suffisamment as­similé dans l’Église ». Il pense avoir « pour mission essentielle et personnelle de ne pas promulguer de nombreux nouveaux documents mais de faire en sorte que ces documents soient assimilés, car ils constituent un trésor très riche, ils sont l’authentique interprétation de Vatican II [7] ».

Hors les causes plus culturelles [8], cette profondeur habillée et habitée de simplicité dit le professeur qui a toujours à cœur de transmettre. Mais ne faut-il pas dire plus ? Et ici le style rejoint le contenu : il suffit d’avoir vu Benoît XVI un mercredi matin pour comprendre que sa parole est toujours une parole adressée [9], que cette pa­role, venue de la médita­tion, est aussi modelée par la présence des fidèles qui l’écoutent. Autrement dit, ensei­gner, transmettre la vérité est, pour le pape, un acte d’amour. Nous retrouvons, mais du point de vue du style, cet amour qui est au centre de la pensée de Benoît XVI.

2) Une approche concrète

Une parole simple est, le plus souvent, une parole concrète. Proche de la simplicité dans la profondeur, un autre trait du style du pape est la rigueur dans la concrétude.

Déjà, Joseph Ratzinger avait l’habitude d’illustrer son propos d’histoires qui sont plus que décoratives : ouvrant sa conférence à la Sorbonne sur la vérité du christianisme, il fait ap­pel à la parabole bouddhiste de l’éléphant et des aveugles-nés [10] ; achevant une confé­rence sur la musique sacrée et la liturgie, il cite une belle image de Mahatma Gandhi – « récemment trouvée sur un calendrier » – à propos des trois milieux auxquels l’homme participe (la mer où les poissons se taisent, la terre où les animaux crient et le ciel où les oiseaux chantent) [11]. Horst Ferdinand, un des étudiants qui assista à ses premières leçons comme professeur titulaire de théologie fondamentale à l’Université de Bonn, en 1959, témoigne : « Ses cours étaient préparés au millimètre près. Il les faisait en paraphrasant le texte qu’il avait préparé avec des formules qui semblaient parfois se composer comme une mo­saïque, avec une richesse d’images qui me rappelait Romano Guardini. Durant certains cours, comme dans les pauses d’un concert, on aurait pu entendre une mouche voler [12] ». Plus généralement, le cardinal, comme le professeur Ratzinger, a toujours privilégié l’approche descriptive, imagée ou narrative au discours procédant par définition, concept et syllo­gisme.

À son tour, Benoît XVI préfère le développement fluide (sans distinction de parties) à l’exposé discontinu : alors que Jean-Paul II divisait volontiers ses discours, ses catéchèses en points successifs, Benoît XVI s’y refuse. De même, il apprécie d’évoquer un détail sug­gestif, voire bucolique : de retour de son voyage en Turquie, il évoque le Sanctuaire de la Maison de Marie près d’Éphèse qui se trouve « dans une charmante localité appelée , qui surplombe la mer Égée [13] ». Plus encore, il multiplie les images heureuses, abonde en analogies. Il compare les « monastères de vie contemplative » à des « oasis » ou aux «  verts d’une ville [14] », le péché originel à « une goutte du venin » « que nous por­tons tous en nous [15] », le mystère de l’Eucharistie à la « fission nucléaire [16] », « la Tradition » au « fleuve de la vie nouvelle qui vient des origines, du Christ jusqu’à nous [17] ». « Chaque enfant qui naît – dit-il – nous apporte le sourire de Dieu [18] ». Ce sens de la métaphore ne trouve-t-il pas son modèle chez Augustin à qui Benoît XVI emprunte à l’oc­casion telle ou telle image : « Saint Augustin a dit : le lièvre et l’âne boivent à la fontaine. L’âne boit davantage, mais chacun boit selon ses capacités. Que nous soyons des lièvres ou des ânes, nous sommes reconnaissants que le Seigneur nous fasse boire de son eau [19]« ?

La manière dont le pape nomme Dieu montre aussi son affinité avec le concret. D’un côté, les mots « Dieu », « Père », « Seigneur », « Jésus », « Esprit » sont cités de nom­breuses fois [20]. De l’autre, certains termes, pourtant classiques, apparaissent beaucoup plus rarement : par exemple, les mots « Trinité » [21], « Personne » (avec une majuscule) [22], les expressions « Personne divine » [23], « nature de Dieu » [24], « nature divine » [25], « essence de Dieu » [26] ; le vocable « hypostase » et les formules « essence divine », « substance divine », « substance de Dieu » sont totalement absents [27]. La différence de fréquence étonne d’autant que la se­conde série de mots et expressions appartient au langage dogmatique traditionnel. Jus­qu’à ce que l’on comprenne que cette différence est exactement superposable à celle des termes concrets et des termes abstraits (à quoi s’adjoint une autre raison qui sera exposée plus bas).

Plus profondément, j’entends par « style concret » une forme particulière de discours et d’exposé. Les traités de théologie, notamment traditionnels, procèdent souvent par défini­tions et par démonstrations. Benoît XVI manifeste une nette préférence pour la description et pour la narration. Dès qu’il doit aborder un sujet un peu abstrait, il s’empresse de le ré­férer à une figure historique, personnelle, qui le réalise. Voilà pourquoi, nous l’avons vu, Benoît XVI a décidé de « consacrer les […] rencontres du mercredi au mystère de la relation entre le Christ et l’Église, en le considérant à partir de l’expérience des Apôtres [28] » ; puis, ayant « achevé » ses « réflexions sur les douze Apôtres directement appelés par Jésus au cours de sa vie terrestre », il a commencé « à aborder les figures d’autres personnages im­portants de l’Église primitive [29] » ; enfin, il médite maintenant la manière dont « débute le chemin de l’Église dans l’histoire », et cela toujours à travers des « figures » concrètes, en l’occurrence les Pères de l’Église [30].

Cette approche concrète trouve son origine dans l’affinité de Benoît XVI avec le person­nalisme (cf. 1ère partie, chap. 5) : en effet, il n’y a pas plus incarné, réel qu’une personne et on ne peut parler d’elle qu’à travers un récit, en l’insérant dans une histoire. Ce sens du concret s’enracine aussi dans la Bible dont nous allons redire qu’elle anime toute la pen­sée du pape. En effet, le langage de l’Écriture Sainte se caractérise par ce souci de préfé­rer l’approche concrète au discours abstrait [31]. Ainsi, à propos du chant des anges à Noël « paix aux hommes que Dieu aime », le pape se pose la question « qui sont les hommes que Dieu aime et pourquoi les aime-t-il ? Dieu est-il partial ? ». La réponse livre une clé explica­tive capitale : « L’Évangile répond à ces questions en nous présentant quelques personnes particulières aimées de Dieu [32] ». Autrement dit, l’Écriture répond toujours à des questions abstraites (générales) de manière concrète, en l’occurrence par des visages et des vies d’hommes conduits par Dieu ou se dérobant à lui. Voilà peut-être une autre raison de la rareté des termes et des expressions techniques relevés ci-dessus comme « Trinité », « Per­sonnes divines », « essence de Dieu » : ils sont à la fois non-scripturaires et abstraits. Cet en­trelacement du concret et de la rigueur atteste enfin le souci qu’a celui qui contemple la vérité de transmettre le fruit de sa contemplation. Or, qui ne sait que l’on retient davantage une narration qu’une argumentation, une image qu’un concept. Cela est d’autant plus vrai que le pape s’adresse à un public composé, dans son immense majorité, de personnes qui n’ont pas sa culture universitaire. La parole si concrète, si imagée du pape témoigne donc de son amour non seulement de son sujet (la Parole de Dieu, etc.) mais aussi de celui qui l’écoute. Une nouvelle fois, nous sommes reconduits à l’amour comme point focal du style de Benoît XVI.

3) L’enracinement dans l’expérience

Objet et sujet sont relatifs l’un à l’autre. Jusqu’à maintenant, nous avons parlé du propos de Benoît XVI et nous en avons salué la simplicité concrète. À l’objet concret répond une attitude du sujet connaissant : l’expérience. En effet, c’est par l’expérience que l’homme s’ouvre à la réalité dans son épaisseur empirique, sensible ; en revanche, c’est par le dis­cours qu’il accède aux concepts abstraits. Or, le pape valo­rise, voire réhabilite l’expé­rience, tout en la situant [33]. Certes, il est conscient que la foi n’est pas un sentiment sub­jectif, ainsi que l’affirme le philosophe allemand Friedrich Schleiermacher [34]. Mais il re­fuse tout autant l’erreur inverse qui opposerait l’expérience à l’obéissance de la foi et à l’attitude de confiance. Le pape – et déjà Joseph Ratzinger [35] – préfère les conjuguer. Par exemple, il n’hésite pas à faire appel à son expérience : lors des entretiens improvisés dont il a été question, mais aussi, parfois, dans des discours préparés.

Benoît XVI précise, à différentes occasions, l’articulation entre expérience et foi. La rela­tion est principalement double. D’un côté, la première prépare, dispose à la seconde. À un prêtre l’interrogeant sur la manière de transmettre la foi aux jeunes d’aujourd’hui, le pape répond : « Le premier point est donc l’expérience, qui ouvre ensuite également la porte à la connaissance. En ce sens, le  vécu d’une façon nouvelle – c’est-à-dire comme un chemin commun de vie, comme une expérience commune du fait qu’il est pos­sible de vivre ainsi – est d’une grande importance. C’est uniquement en faisant une cer­taine expérience que l’on peut ensuite comprendre [36] ».

De l’autre côté, la foi conduit à l’expérience. Le but de la foi, dit-il dans une audience sur la communion, est de « faire l’expérience du salut [37] ». En effet, saint Paul affirme : « L’Esprit lui-même intervient pour nous par des cris inexprimables » (Rm 8,26). Et le pape commente : « une invitation à être toujours plus sen­sibles, plus attentifs à cette présence de l’Esprit en nous, à la transformer en prière, à res­sentir cette présence et à apprendre ainsi à prier, à parler avec le Père en tant que fils dans l’Esprit Saint [38] ». Benoît XVI explique cette corré­lation dans l’homélie prononcée à l’occasion de son quatre-vingtième anniver­saire [39] : « Nous sommes rassemblés ici pour réfléchir sur le déroulement d’une longue période de mon existence. Bien sûr, la liturgie ne doit pas servir à parler de son moi, de soi-même ; toutefois, notre propre vie peut servir pour annoncer la miséricorde de Dieu. , dit un Psaume (65 [66],16). J’ai toujours considéré comme un grand don de la Divine Miséri­corde que la naissance et la renaissance m’aient été accordées, pour ainsi dire, le même jour sous le signe du début de Pâques. Ainsi, le même jour, je suis né membre de ma propre famille et de la grande famille de Dieu. Oui, je rends grâce à Dieu car j’ai pu faire l’expérience de ce que signifie la  ; j’ai pu faire l’expérience de ce que signifie la paternité, de sorte que la parole sur Dieu comme Père est devenue compréhensible pour moi de l’intérieur ; sur la base de l’expérience humaine m’a été dévoilé l’accès au Père grand et bienveillant qui est au ciel [40] ». Quelle leçon de choses sur la juste place du té­moignage, sur la manière de tricoter le « je » de l’expérience subjective et le « il » de l’exposé objectif ! L’expression clé est « de l’intérieur ». C’est l’intériorisation qui éclaire la relation entre expérience et connais­sance de foi : la première rend la seconde intelligible et inté­grable, en permettant son appropria­tion.

4) Un mépris de la philosophie ?

À trop insister sur le caractère concret de la pensée du pape, on pourrait craindre qu’il ne méprise l’abstraction. À être si proche de la manière de penser biblique, on pourrait pen­ser qu’il exclut la philosophie. De fait, l’absence de certains mots ou certaines expressions [41] et la présence de certaines affirmations – par exemple : « Dieu n’est pas seulement une ombre lointaine, la , mais il a un Visage [42] » – semblent signaler une méfiance de Benoît XVI à l’égard de la raison philosophique ou du moins métaphysique.

Loin d’opposer Athènes et Jérusalem, le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Benoît XVI ne cesse d’en montrer la profonde har­monie. À la droite du blason de Freising, que les armoiries du pape conserve en les simplifiant, figure « l’ours de Saint Corbinien ». Celui-ci convertit la Bavière païenne à la re­ligion catholique au viiième siècle et l’animal fait référence à un épisode de sa vie. Alors que Saint Corbinien faisait voyage vers Rome, un ours tua son cheval. Il lui ordonna alors de remplacer sa monture jusqu’à la Ville sainte où il lui rendit sa liberté. L’ours de Saint Corbinien symbolise donc à la fois la domestication opérée par la foi catholique de l’héri­tage païen et la belle fonction de porteur de Dieu réalisée par cet héritage.

Pour ne donner qu’un exemple, mais fameux, le pape s’est clairement ex­primé contre la tentation d’opposer logos (raison) grec et foi chrétienne dans l’important discours de Ra­tisbonne. On en a retenu, le plus souvent sans le lire, la question posée à l’Islam sur la prise en compte de la raison, alors que l’essentiel est ailleurs : tout le texte plaide contre « la déshellé­nisation » du christianisme et pour la « synthèse entre esprit grec et esprit chrétien ». Cette harmonie constitue même une donnée historique providentielle : « Cet intime rappro­chement mutuel […], qui s’est réalisé entre la foi biblique et le questionnement philoso­phique grec, est un processus décisif non seulement du point de vue de l’histoire des reli­gions mais aussi de l’histoire universelle, qui aujourd’hui encore nous oblige [43] ».

Mais comment envisager la relation ? Deus caritas est fournit une réponse exemplaire. Benoît XVI y rapproche la double perspective, biblique et philosophique, sur l’amour de Dieu : « L’aspect philosophique, historique et religieux qu’il convient de relever dans cette vision de la Bible [il s’agit de l’amour passionné de Dieu pour son peuple décrit par le pro­phète Osée (Os 11,8-9)] réside dans le fait que, d’une part, nous nous trouvons devant une image strictement métaphysique de Dieu : Dieu est en absolu la source origi­naire de tout être ; mais ce principe créateur de toutes choses – le Logos, la raison pri­mordiale – est, d’autre part, quelqu’un qui aime avec toute la passion d’un véritable amour. De la sorte, l’éros est ennobli au plus haut point, mais, en même temps, il est ainsi purifié jusqu’à se fondre avec l’agapè [44] ». Nous avons vu que l’éros est à l’agapé comme la nature est à la grâce, donc comme la raison est à la foi. Ce que ce riche passage de l’encyclique dit des relations entre les deux formes de l’amour vaut aussi pour les rapports entre métaphy­sique et Révélation. Elles sont décrites avec exactitude et sobriété, notamment à partir de trois couples : dis­tinction mais non opposition ; hiérarchie et non juxtaposition ; purification et achèvement.

Répondons, enfin, à la difficulté. Une nouvelle fois, la rareté de tel ou tel terme du vocabulaire philo­sophique, surtout métaphysique et scolastique, du pape s’explique par sa perspective théolo­gique, biblique et concrète, qui le caractérise. Mais il serait encore plus exact de dire que Benoît XVI cherche à dépasser la stérile opposition abstrait-concret. Pour cela, lorsqu’il doit aborder un sujet abstrait, il le fait spontané­ment à partir de la figure concrète qui la réalise au mieux. Dans le cas de la philosophie, la raison sans la foi corres­pond, historiquement, à la raison d’avant la foi, autrement dit à la pensée grecque [45] : celle-ci est demeurée, au moins jusqu’au début de l’ère chrétienne, intouchée par la Révélation bi­blique. La figure grecque de la pensée représente à la fois une réalité historique, concrète, et un état de la raison d’avant la grâce (même si elle est en attente et si certains traits, blessés par le péché originel et les péchés actuels, demandent à être purifiés). Voilà pourquoi, plutôt que de parler de philosophie en général, le pape en traite donc à partir de son incarnation historique, le moment grec de la pensée [46]. Il désamorce ainsi de manière originale la tension entre histoire et métaphysique, entre approche abstraite de la nature humaine et considération concrète de cette même nature en relation avec la grâce, entre « piscatorie » (« comme des pêcheurs ») et « aristotelice » (« comme des philosophes ») [47].

Pascal Ide

[1] Il convient d’entendre cette simplicité au sens évangélique de la première béatitude (Mt 5,3), qui est une simplicité de surabondance et non pas d’indigence – celle qui faisait dire à Hans Urs von Balthasar que « les chrétiens sont simples » (tel est le titre littéralement traduit de l’ouvrage Christen sind Einfältif, coll. « Kriterien », Einsiedeln, Trier, Johannes Verlag, 1983, rendu en français par Simplicité chrétienne, trad. Robert Givord et Vincent Carraud, coll. « Essai », Paris, Desclée, 1992).

[2] « Les témoignages de vingt et un cardinaux sur le nouveau Pape », 30 giorni, article accessible sur le site : http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=8942

[3] Cf., par exemple, les entretiens improvisés avec les prêtres du diocèse d’Albano (jeudi 31 août 2006), avec les séminaristes du Séminaire romain Majeur (samedi 17 février 2007), avec le clergé du diocèse de Rome (jeudi 22 février 2007).

[4] On raconte que, lorsqu’il écrivait des livres l’été au séminaire de Traunstein, il s’enregistrait puis faisait dactylographier ce qu’il avait dit à haute voix.

[5] Tel était le cas du philosophe Henri Bergson ou de l’historien René Rémond dont on disait qu’il avait « le don d’unifier le langage parlé et le langage écrit. Parler une heure à partir de quelques notes : la difficulté n’est pas grande. Mais l’enregistrement de René Rémond pouvait être envoyé presque tel quel chez l’imprimeur, alors que le commun des orateurs est épouvanté en recevant la transcription et souffre de devoir la transformer pour la publication » (Alfred Grosser, La Croix, vendredi 27 avril 2007, p. 13).

[6] L’encyclique Deus caritas est compte un peu plus de 90.000 signes en latin (et un peu plus de 100.000 en français).

[7] Entretien à la télévision polonaise, 16 octobre 2005.

[8] Le style linéaire est plus occidental. En regard, le slave Jean-Paul II employait volontiers un style circulaire (revenant sur les mêmes intuitions en les enrichissant), beaucoup plus déstabilisant pour un habitant de l’Europe de l’ouest.

[9] Déjà, une bonne partie des écrits et des prises de parole du cardinal Ratzinger étaient des commandes.

[10] Joseph Ratzinger, « Vérité du christianisme ? », p. 303.

[11] Cardinal Joseph Ratzinger, Un chant nouveau pour le Seigneur, p. 168-169.

[12] Gianni Valente, « Tradition et liberté : les cours du jeune Joseph », article trouvé sur le site http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=10338

[13] Audience générale, mercredi 6 décembre 2006.

[14] Angélus du dimanche 19 novembre 2006.

[15] « Chers frères et sœurs! Si nous réfléchissons sincèrement à nous-mêmes et à notre histoire, nous constatons qu’à tra­vers ce récit est non seulement décrite l’histoire du début, mais l’histoire de tous les temps, et que nous portons tous en nous une goutte du venin de cette façon de penser illustrée par les images du Livre de la Genèse. Cette goutte de venin, nous l’appelons péché originel. Précisément en la fête de l’Immaculée Conception » (Homélie du jeudi 8 décembre 2005 en la solennité de l’Immaculée Conception et à l’occasion des 40 ans du Concile Vatican II).

[16] Homélie à la messe de Cologne – Marienfeld, au xxème Journée Mondiale de la Jeunesse, dimanche 21 août 2005. L’image est reprise dans l’Audience générale, mercredi 24 août 2005..

[17] Audience générale, mercredi 3 mai 2006.

[18] Homélie en la fête du Baptême du Seigneur, dimanche 7 janvier 2007.

[19] Rencontre avec le clergé du diocèse de Rome, jeudi 22 février 2007, réponse à la troisième question (cf., déjà, Joseph Ratzinger, Voici quel est notre Dieu, p. 109).

[20] Plusieurs milliers d’occurrences pour chacun, hormis le dernier : seulement (sic) 1.200.

[21] 30 fois.

[22] 45 fois. En regard, nous avons vu que le mot « personne » est utilisé plus de 2.100 fois, précisément dans le sens de « personne humaine ».

[23] 3 fois.

[24] 7 occurrences dont 6 viennent d’une citation du fameux discours au Grand Amphithéâtre de l’Université de Ratisbonne, mardi 12 septembre 2006. Seule la dernière est une parole propre du pape (Discours à l’ouverture du congrès ecclésial diocésain dans la Basilique Saint-Jean-de-Latran, lundi 6 juin 2005).

[25] 3 occurrences, dont 2 sont tirées d’un commentaire de l’hymne aux Philippiens (Audience générale, mercredi 1er juin 2005, n° 2 et celle du mercredi 26 octobre 2005, n° 5) et la troisième reprend, sans le dire, une citation de l’Écriture (2 P 1,4), « devenant participants de la nature divine » (Discours aux évêques de la région canada-atlantique en visite ad limina apostolorum, samedi 20 mai 2006, n° 4).

[26] Une seule fois. L’expression précise est « l’essence même de Dieu » (Angélus du dimanche 6 août 2006).

[27] La disette est similaire pour des mots ou des expressions techniques appartenant à d’autres sphères de la théologie, comme « union hypostatique » (qui est absente) ou « transsubstantiation » (que l’on trouve 2 fois et, cela, dans le cadre de l’Exhortation apostolique Sacramentum caritatis, n° 13 et 75).

[28] Audience générale, mercredi 15 mars 2006.

[29] Depuis l’Audience générale, mercredi 25 octobre 2006.

[30] Depuis l’Audience générale, mercredi 7 mars 2007.

[31] Pour autant, le discours plus universel, la démonstration trouvent aussi leur place dans la Bible, tant dans l’Ancien Testament (les écrits de sagesse) que dans le Nouveau Testament (certains passages des épîtres de saint Paul, notamment).

[32] Homélie de la messe de minuit, dimanche 25 décembre 2005.

[33] On ne trouve pas moins de 500 occurrences du mot « expé­rience » et plus de 20 fois les mots « expérimenter » et « expérimentation » ; « ressentir » apparaît plus de 180 fois et « éprouver » plus de 70 fois.

[34] Cf. Joseph Ratzinger, « Glaube zwischen Vernunft und Gefühl », Die neue Ordnung, 52 (1998), p. 164-177. Cf. trad. italienne, Joseph Ratzinger, « La fede tra ragione e sentimento », Fede. Verità. Tolleranza. Il cristianesimo e le reli­gioni del mondo, trad. Giulio Colombi, Siena, Cantagalli, 2003, 2005, p. 145-169 : sur Schleiermacher, cf. p. 148-150.

[35] Le théologien Joseph Ratzinger a déjà réfléchi aux relations entre foi et expérience : par exemple dans Les principes de la théologie catholique, « Foi et expérience » : p. 384-399.

[36] Rencontre avec le clergé du diocèse de Rome, jeudi 22 février 2007, réponse à la deuxième question.

[37] Audience générale, mercredi 29 mars 2006.

[38] Audience générale, mercredi 15 novembre 2006. C’est moi qui souligne les termes relatifs à l’expérience.

[39] Un autre exemple, plus discret, mais tout aussi percutant, sera donné plus bas : celui du renoncement lié à la charge épiscopale, à partir de l’exemple de saint Augustin.

[40] Homélie de la messe du deuxième dimanche de Pâques, à l’occasion du 80ème anniversaire du Saint-Père, 15 avril 2007.

[41] Outre celles déjà mentionnées, des mots répondent aussi avec réticence à l’appel : « métaphy­sique » : 8 fois ; « ontologie » et « ontologique » : 3 fois ; « substance » : 19 fois ; « ousia » ou « es­sentia » : 0 fois.

[42] Rencontre avec les prêtres du diocèse de Rome, jeudi 22 février 2007, deuxième réponse. Il s’agit d’ailleurs de la seule fois où le pape fait mention de l’expression « cause première », son pendant « cause seconde » (au singulier ou au pluriel) étant totalement absent.

[43] Discours au Grand Amphithéâtre de l’Université de Ratisbonne, mardi 12 septembre 2006. Version définitive.

[44] Lettre encyclique Deus caritas est sur l’amour chrétien, 25 décembre 2005 [désormais citée par son titre latin], n° 10.

[45] On compte presque 180 occurrences du terme « grec » chez Benoît XVI.

[46] Voilà pourquoi, traitant des prétendus conflits entre raison et foi, la conférence de Ratisbonne a – non pas illustré, mais – incarné son propos en dévelop­pant la question de la déshellénisation dans la théologie.

[47] La parole « piscatorie et non aristotelice » fut prononcée par l’un des évêques interrogés par l’empereur Léon 1er après le concile de Chalcédoine (451) et recueillie dans le Codex Encyclius (cf. Aloïs Grillmeier, Mit ihm und in ihm. Christologische Forschungen und Perspektiven, Freiburg-Basel-Wien, Herder, 1975, ici p. 283-300 ; cf. le commentaire actualisé du Cardinal Joseph Ratzinger, Le Dieu de Jésus-Christ. Méditations sur Dieu-Trinité, trad. Yves et Marie-Noëlle de Torcy, Paris, Fayard, 1977, p. 89-96).

27.3.2023
 

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