Benoît XVI. Une théologie de l’amour I, 2 (1ère partie)

Chapitre 2

L’amour au centre

Une anecdote a fait couler de l’encre. À la fin d’une des premières audiences du mer­credi, place Saint-Pierre, la belle journée ensoleillée du 15 juin 2005, on fait venir, comme d’accoutumée, des malades près du pape. Un homme en fauteuil lui parle et, soudain, contre toute attente et, plus encore, contre tout protocole, il sort de sa poche un téléphone portable, appelle quelqu’un et le passe à Benoît XVI. Spontanément, celui-ci accepte et se met à parler à son invisible correspondant. Du jamais vu. Stupeur des journalistes qui s’informent pour savoir de quoi il s’est agi. Selon l’agence Ansa, l’homme en fauteuil avait demandé au Saint Père une parole de réconfort pour une amie religieuse, malade en phase terminale.

« Dieu est amour. Deus caritas est » (1 Jn 4,8.16), ainsi que Jésus est venu nous le révéler (cf. Jn 1,18). Or, le regard de Benoît XVI, nous l’avons dit, est avant tout orienté vers Dieu. Voilà pourquoi la théologie du pape actuel est avant tout une théologie de l’amour.

Dans un entre­tien accordé à la télévision polonaise, il notait que l’un des traits marquants du pontificat de Jean-Paul II est sa « nouvelle perception de la grandeur de la Divine Misé­ricorde [1] ». Tout en s’inscrivant en continuité avec son prédécesseur, Benoît XVI opère un double déplacement qui constitue aussi un double élargissement : de la miséricorde (qui est l’amour sous l’aspect plus étroit où il fait face à la misère) à l’amour ; de l’Incarnation-Rédemption à la totalité du mystère chrétien qu’il relit à l’aune de l’amour.

La thématique de l’amour divin est tel­lement vrillée au cœur de la contemplation et de la prédication de Benoît XVI qu’elle s’ins­crit dans le titre des deux documents les plus impor­tants qu’il nous a laissés à ce jour : la lettre encyclique sur l’amour chrétien, Deus caritas est, et l’exhortation apostolique sur l’Eu­charistie, Sacramentum caritatis. Ces deux textes seront cités seulement à l’occasion – le premier est largement connu et abondamment analysé, bien qu’inépuisable, et le second vient de sortir –, au profit d’autres textes moins connus.

1) Une relecture du mystère chrétien à partir de l’amour

Nous verrons en seconde partie que le style de Benoît XVI est limpide et concret, car il est animé par le souci de se faire comprendre, de s’approcher le plus possible de son public et son lecteur – autrement dit, par cette charité dont saint Paul disait qu’elle est « serviable » (1 Co 13,4). Ce qui meut la parole du pape révèle déjà quelque chose de son contenu central : l’amour.

Un simple parcours des textes du pape suffit à montrer que l’amour est, pour lui, la pre­mière clé d’interprétation du mystère chrétien [2]. En voici quelques illustrations.

  1. Il ne suffit pas de constater que l’Écriture affirme « Dieu est amour » et non pas « Dieu aime » pour en déduire que son essence la plus profonde est amour. En effet, elle dit aussi que « Dieu est esprit » (Jn 4,24) ou que « Dieu est Lumière » (1 Jn 1,5) ; et le verbe « être » n’établit pas toujours une équivalence entre sujet et complément [3]. Dans une importante catéchèse sur Jean l’évangéliste [4], se fondant sur l’enseignement de celui-ci, Benoît XVI montre justement que « l’amour » ne dit pas Dieu comme l’esprit ou la lumière. Ici, il s’agit d’ »une sorte de définition de Dieu », de son « élément constitutif essentiel ». Une double rai­son, estime le pape, conduit à souligner la différence entre l’amour et ces autres caracté­ristiques, pourtant capitales, que sont l’esprit ou la lumière, quand il est parlé de Dieu. D’une part, « toute l’activité de Dieu naît de l’amour et elle est marquée par l’amour : tout ce que Dieu fait, il le fait par amour et avec amour ». Par conséquent, en affirmant que Dieu est amour, « Jean ne se limite pas à décrire l’action divine, mais va jusqu’à ses racines » et s’approche donc au plus près de son essence. D’autre part, Jean « ne veut pas attribuer une qualité divine à un amour générique ou même impersonnel ; il ne remonte pas de l’amour vers Dieu, mais se tourne directement vers Dieu pour définir sa nature à travers la dimension infinie de l’amour ». Dit autrement, la démarche de l’évangéliste n’est pas as­cendante, comme chez les Grecs [5], mais descendante : c’est de son enracinement dans le Christ nous aimant « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1) que l’amour reçoit sa caractéristique proprement chrétienne et révèle son essence. On peut ajouter une troisième raison, héri­tée de Jean-Paul II dans la lignée de qui Benoît XVI s’inscrit : la miséricorde, c’est l’amour s’affrontant à « la puissance des ténèbres » (ce que le précédent pape a expérimenté en vi­vant « sous deux régimes dictatoriaux, et, au contact de la pauvreté, de la nécessité et de la violence ») ; la miséricorde est « ce qui met une limite au mal » ; or, en elle s’exprime la na­ture toute particulière de Dieu – sa sainteté, le pouvoir de la vérité et de l’amour [6] ». Une nouvelle fois, l’amour dit donc l’essence même de Dieu.
  2. Que le Saint Père éclaire l’être de Dieu – ou de l’Esprit Saint [7] – à partir de l’amour est très classique. Par exemple, dans une catéchèse sur ce que saint Paul dit de l’Esprit Saint, Benoît XVI consacre un paragraphe au « lien » de l’Esprit « avec l’amour ». Il se fonde sur la phrase dé­cisive de Paul : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5). L’intuition centrale de cette dense analyse est la suivante : « L’Esprit nous introduit dans le rythme même de la vie divine, qui est vie d’amour, en nous faisant personnellement parti­ciper aux relations qui existent entre le Père et le Fils ». En revanche, il n’est pas si traditionnel qu’on le croit d’approcher la Sainte Trinité à partir de l’amour [8] et, plus encore, à partir de la relation interpersonnelle : « Dieu n’est pas solitude éternelle, mais cercle d’amour où il se donne et se redonne dans la ré­ciprocité [9] ». Nous le reverrons plus en détail dans les chapitres 4 et 5.
  3. Le mystère de l’Incarnation – du Dieu fait chair – ne se comprend qu’à partir de l’amour : celui-ci est « la raison ultime de l’incarnation du Christ [10] ». En effet, « l’homme avait été créé pour être l’ami de Dieu [11] ». Mais il a perdu cette amitié en se détournant de lui, comme le note la quatrième prière eucharistique. Or, là où le péché abonde, la grâce surabonde (cf. Rm 5,20) et Dieu a proposé à nouveau son amitié en son Fils devenu homme (cf. Jn 15,15). Dans une belle homélie prononcée pour la fête de l’Épiphanie 2007, Benoît XVI résume ainsi l’identité du Christ : « Qui est Jésus, sinon Dieu qui est sorti, pour ainsi dire, de lui-même pour venir à la rencontre de l’humanité ? » Or, l’extase (« sortir de ») est l’acte propre de l’amour, ainsi que Deus caritas est l’a montré [12]. Le pape continue : « Par amour, Il s’est fait histoire dans notre histoire ; par amour, il est venu nous apporter le germe de la vie nouvelle (cf. Jn 3,3-6) et la semer dans les sillons de notre terre, afin qu’elle germe, qu’elle fleurisse et qu’elle porte du fruit [13] ».

L’amour constitue la clé de l’Incarnation non seulement en sa finalité, mais aussi en son identité. En effet, ainsi que l’affirme le Concile de Chalcédoine (451), Jésus est « vraiment Dieu et vraiment homme [14] ». Or, Benoît XVI explicite l’unité des deux natures, divine et humaine, en termes de communion et donc d’amour. Alors que cette unité est le plus souvent consi­déré dans les termes techniques et abstraits de ce que l’on appelle l’union hypostatique, le pape préfère en parler dans le langage concret, personnel de l’unité et de l’amour : « tout son être est une union parfaite et intime avec Dieu ». En effet, cette union, qui existe dès l’incarnation, se manifeste pleinement à la résurrection, attestation de l’amour du Père pour le Fils : « Jésus Christ ressuscite d’entre les morts car tout son être est une union par­faite et intime avec Dieu, qui est l’amour vraiment plus fort que la mort [15] ». Une autre fois, Benoît XVI explicite l’identité de Jésus – ce qu’il appelle « le centre véritable de son mys­tère » – avec le vocabulaire du dialogue, donc, là encore de l’amour : « Et ici apparaît le centre véritable du mystère de Jésus. Jésus parle avec le Père et élève son âme humaine dans la communion avec la personne du Fils, si bien que l’humanité du Fils, unie à Lui, parle dans le dialogue trinitaire avec le Père [16] ». En fait, le pape voit l’unité de l’humanité et de la divinité du Fils dans la lumière plus grande de l’union du Fils au Père. Puisque le Fils est uni au Père, Jésus en son humanité est aussi en communion d’amour avec le Père.

  1. Le « Christ, Fils de Dieu […] s’est fait homme pour notre salut [17] ». Le mystère du salut, qui se trouve au cœur des prises de parole de Benoît XVI [18], est étroitement noué à celui de l’amour. En amont, du point de vue de Dieu, puisque le salut est l’œuvre de l’amour gratuit de Dieu. Une catéchèse l’expose avec clarté : « Désormais, l’amour de Dieu pour les hommes se concrétise et se manifeste dans l’amour de Jésus lui-même. Jean écrit encore : Jésus (Jn 13,1). En vertu de cet amour oblatif et total, nous sommes radicalement rachetés du péché, comme l’écrit encore saint Jean : « Petits enfants […] si quelqu’un vient à pécher, nous avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ, le Juste. C’est lui qui est victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (1 Jn 2,1-2 ; cf. 1 Jn 1,7). Voilà jusqu’où est arrivé l’amour de Jésus pour nous : jusqu’à l’effusion de son sang pour notre salut [19] ! » Mais aussi en aval, du point de vue de l’homme, puisque l’homme ne peut être sauvé sans la foi (cf. Rm 1,17 ; 1 P 1,9), mais aussi sans « la foi opérant dans la charité » (Ga 5,6) [20]. Et cette loi se vérifie même de Marie dont le « rôle dans l’histoire du salut ne se limite pas au mystère de l’Incarnation, mais se complète dans la participation pleine d’amour et de douleur à la mort et à la résur­rection de son Fils [21] ».

Il ne s’agit pas de nier le nécessaire pardon des péchés [22] au nom du primat de l’amour, mais d’éclairer le premier à partir du second, donc de donner la priorité à celui-ci. « En contemplant le Crucifié avec les yeux de la foi nous pouvons comprendre en profondeur ce qu’est le péché, combien sa gravité est tragique, et dans le même temps, l’incommen­surabilité de la puissance du pardon et de la miséricorde du Seigneur [23] ».

  1. Le pape pense aussi le mystère de l’Église à partir de l’amour. Sa mission première est de porter le salut aux hommes, salut dont on a vu qu’il est œuvre d’amour : « Comment l’Église aurait-elle pu exclure les pécheurs de ses rangs ? C’est pour leur salut que Jésus s’est incarné, est mort et ressuscité [24] ». Le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi – et Jean-Paul II avec et avant lui [25] – a souligné avec insistance que l’Église est avant tout communion. Il a œuvré pour que l’auto-compréhension que l’Église s’est donnée d’elle-même au concile Vatican II soit centrée non pas seulement sur les concepts-images de « peuple de Dieu » ou de « corps du Christ », mais sur celui, intégrateur et tout aussi bi­blique, de « communion » [26]. Nous le verrons mieux plus loin. Or, la notion de communion ne se comprend qu’à partir de l’amour et de l’amour réciproque [27] : de Dieu pour Dieu (au sein de la Trinité), de Dieu pour l’homme, de l’homme pour l’homme : « L’idée de la com­munion comme participation à la vie trinitaire – dit le pape dans une rencontre du mercredi – est éclairée avec une intensité particulière dans l’Évangile de Jean, où la communion d’amour qui lie le Fils au Père et aux hommes est, dans le même temps, le modèle et la source de la communion fraternelle, qui doit unir les disciples entre eux [28]. »

2) La joie, fruit de l’amour

Que la théologie du pape actuel soit centrée sur l’amour, un signe privilégié réside dans la place singulière qu’il accorde à la joie. En effet, celle-ci est un fruit, voire le premier fruit de l’Esprit (Ga 5,22) qui est répandu en nos cœurs par la charité (Rm 5,5) [29]. Ce thème était déjà au cœur de la pensée du théologien bavarois [30]. Il en est de même chez Benoît XVI [31]. J’oserais dire que sa théologie est identiquement une théologie de la joie.

Or, le pape connecte étroitement la joie et l’amour. Bien entendu, la joie est aussi liée à d’autres causes comme la vérité [32] ou la persévérance [33]. Plus encore, l’origine pre­mière de la joie est Jésus : « La rencontre avec Jésus Christ vous permettra de goûter intérieure­ment la joie de sa pré­sence vivante et vivifiante, pour en témoigner ensuite autour de vous », disait Benoît XVI aux jeunes rassemblés à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse à Cologne [34]. Voilà pourquoi tant de mystères de la vie de Jésus sont liés à la joie. Ainsi, sa venue en ce monde est une fête (la fête de Noël) et figure parmi les mystères joyeux : « Jésus, le visage de Dieu miséricordieux pour chaque homme, continue à éclairer notre chemin comme l’étoile qui guida les Rois Mages, et il nous remplit de sa joie [35] ». Sa résurrection est source de la joie pascale, « la joie de la ré­surrection » que le pape souligne avec une insistance singulière [36]. Enfin, cette joie qui vient du Christ ne trompe pas, elle est vraie : « la vraie joie est de reconnaître que le Seigneur de­meure parmi nous, compa­gnon fidèle de notre chemin », écrit Benoît XVI au terme de son exhortation sur l’Eucharistie [37] ».

Il demeure que, chaque fois, ce sentiment naît de Dieu en tant qu’il est Amour. La joie est d’abord suscitée par la certitude d’être aimé de Dieu : « La rencontre des manifestations visibles de l’amour de Dieu peut susciter en nous un sentiment de joie, qui naît de l’expé­rience d’être aimé [38] ». En même temps et plus encore que l’amour reçu, c’est l’amour donné et offert qui ré­jouit. Cette joie plus grande naît de notre activité, précisément des actes d’intelligence et de volonté, par lesquels nous aimons Dieu et nous nous abandon­nons à lui. Il est signifi­catif que, dans le paragraphe de l’encyclique qui vient d’être cité, Benoît XVI parle deux fois de la joie et la corrèle au double visage de l’amour : être aimé et aimer [39]. Dans la cita­tion ci-dessus, la joie naît de l’amour reçu : le « sentiment de joie […] naît de l’expérience d’être aimé » ; au terme du paragraphe, elle jaillit de l’amour offert : « C’est alors que grandit l’abandon en Dieu et que Dieu devient notre joie [40] ». Et le verbe « grandit » suggère qu’il existe une grada­tion entre les deux joies. Le Christ, selon une citation de Paul, ne disait-il pas qu’ »il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35) ? Enfin, la communion, dont on verra qu’elle est l’achèvement de l’amour, est source de joie : « Nous célébrons aujourd’hui la solennité de Tous les Saints, qui nous fait goûter la joie d’appartenir à la grande famille des amis de Dieu [41] ».

Ajoutons que la joie chrétienne ne nie pas la souffrance, mais, fondée sur l’espérance, permet de la traverser : « Forts de cette espérance, nous n’avons pas peur des épreuves, qui, bien que douloureuses et difficiles, ne peuvent jamais entacher la joie profonde qui dérive du fait d’être aimé de Dieu [42] ». C’est ce qu’enseigne, par exemple, l’Apocalypse de Jean : « bien qu’imprégnée de références continues aux souffrances, aux tribulations et aux pleurs – la face obscure de l’histoire –, [l’Apocalypse] est tout autant imprégnée de fré­quents chants de louange, qui représentent comme la face lumineuse de l’histoire […]. Nous nous trou­vons ici face au paradoxe chrétien typique, selon lequel la souffrance n’est jamais perçue comme le dernier mot, mais considérée comme un point de passage vers le bonheur et elle est déjà même mystérieusement imprégnée par la joie qui naît de l’espé­rance [43] ».

Enfin, la joie va rarement sans l’humour. Or, le pape Benoît XVI n’est pas dénué de cette vertu qui s’ouvre comme humilité et s’achève comme amour. Je n’en donnerai que deux exemples. Le père Paolo Curtaz, curé d’Introd, dans le Val d’Aoste où se repose le Saint-Père, racontait cet échange qui s’est déroulé le 15 juillet 2006 : « Lorsque nous nous sommes salués, à son arrivée, je lui ai dit : . Il m’a ré­pondu :  [44] ». Au terme des exercices spiri­tuels de la Curie Romaine prêchés par le cardinal Biffi, le 3 mars 2007, Benoît XVI a re­mercié l’archevêque émérite de Bologne pour « son réalisme, son humour » et pour le carac­tère « concret » de ses interventions. Notant aussi « la théologie un peu audacieuse » d’une de ses employées, certainement citée par le cardinal Biffi au cours de ses méditations, le pape a conclu : « Je n’oserai pas soumettre ces paroles  au jugement de la Congrégation pour la doctrine de la foi ».

3) Amour et vérité

On s’étonnera de ce que soit accordée une place aussi centrale à l’amour sans que rien ne soit dit de la vérité. Celui qui avait pris comme devise épiscopale « colla­borateurs de la vérité » l’aurait-il abandonné pour un hypothétique blason pontifical : « coopérateur de la charité » ?

J’émettrais plutôt l’hypothèse selon laquelle il s’est produit un déplacement d’accent. Le professeur, puis l’archevêque de Munich et enfin le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ont considérablement approfondi le thème de la vérité [45]. Assurément, cette insistance tient à la grave crise de la vérité que traverse notre monde occidental ; or, « l’absence de vérité est la véritable misère de l’homme [46] ». Cette insistance est aussi liée à l’exigence et à l’originalité caractéristiques du christianisme. En effet, dès l’origine, la foi chrétienne s’est distin­guée des autres religions sur un sujet central. Celles-ci prétendaient apporter la consolation et le salut en soumettant l’homme à certains rituels et à certaines pratiques, sans rien dire sur l’être même de Dieu. Or, tout en offrant la rédemption, le christianisme se présentait, en plus et avant tout, comme la Révélation – d’en haut – sur Dieu, l’homme et le monde. Autrement dit, loin de traiter du seul bien (bonum), la foi chré­tienne se présentait aussi comme vraie (verum) [47].

Or, désormais, les prises de parole du pape Benoît XVI, sans rien sacrifier à l’importance de la vérité [48], centrent leur attention sur le mystère encore plus crucial de l’amour [49]. Faut-il voir en ce déplacement un effet de la grâce d’état de celui qui n’est plus seulement le gardien de la doctrine mais le Pasteur suprême autant que le Docteur en charge de confirmer ses frères dans la foi ? Un fait est significatif : lors de son dernier acte public comme chef du Sacré Collège des cardinaux, Joseph Ratzinger a condamné avec une force qui a beaucoup ému la « dictature du relativisme [50] » ; comme pape, s’il parle du « rela­tivisme » et le condamne [51], il n’a toutefois pas réitéré sa dénonciation radicale dans l’ho­mélie de la messe d’entrée en conclave.

La visée s’est donc déplacée ou plutôt s’est élargie et a comme intégré la perspective précédente. Désormais, l’amour est devenu le foyer à partir duquel rayonne la Révélation chrétienne et la vérité lui est nécessairement corrélée sans pour autant occuper le centre. Mais comment le pape envisage-t-il désormais la place de la connaissance, de la vérité ? Loin d’être seulement théorique, cette question présente une grande importance pasto­rale. Elle revient en effet à s’interroger : comment le chrétien vit-il de l’amour en vérité ? « Aimez Dieu de tout votre esprit » (Lc 10,27), demandait le Christ ; le Père cherche des ado­rateurs en esprit et en vérité » (Jn 4,23). Nous le verrons (2ème partie, chap. 4), Benoît XVI est fort sen­sible à la notion biblique de « chemin » et à sa progressivité. Il ne saurait donc manquer de don­ner quelques conseils pour baliser le chemin de l’amour.

Pascal Ide

[1] Entretien à la télévision polonaise, lundi 16 octobre 2005.

[2] Le repérage lexical aboutit de nouveau à un résultat significatif, d’abord pour le substantif « amour » (plus de 2.400 occurrences) et le verbe « aimer » (plus de 300 fois). Aussi révélateurs sont les fréquences des termes appartenant au même champ sémantique, notamment : « charité » (plus de 400 fois) ; « affection » (plus de 300 fois) ; « miséri­corde » et « miséricordieux » (plus de 260 fois) ; « amitié » (plus de 170 fois ; on trouve deux mentions de son équivalent grec philia, tous deux venant de l’encyclique Deus caritas est) ; « compassion « et « compatir » (40 fois) ; « tendresse » (plus de 30 fois) ; « pitié » (25 fois) ; « hesed » – terme hébreu signifiant l’amour fidèle de Dieu – (4 fois). Nous verrons plus loin que des termes apparentés appartenant au registre de la donation-ré­ception ou de la communion-unité, et même « éros » et « agapè », font un ‘score’, lui aussi, inattendu.

[3] Par exemple : affirmer que « l’homme est mortel » ne signifie pas que la mort définisse l’être humain.

[4] Audience générale, mercredi 9 août 2006.

[5] Cf. notamment l’un des dialogues les plus célèbres de Platon, Le Banquet dont le sous-titre est De l’amour (il est d’ailleurs cité par l’encyclique Deus caritas est, au n° 11).

[6] Homélie de la messe du deuxième Dimanche de Pâques, 15 avril 2007, à l’occasion du 80ème anniversaire de Benoît XVI.

[7] Audience générale, mercredi 15 novembre 2006.

[8] Pour faire bref et technique, la théologie trinitaire occidentale a surtout développé, depuis saint Augustin, ce que l’on appelle l’analogie « psychologique » qui pense la double procession du Fils et de l’Esprit à partir de l’émission d’un verbe intérieur et de la spiration de l’amour, ou bien les trois Personnes divines en correspondance avec les trois facultés de l’âme : mémoire (Père), intelligence (Fils) et volonté (Esprit).

[9] Homélie de la messe de minuit, dimanche 25 décembre 2005.

[10] Audience générale, mercredi 27 décembre 2006.

[11] Audience générale, mercredi 21 février 2007.

[12] Précisément, l’extase caractérise l’éros (Deus caritas est, n° 4, § 2 ; n° 5, § 3).

[13] Homélie de l’Épiphanie, samedi 6 janvier 2007.

[14] Cf. le développement dans le Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n° 464-469 ; le concile est cité au n° 467.

[15] Discours aux participants du ivème Congrès ecclésial national de l’Église italienne à Vérone, jeudi 19 octobre 2006. On reconnaît dans la formule « l’amour vraiment plus fort que la mort » une allusion au thème central de l’encyclique Dives in misericordia de Jean-Paul II sur la miséricorde divine. Le fait qu’elle ne soit pas citée dit combien Benoît XVI a intériorisé l’héritage et s’inscrit dans la continuité de son prédécesseur.

[16] Homélie de la messe lors de la visite pastorale à la paroisse de Sainte-Anne au Vatican, dimanche 5 février 2006.

[17] Discours d’adieu à l’aéroport international Franz Joseph Strauss, Munich, jeudi 14 septembre 2006.

[18] On trouve les termes « salut » (dans le sens de rachat et non pas de salutation) plus de 500 fois, « sauver » près de 300 fois, « rédemption » plus de 50 fois, « racheter » et « rachat » une quarantaine de fois, « justification » un peu moins de 20 fois.

[19] Audience générale, mercredi 9 août 2006.

[20] La formule importante de Paul est citée deux fois et une troisième fois, indirectement : Discours aux membres de la commission pontificale biblique, jeudi 27 avril 2006 ; Discours aux participants à la réunion des œuvres pour l’aide aux Églises orientales, jeudi 22 juin 2006.

[21] Homélie en la fête de la Présentation du Seigneur, jeudi 2 février 2006.

[22] Le mot « péché » se retrouve plus de 230 fois (avec « pécheur » et « pécher » : plus de 270 fois), ceux de « chute » et « faute », plus de 20 fois chacun.

[23] Angélus, dimanche 25 février 2007.

[24] Discours lors de la rencontre avec le clergé, Cathédrale Saint-Jean à Varsovie, 25 mai 2006.

[25] La notion de communion est « au cœur de l’autoconnaissance de l’Église » (Jean-Paul II, Discours aux évêques des États d’Amérique latine, 16 septembre 1987, n° 1, Insegnamenti di Giovanni Paolo II, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1987, tome 3, p. 553).

[26] Cf. Congrégation pour la doctrine de la foi, « Lettre sur certains aspects de l’Église comprise comme com­munion », 28 mai 1992, in La Documentation catholique, n° 2055, 1992, p. 729-734.

[27] Étrangement, le terme « amour » n’apparaît pas une seule fois dans le texte de la Lettre sur l’Église-communion citée à la note précédente, mais seulement dans une note (n. 68) qui, en plus, est une citation : « L’Église est une […] par l’unité de la charité, parce que tous sont unis dans l’amour de Dieu, et entre eux dans l’amour mutuel » (Saint Thomas d’Aquin, Expositio in Symbol. Apost., a. 9).

[28] Audience générale, mercredi 29 mars 2006.

[29] Cf. Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 28, introduction. Thomas parle d’ »effet ». Cf. H. D. Noble, « La joie de la cha­rité d’après St. Thomas d’Aquin », Année théologique, 1941, p. 1-23.

[30] Cf. Bruno Le Pivain, « Gaudium de Veritate : aux sources de la joie véritable », Joseph Ratzinger au-delà des clichés, Dossier de la revue Kephas, 17 (janvier-mars 2006), p. 45-56.

[31] Ses interventions font plus de 900 fois appel au substantif « joie » ; avec l’adjectif « joyeux » et le verbe « se réjouir », le chiffre s’élève à largement plus de 1.100 occurrences.

[32] « Cette histoire consiste dans le fait que l’homme, en vivant dans la fidélité au Dieu unique, fait lui-même l’expérience d’être celui qui est aimé de Dieu et qu’il découvre la joie dans la vérité, dans la justice, la joie en Dieu qui devient son bonheur essentiel » (Deus caritas est, n° 9).

[33] « Le don de la persévérance nous donne la joie » (Rencontre avec les séminaristes du Séminaire romain Majeur, samedi 17 février 2007).

[34] Discours d’accueil des jeunes, Cologne, Poller Wiesen, jeudi 18 août 2005

[35] Audience générale, mercredi 24 août 2005.

[36] Par exemple Homélie de la messe de la Solennité de Pentecôte, dimanche 15 mai 2005 ; Homélie de la messe de la Toussaint, mercredi 1er novembre 2006 ; Homélie de la célébration de la pénitence avec les jeunes du diocèse de Rome, en préparation à la vingt-deuxième journée mondiale de la jeunesse, jeudi 29 mars 2007 ; etc.

[37] Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum caritatis sur l’Eucharistie, source et sommet de la vie et de la mission de l’Église, 22 février 2007 [désormais citée par son titre latin], n° 97.

[38] Deus caritas est, n° 17, b.

[39] Le chapitre suivant montrera que cette distinction réception-donation structure en profondeur la pensée de Benoît XVI.

[40] Ibid.

[41] Angélus, mardi 1er novembre 2005.

[42] Homélie au stade « Bentegodi » de Vérone, jeudi 19 octobre 2006.

[43] Audience générale, mercredi 23 août 2006.

[44] Propos rapportés par Salvatore Mazza, l’envoyé spécial du quotidien italien Avvenire, dimanche 16 juillet 2006.

[45] On sait combien il est omniprésent dans les conférences et les ouvrages de Joseph Ratzinger. Sur ce sujet, cf. Serge-Thomas Bonino, « . Joseph Ratzinger et la vérité », Joseph Ratzinger au-delà des clichés, p. 79-88. Sur les relations entre foi et raison, cf. par exemple Cardinal Joseph Ratzinger, « Foi, philosophie et théologie », Communio, X (1985), n° 5-6, p. 24-37.

[46] « Foi, religion et culture. Rencontre des cultures et christianisme », Valeurs, p. 100.

[47] Ce point, notamment développé dans une conférence lors du Colloque 2000 ans après quoi ?, tenu à la Sorbonne, les 25-27 novembre 2000, (Joseph Ratzinger, « Vérité du christianisme ? », La Documentation catho­lique, 2217 [2 janvier 2000], p. 29-35. Repris dans Christianisme. Héritages et destins, Cyrille Michon éd., Paris, Librairie générale française, Le livre de poche. Biblio essais, 2002, p. 303-324), affleure souvent : « J’ai beaucoup approfondi cette question », confie Joseph Ratzinger à Peter Seewald (Voici quel est notre Dieu, p. 186).

[48] Le terme « vérité » se retrouve 862 fois, « véritable » plus de 580 fois, « véritablement » : 180 fois.

[49] Ajoutons d’ailleurs que Joseph Ratzinger n’ignore en rien l’importance de l’amour, comme il sera dit plus bas à propos du « être-pour ».

[50] Homélie de la messe Pro eligendo Romano Pontefice, 18 avril 2005.

[51] Par exemple à l’Angélus du deuxième dimanche de l’Avent 4 décembre 2005, au Discours à la Curie romaine, jeudi 22 décembre 2005, à l’Angélus du dimanche 8 octobre 2006, etc.

23.1.2023
 

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