Amoris laetitia, chap. 8. La continuité de l’enseignement magistériel. Annexes

D) Quelques critères

De ces études citées par le père Valuet, il est possible de tirer quelques critères pastoraux, sans nulle limitation.

1) Du côté des pasteurs

Le prêtre se doit d’éviter deux erreurs opposées : le relativisme et le tutiorisme (rigorisme) ou l’application froide des principes dogmatiques et canoniques [1]. Pour cela, il doit opérer un fin discernement. Il serait peut-être précieux de reprendre et développer les actes que le pape François individualise :

a) L’accompagnement du fidèle

Le cardinal Ouellet offre un certain nombre de critères de discernement :

1’) Exhorter à viser l’idéal

« L’aide pastorale doit encourager les personnes à viser l’idéal à poursuivre [2] ». Encore faut-il bien comprendre que cet idéal n’est pas… idéaliste, c’est-à-dire être pleinement réalisable. De fait, le texte latin parle d’exemplar, « exemplaire », dans les § 34, 36, 38, 57, 303 et 308. Or, il est souvent traduit par « idéal » [3]. Il est d’ailleurs parfois associé à perfectum, « parfait » dans le § 30 (« perfectum exemplar »). Mais l’exemplaire montre une fin déjà vécue, déjà réalisée.

2’) Procéder pas à pas

Ce qui ne signifie pas enseigner la gradualité de la loi. C’est ce que conseille le père Sentis, commentant Familiaris consortio, n. 84 :

 

« Dans certains cas, une décision nette et ferme de pratiquer désormais une continence totale est une bonne décision. Mais parfois, cette manière de procéder ne semble pas judicieuse, en particulier, lorsque les autres vertus sont insuffisamment développées et que la stabilité familiale est fragile. […] Dans ce genre de situation, il semble avisé de procéder de façon progressive [4] ».

3’) Pratiquer un « jeûne eucharistique volontaire »

Ce qui signifie que la décision n’est pas fixe, immuable. Le pasteur invite les personnes à « suivre leur propre conscience en processus de discernement, ce qui peut signifier pour l’accès aux sacrements un ‘oui’ à un moment donné, qui se mute en un ‘non éclairé’ plus tard selon la maturation de la personne ». Cette souplesse, essentielle, est prônée par un certain nombre de pasteurs [5].

b) L’attitude par rapport à l’absolution

Rocco Buttiglione se pose la question de savoir quelle attitude adopter pendant la confession. La question se dédouble. La première concerne le pénitent. En effet, « il est possible que le pénitent ne comprenne pas ou n’accepte pas l’admonition du confesseur et refuse de promettre que, dans la même situation, il ne se comportera pas de nouveau de la même manière ». La question est donc celle-ci : « Le baptisé a-t-il le devoir de se soumettre à la parole du confesseur même contre sa propre conscience ». Il répond avec saint Thomas par la négative [6]. Par conséquent, « il est clair que dans ce cas le pénitent peut être en état de grâce même si le confesseur lui refuse l’absolution ».

La seconde concerne le confesseur face au pénitent dont est exigé le ferme propos de se convertir pour pouvoir recevoir l’absolution. Deux attitudes sont possibles : « Le confesseur peut cependant refuser l’absolution s’il pense que c’est là un instrument pour inciter le pénitent à une réflexion plus approfondie, qui le porte à reconnaître la vérité objective ». Ajoutons que cela suppose que le confesseur ait des doutes sur les dispositions du pénitent [7]. « Mais ce peut être une stratégie pastorale tout aussi légitime de donner l’absolution en engageant le pénitent à continuer une réflexion commune, naturellement après avoir vérifié que l’objection de conscience soit honnête et non factice [8] ».

2) Du côté des fidèles

a) Les critères de discernement

Que les intéressés acceptent de réels efforts d’abstinence.

Qu’ils ne justifient pas leur manque d’abstinence, autrement dit, qu’ils ne se placent pas au-dessus de la loi, ce qui serait pécher par malice. Autrement dit qu’ils décident en conscience en veillant bien à ne pas déclarer bon ce qui demeure un acte transgressif.

L’un des principaux critères de discernement mis en avant est « la stabilité du couple ». C’est ce qu’affirme le cardinal vicaire du diocèse de Rome, Agostino Vallini lors du congrès pastoral diocésain le 19 septembre 2016 :

 

« Quand les circonstances concrètes d’un couple le rendent possible […] qu’on leur propose de vivre dans la continence ; si, malgré tout, ce choix est difficile à pratiquer eu égard à la stabilité du couple, Amoris laetitia n’exclut pas la possibilité d’accéder à la pénitence et à l’Eucharistie [9] ».

b) La décision

Même si, ultimement, la décision relève du for interne de la personne [10], cette instance subjective doit être croisée avec une instance objective, à savoir le pasteur. Rocco Buttiglione le proposait, les évêques de Sicile en font une condition :

 

« Dans certaines circonstances, en ce qui concerne les divorcés remariés selon le jugement du confesseur et en tenant compte du bien du pénitent, il est possible d’absoudre et d’admettre au sacrement de l’Eucharistie, même si le confesseur sait qu’il s’agit pour l’Église d’un désordre objectif [11] ».

3) Du côté des autres fidèles

Il est essentiel d’éviter le scandale. Le cardinal Ouellet fait appel à une analogie avec les cas de mariage non-valide :

 

« Un certain accès aux sacrements a toujours été discrètement pratiqué au for interne en certaines circonstances dans l’Église, quand des pasteurs convaincus de la non-validité d’un premier mariage échoué, mais non démontrable juridiquement, autorisaient certains divorcés remariés à communier dans une chapelle privée ou une paroisse voisine pour éviter le scandale [12] ».

 

Inversement :

 

« Quand on parle du besoin d’éviter une occasion de scandale, il faut préciser que c’est seulement le cas quand les personnes ‘font ostentation’ de leur situation comme si elle était correcte (cf. n. 297). Le scandale pourrait tout autant exister, en cas de déclaration de nullité d’un premier mariage, vu que la majorité de ceux qui les voient se confesser ou communier n’ont probablement pas connaissance de cette nullité [13] ».

Pascal Ide

[1] Cf. cardinal Gerhard Müller, « Saggio introduttivo », Rocco Buttiglione, Risposte amichevoli, p. 22.

[2] Cardinal Marc Ouellet, Dans la joie du Christ et de l’Église, p. 62.

[3] Par exemple, Jacques de Longeaux, « Croissance vers l’idéal et discernement ecclésial », Revue d’Éthique et de Théologie Morale, Dossier Discerner avec Amoris Laetitia. 294 (2017) n° 2, p. 63-76, ici p. 71. Il est vrai que, à l’époque, l’original latin d’Amoris laetitia n’était pas encore paru !

[4] Laurent Sentis, « La question des divorcés remariés dans la perspective d’une éthique des vertus. Prudence et chasteté dans l’enseignement des papes Jean-Paul II et François », Liberté politique, 75 (2017) n° 3, p. 41-51, p. 46.

[5] Cf. François Gonon, La doctrine du Bon Pasteur. De saint Jean XXIII à François, regard d’un curé de paroisse & théologien sur Amoris laetitia, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2017, p. 129-130 ; Rocco Buttiglione, Risposte (amichevoli) ai critici di Amoris laetitia, p. 51-53 ; Thomas Michelet, « Amoris laetitia. Note de théologie sacramentaire sur la communion des divorcés remariés », Revue thomiste, 116 (2016) n° 4, p. 619-645, ici p. 641.

[6] Q. Quodlibetales, q. 17, a. 5.

[7] Cf. Code de Droit canonique, 1983, can. 980.

[8] Rocco Buttiglione, Risposte (amichevoli) ai critici di Amoris laetitia, p. 51 s.

[9] Cardinal Agostino Vallini, « ‘La letizia dell’amore’ : il cammino delle famiglie a Roma », § 4. V, Diocesi di Roma, Congegno Pastorale 2016, p. 13.

[10] « La décision individuelle de ne pas être, dans des circonstances particulières données, en mesure de recevoir les sacrements, ou pas encore, mérite respect et attention. Mais il s’agit aussi de respecter la décision d’une personne qui désire recevoir les sacrements » (Conseil permanent de la Conférence épiscopale allemande, 23 janvier 2017 : « Les évêques allemands renouvellent la pastorale de la famille et du mariage », La documentation catholique, 2527 (juillet 2017), p. 61-66, ici p. 66.

[11] Conférence des évêques de Sicile, Orientations pastorales sur le chapitre VIII d’Amoris laetitia, 4 juin 2017 : La documentation catholique, 2529 (janvier 2018), p. 49-56, ici p. 55.

[12] Cardinal Marc Ouellet, Famille, deviens ce que tu es !, Paris, Parole et Silence, 2016, p. 22.

[13] Mgr Victor Manuel Fernandez, « El capitulo VIII de Amoris laetitia. Lo que queda despuès de la tormenta », Revista Meddelin, 43 (mai-août 2017) n° 168, p. 449-468 : « Chapitre VIII de Amoris laetitia. Le bilan après la tourmente », Paris, Parole et Silence, 2018, p. 17.

15.5.2021
 

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