La théologie du don chez Karl Rahner. De l’autocommunication divine à l’autotranscendance humaine et retour 2/7

C) L’homme comme récepteur

L’autocommunication de Dieu n’est que le premier aspect du mystère chrétien, comme l’avers de la médaille. Tout aussi important est le revers : l’homme. En effet, Dieu se donne. Or, la donation est une relation qui requiert un donateur et un donataire. Et l’homme est le récipiendaire par excellence du don divin, ce qu’il faudra montrer. Telle est la perspective constante de Rahner : voir l’homme comme récepteur du don divin. C’est ainsi que, dès la première ligne de la première étape on lit cette question : « Quel type de récepteur suppose le christianisme pour que son message ultime et le plus essentiel puisse simplement être entendu [1] ? » Rahner lie donc étroitement Dieu et l’homme – au point que, pour lui, la théologie est nécessairement anthropologique – au nom de la dynamique du don, précisément du donum et du datum : « Dieu veut se communiquer lui-même, prodiguer son amour qu’il est lui-même […]. Et Dieu crée celui qu’il peut aimer ainsi : l’homme. Il le crée tel qu’il peut recevoir cet amour que Dieu est lui-même et qu’il peut et doit le recevoir comme ce qu’il est : le miracle éternellement étonnant, le don imprévu, indu [2] ». Mais cette réception ne précède la donation, ni temporellement ni même ontologiquement : constamment, Rahner a voulu tenir que le Dieu même qui se donne dispose celui qui le reçoit : « le Dieu qui se communique suscite lui-même dans celui qui le reçoit l’acceptation de sa communication », et cela « de telle manière que cette acceptation ne rabaisse pas la communication au niveau du pur créé [3] ».

C’est là un thème constant chez Rahner : jamais il ne pense l’autocommunication de Dieu sans penser, dans le même mouvement non seulement la réceptivité de l’homme, mais son adaptation, par le Donateur divin, à Lui-même. Le Dieu qui se donne est celui qui prépare le réceptacle humain. « Si Dieu décide en toute liberté de sortir de lui-même [autrement dit de se communiquer], il doit créer l’homme [4] ». Dieu est à l’image de Dieu ce que, d’une certaine manière, chez Heidegger, Sein est au Dasein.

1) La difficulté

Encore faut-il bien comprendre quel est cet homme qui reçoit Dieu se donnant à lui. Le grand risque est de concevoir le premier, en faisant abstraction du second. Avant de lire ici un risque d’athéisme, Rahner y déchiffre une erreur bien plus grave, qui est tendanciellement athée : faire de Dieu un étant, quand bien même ce serait le premier de tous, le placer au même rang que les objets mondains. Or, l’étant est, par essence, conceptualisable. Mais Dieu est Mystère sacré infini qui déjoue toute manipulation.

Mais on n’échappe au Charybde du dualisme extrinséciste et chosiste que pour tomber dans le Scilla du monisme panthéiste. En effet, surgit l’erreur opposée : rejeter Dieu à ce point loin de l’homme que sa transcendance soit à jamais indisponible ; or, il n’y a nulle communion possible entre deux êtres radicalement différents ; dès lors, plus rien dans l’homme ne peut accueillir Dieu et le recevoir ; davantage encore, l’homme ne serait plus cet être de transcendance.

Comment congédier ce double risque mortel tout en sauvegardant et l’obscurité ineffable du mystère sacré et sa proximité ? Pour cela, Rahner fait appel au concept central de sa théologie, son apport le plus original : celui d’expérience transcendantale, qui elle-même, ne se comprend qu’avec son vis-à-vis, le catégorial.

2) L’expérience transcendantale

L’expérience transcendantale, clé de lecture de toute la théologie rahnérienne, éclaire de l’intérieur la manière dont Rahner comprend le don, précisément la manière dont le sujet connaissant entre en communion avec l’être connu. Cette épistémologie dicte toute une onto(do)logie.

L’exposé sans doute le meilleur de l’expérience transcendantale est celui qu’en fait Rahner à l’orée du TFF, sous le titre modeste : « Quelques problèmes fondamentaux d’épistémologie » [5]. Il y parle de la connaissance spirituelle ; mais sa conception épistémologique vaut aussi de la connaissance sensorielle et de la connaissance scientifique.

Rahner ouvre sa réflexion par un énoncé dense : « Dans l’homme s’affirme sans conteste une unité, dans la différence, entre autopossession originaire et réflexion [6] ». Pour qui sait bien le lire, tous les développements ultérieurs y sont déjà présents. Quelques explicitations ne seront pas inutiles.

a) Deux erreurs opposées

Cette thèse s’oppose à deux erreurs opposées aussi monistes l’une que l’autre [7]. La première privilégie le concept objectivant, c’est-à-dire la rationalité connaissable de la réalité extramentale. Elle est défendue par ce qu’il appelle « le rationalisme théologique », mais aussi par les savoirs séculiers dont l’exemplaire se trouve dans le discours scientifique. La seconde, tout à l’inverse, privilégie l’auto-possession originaire de l’existence, c’est-à-dire l’expérience que le sujet conscient et libre fait de lui-même. On rencontre cette expérience dans la philosophie de la religion qui relève, estime Rahner, d’un « modernisme » classique et dans le subjectivisme par exemple romantique.

Par conséquent, la première position réduit la connaissance à sa relation à l’en-soi de la réalité connue et la seconde à sa relation au pour-soi de l’être présent à soi-même. Cette critique ne se comprendra pleinement qu’avec les développements ultérieurs. En tout cas, il importe d’éviter une méprise que le verbe dense (presque « abrégé » !) de Rahner pourrait favoriser : le rationalisme ne reconduit pas le connaissance à l’objet réel et la philosophie de la religion au sujet spirituel. En effet, dans les deux épistémologies, le double pôle est intégré. L’opposition n’est pas entre sujet et objet de la connaissance mais entre deux actes constitutifs de l’affirmation, les deux moments distingués dans la première phrase : le rationalisme objectivant honore la réflexion et manque l’autopossession originaire alors que le subjectivisme honore l’autopossession originaire mais manque le moment de la réflexion. Or, et c’est aussi le point suivant, dans son acte noétique, l’homme, en droit et en fait, entrelace les deux mouvements.

b) La connaissance dans la distinction statique de ses moments

Rahner veut honorer l’intégralité du processus de connaissance. Celui-ci se déploie en deux moments logiquement (et même chronologiquement) successifs : l’auto-possession originaire et la réflexion [8].

  1. Au point de départ, l’homme vit en relation d’unité avec la réalité. C’est ce que Rahner appelle l’auto-possession originaire ou le savoir originaire.

Il le montre à partir d’une série de cinq exemples : « j’aime », « je suis taraudé de questions », « je suis triste », « je suis fidèle », « j’éprouve de la nostalgie ». Or, ces expériences : a) impliquent autant le sujet (d’où leur expression en première personne) que la réalité extérieure ; b) sont antérieures à toute réflexion (ce n’est pas un hasard si elles impliquent toutes l’affectivité, voire l’engagement libre) ; c) disent « plus » que tout concept objectivant. Par conséquent, au commencement, l’homme vit dans « l’unité plus originaire » de la réalité et de son être-présent-à-soi.

  1. Cependant, ce serait tronquer l’expérience humaine que d’en rester à cette autopossession originaire, à ce savoir premier. Celle-ci comporte aussi un moment de réflexion.

En effet, la réflexion est le moment de la mise en concepts. Mais le concept se caractérise par son universalité ; et ce qui est universel est communicable. Or, le langage est le moyen par lequel nous communiquons. Or, de facto et de jure, l’homme qui vit ce savoir parle, il cherche à communiquer, si imparfaite soit sa conceptualité objectivante et sa traduction dans la réalité langagière. Donc, le savoir originairement incommunicable, tout centré sur le sujet présent à soi, se prolonge, nécessairement, dans le moment réflexif, objectif de communication.

c) La connaissance dans la distinction dynamique de ses moments

Ces deux moments qui viennent d’être distingués statiquement sont dynamiquement unis : la « tension entre le savoir originaire et son concept » se traduit en histoire [9].

Un premier mouvement, de sortie de soi, l’être-présent-à-soi dans son unité avec le réel, cherche à communiquer, à se répandre. Et le moyen par excellence de communication est d’abord la mise en concept, l’objectivation, et ensuite la mise en mot, le langage. Et le sujet qui va ainsi vers l’autre, souligne Rahner, n’opère pas par défaut, puisque qu’il se trouve dans un « accomplissement existentiel ».

Mais ce mouvement d’expansion se double d’un autre mouvement, d’orientation contraire, par lequel le sujet revient à ce savoir originaire qu’il cherche à communiquer dans le concept. En fait cet autre mouvement est plus une nécessité qu’un fait. Rahner montre que le risque du théologien est justement d’être tellement centré sur la conceptualisation et son corollaire, la communication, qu’il en oublie l’expérience primordiale préconceptuelle d’où surgit cette conceptualisation. Il est significatif que Rahner adopte la première personne du pluriel – « le moins du monde compris, à partir de la profondeur de notre existence, ce dont nous parlons en vérité ».

Enfin, il doit s’effectuer un va et vient entre ces deux mouvements de sorte que, dans l’idéal, l’homme – et ici, Rahner pense sans cesse au théologien – cherche à toujours mieux conceptualiser (et donc communiquer) ce qu’il expérimente. Mais d’autre part rien de ce qu’il thématise ne parle à l’autre homme qu’il ne puisse lui-même le rejoindre dans sa propre expérience.

Rahner distingue ainsi non seulement des moments mais des types de connaissance : l’expérience vécue et la conceptualisation communicable. Il serait erroné de les opposer comme l’universel et le singulier. En effet, si l’expérience n’était pas universelle, elle ne pourrait être communiquée ; plus encore, l’expérience véritable est universelle, car elle rejoint ce qui en l’homme constitue son noyau, noyau qui est commun à tout homme. Donc, la différence entre les deux types de connaissance relève de leur medium : dans le cas de l’expérience, le savoir est immédiat, originaire ; dans le cas de la réflexion, il passe par la médiation objectivante du concept.

À ce sujet, on sait combien Rahner lui-même vit ce qu’il dit, combien sa théologie est la thématisation d’une expérience décisive. Dans un précieux développement, Bernard Sesbouë montre notamment que l’expérience, développée par saint Ignace dans les Exercices spirituels, de la « consolation sans cause » est à la racine de la connaissance existentielle et transcendantale [10].

Le développement qui précède demeure encore dialectique : il n’explique pas ce qu’est l’acte de connaître dans son unité.

d) La connaissance dans son unité. Critique de la théorie réaliste de la connaissance

L’unité du connaître se montre à partir de la nature de la connaissance. Celle-ci se définit en creux, par sa critique de la théorie réaliste de la connaissance et en plein, par l’exposé de l’épistémologie rahnérienne : l’acte du connaître, ce que cela suppose du côté du connaissant et du connu.

La représentation habituelle de la connaissance, celle de la théorie réaliste [11], cherche à répondre au problème suivant. Dans la connaissance se font face le sujet connaissant en son intériorité et la réalité, l’en-soi, en son extériorité. Or, l’extérieur ne peut s’introduire dans ce qui est intérieur. Donc, il ne saurait y avoir de connaissance.

La réponse réaliste laisse intacte l’extériorité de l’objet connu mais prône une « correspondance entre énoncé et objet », une adæquatio rei et intellectus, pour le dire dans le vocabulaire scolastique [12]. Rahner ne rentre pas dans le détail mais rappelle seulement deux images classiques sous-tendant cette théorie : celle du tableau et celle du miroir ou du reflet. Pour dresser un tableau complet, il faudrait distinguer l’autre grande réponse à cette difficulté, la théorie idéaliste [13]. Selon celle-ci la connaissance n’est plus la correspondance du sujet sentant et intelligent avec un objet sensible ou intelligible, mais l’acte du sujet connaissant objectivant le connu. Dans la perspective réaliste, l’objet connu actuant le sujet connaissant lui demeure extérieur ; dans la perspective idéaliste, le sujet connaissant connaissant en acte de lui-même, éventuellement par la médiation de l’objet extérieur, demeure immanent à lui-même.

La théorie réaliste de la connaissance est, selon Rahner, fausse pour trois raisons. En premier lieu, elle se représente un sujet délié de toute relation avec le réel, indépendant de lui, à la limite clos ; or, la connaissance requiert une ouverture du connaissant au connu. Ensuite, dans l’autre sens, elle se fonde sur une conception de l’objet indifférent au sujet ; la réalité extramentale, posée pour soi, ferait irruption dans celui-ci ; or, un objet purement extérieur ne pourrait entrer en relation avec l’intimité du sujet. Enfin, une telle théorie identifie l’acte de connaissance à la réflexion objectivante, thématique ; or, ce connaître ne pourrait exister s’il n’était précédé par un savoir plus originaire, inobjectivable. Bref, « la connaissance a une structure bien plus complexe ».

e) La connaissance dans son unité. Exposé de l’acte

Comme nous l’avons vu, la connaissance se déploie en un double acte [14].

Le premier acte est la connaissance originaire. Rahner l’a appelé « autopossession originaire ». Il se caractérise par la concomittance et la non-objectivation. D’abord, dès ce savoir originaire, le sujet et le réel sont concomittants, c’est-à-dire co-présents. Il n’y a pas de moment où l’on pourrait isoler un être-à-soi qui ne serait pas de quelque manière en relation avec le monde. Ensuite, ce savoir est non-objectivant, non-thématique. On regrettera de ne pouvoir le qualifier positivement, mais justement il a ceci de propre qu’il échappe à toute conceptualisation, à toute représentation en forme d’objet. Pour être non-thématisable, ce savoir n’en est pas moins réel, puisqu’il est la source du second acte (et moment) du connaître.

Celui-ci est la connaissance réflexive. C’est elle dont nous avons l’expérience. On pourrait, symétriquement à la précédente, la décrire à nouveau par deux notes. D’abord, cette connaissance fait appel à l’objectivation d’une représentation, se stabilise dans un concept, une image. Ensuite, elle se porte vers l’un des deux pôles du connaître : soit vers l’objet, soit vers le sujet connaissant : il s’agit alors d’une réflexion au sens second ou redoublé (car la réflexion tient autant au mode conceptuel de connaissance qu’à son objet qui, ici, est le sujet). Bien évidemment, cette connaissance réflexive par lequel le sujet fait de lui-même le terme objectivé de son savoir ne s’identifie en rien avec le savoir non-thématique de l’être-à-soi qui embrasse de manière concomitante le sujet et ce qu’il sait.

Enfin, quelles sont les relations entre ces deux moments de la connaissance ? On pourrait en distinguer quatre. La connaissance originaire est :

  1. a) première, alors que la connaissance conceptuelle est seconde. Cette primauté n’est pas seulement chronologique ; elle est aussi ontologique : en effet, elle est fondatrice et condition de possibilité du savoir thématique.
  2. b) permanente : la réflexion ne la rend pas superflue ; bien au contraire, elle la résuppose de manière constante ;
  3. c) surabondante : le savoir originaire thématique est plus riche que toute connaissance conceptuelle ;
  4. d) dernière : l’objet du savoir « ne vise même, au fond, que cet être-à-soi originaire, mis en lumière, du sujet ». Le terme du savoir thématique n’est pas le concept mais la compréhension de la connaissance première. Et, de même que premier dit plus que le commencement – à savoir l’origine –, le dernier exprime plus que le terme – à savoir la finalité.

Pour soutenir un développement souvent aride dans son abstraction, Rahner propose, en fin de paragraphe, quelques exemples : la joie, l’angoisse, l’amour, la douleur. Que ces illustrations soient à nouveau empruntées à la sphère affective est significatif de ce que, pour Rahner, ce savoir originaire prend en compte tout l’humain et pas seulement la relation cognitive au réel. Ces expériences présentent le double trait relevé ci-dessus : d’une part, ressentir est un acte de l’être-à-soi qui englobe aussi un savoir sur la réalité ; d’autre part, éprouver un sentiment est un savoir non thématisé, distinct de la connaissance réflexive par laquelle le sujet se représente le contenu de ce sentiment. On aura aucune difficulté à retrouver les quatre types de relation.

Résumons brièvement. Le savoir conceptuel est la mise en lumière communicable d’un pré-savoir originaire a-thématique. Dit autrement, il exprime le mystère originaire à jamais plus abondant caché dans l’être à soi du sujet spirituel. On retrouvera cette conception mystérique dans la conception rahnérienne du symbole. Elle semble étonnamment proche de la notion balthasarienne de vérité (et de figure).

f) La connaissance dans son unité. Exposé de la « structure » du sujet

Qu’est-ce que cette conception de la connaissance suppose du côté des deux pôles : connaissant et connu [15] ? Si intimement unis soient-ils, si partielle soit une épistémologie réaliste, une compréhension en profondeur de la connaissance suppose qu’on s’interroge sur leur nature. En fait, dans le TFF, Rahner développe presque exclusivement « la structure du sujet [16] ». Ce faisant, il procède aux ultimes éclaircissements sur son épistémologie.

Il l’exprime très clairement en quoi consiste la structure du sujet : « La structure du sujet […] est elle-même une structure a priori, ce qui veut dire qu’elle constitue une loi préalable décidant de ce qui peut se présenter au sujet connaissant, et de la façon dont elle se fait ». Dit autrement, loin d’être indifférencié, simple tabula rasa, le sujet est comme prédéterminé, prédisposé à ce qui lui fait face, étymologiquement l’ob-jet.

Rahner montre cette structure en faisant appel : a) à une induction tirée des sens : « Les oreilles, par exemple, témoignent d’un loi a priori, et, pour ainsi dire, d’une structure qui détermine qu’à elles seules des sons peuvent se faire connaître. Ainsi en va-t-il également pour les yeux, de même pour tous les autres organes de connaissance sensorielle »

  1. b) à une image : « Même un trou de serrure constitue une loi a priori décidant du type de clef qui convient, cependant qu’il relève précisément par là quelque chose de cette clef ».
  2. c) et surtout à un raisonnement syllogistique : il n’y a de connaissance que déterminée ; or, la réalité sensible se présente dans une « profusion de possibilités » ; il appartient donc au sujet de « se frayer un chemin », d’opérer un tri ; or, c’est ce qu’opère une structure a priori ; donc, tout acte de connaissance requiert la présence d’une structure a priori dans le sujet.

Rahner applique ensuite cette loi générale au cas de la connaissance spirituelle, c’est-à-dire intellectuelle, et de la connaissance spirituelle par excellence qu’est la connaissance de soi, la connaissance réflexive. Il l’appelle « autopossession de type subjectif », ce que Thomas nommait, à la suite de Denys, la « reditio completa ». D’où la question : quelles sont les structures a priori de cette autopossession ?

Rahner répond en identifiant cette structure a priori avec la « pure ouverture à absolument tout, autrement dit à l’Être en général ». La réponse semble unique ; en fait, nous le comprendrons mieux tout à l’heure, elle procède en deux temps : l’Être ; Dieu.

La première proposition, au fond très classique, est démontrée par rétorsion. Le déni, le soupçon rature in actu exercito ce qu’il affirme in actu signato : « la contestation d’une telle ouverture illimitée de l’esprit à absolument tout pose une fois encore de façon implicite une telle ouverture et la confirme ». Le sujet connaissant est donc depuis toujours déjà ouvert à l’être. Or, l’être est, par nature, sans limite. Donc, par l’ouverture du savoir, le sujet transgresse sa propre finitude, surmonte sa limitation ; il le fait sur mode subjectif, non objectivé. De plus, être et vrai sont convertibles. Par conséquent, le sujet est depuis toujours déjà en possession de la vérité, « s’éprouve en possession d’un tel savoir », quoique celui-ci soit, par nature, dépourvu de tout contenu thématique.

Comment nommer cette ouverture qui vient d’être décrite [17] ? Rahner l’appelle « expérience transcendantale ». Substantif et épithète méritent l’attention. Il s’agit d’abord d’une expérience : nous faisons tous l’expérience, indubitable et originaire, d’un savoir non-thématique, un « toujours-déjà ». Ici, expérience s’oppose au discours réflexif dont le risque permanent est d’oublier ce socle fondateur. Il n’y a pas de discours, et cela vaut particulièrement pour la théologie, qui ne trouve son enracinement dans le terreau de l’expérience. Cette expérience, ensuite, est transcendantale. Ce qualificatif présente un double contenu sémantique : a) condition nécessaire de possibilité (du côté du sujet) ; b) ouverture vers une transcendance (c’est-à-dire vers la structure intelligible de l’objet). Or, l’épistémologie de Rahner veut tenir ensemble, dans l’unité de l’être-présent-à-soi, les requisit du sujet et le monde, dit autrement le « ce-vers-quoi » (Woraufin) qu’est le monde et le « ce-à-partir-de-quoi » (Wovonher) qu’est le sujet.

Rahner parle aussi parfois de l’homme comme « être de transcendance ». En effet, transcende ce qui dépasse ; or, ce qui dépasse l’homme, lui pose question, voire l’inquiète, naît avant tout de cette ouverture à l’être ; mais cette ouverture vient de l’esprit et, de ce fait, a pour propriété d’être infinie. Ces cinq termes – l’homme, la transcendance, l’ouverture à l’être, l’esprit, l’infini – sont donc étroitement connectés, mais selon un certain ordre : « L’homme est ouverture absolue sur l’être, ou en un mot : « L’homme est esprit ». La transcendance sur l’être est la constitution fondamentale de l’homme [18] ». « L’homme est être de transcendance pour autant que toute sa connaissance et son acte de connaître ont pour fondement la préappréhension de l’ »être » en général dans un savoir non thématique […] portant sur l’infinité de la réalité [19] ».

Comment nommer le terme corrélatif de transcendantal ? Celui-ci qualifie l’ouverture du pôle subjectif, préréflexif de l’intelligence. Or, celle-ci poursuit son opération dans le moment réflexif. Rahner qualifiera symétriquement l’acte de la raison thématique catégorial [20].

Enfin, Rahner tire, comme en passant mais non sans le souligner, une conséquence dont on ne finira pas de peser la justesse… et la problématicité. Il faudrait lire la longue phrase, constituée de quatre conditionnelles et d’une conséquence. La proposition qui nous intéresse principalement est la quatrième conditionnelle : « si l’on se dit que jamais, à partir d’elle-même, elle [l’expérience transcendantale] n’éprouvera l’attrait de la nouveauté d’un objet survenant d’aventure [21] ». Autrement dit, l’attitude transcendantale conduit à une négation de toute nouveauté ; elle favorise la continuité entre le sujet et tout ce qui, depuis toujours déjà là, mesuré par l’être-à-soi, peut lui arriver. Les termes employés par Rahner, homogènes à l’expérience transcendantale, relèvent une nouvelle fois du registre lexical de l’affectif, du vécu.

g) Confirmations

Cette distinction entre transcendantal et catégorial, Rahner l’ébauche déjà dans sa thèse de philosophie, Geist im Welt. Hors les mots, en effet, le contenu est identique : « ma conception fondamentale est absolument restée la même », confie Rahner dans la nouvelle édition [22]. Or, cette thèse se présente comme un commentaire d’un unique article (!) de la Summa theologiæ, Ia, q. 84, a. 7, sur la conversio de l’intellect humain au fantasme. Par conséquent, Rahner estime que l’épistémologie thomiste confirme et plus encore fonde son propos. Résumons le coeur de son propos. L’esprit de l’homme se caractérise par deux opérations qui lui sont absolument propres : l’abstractio et la conversio. Or, « l’abstractio est la révélation de l’être en général » et « la conversio est l’engagement dans le lieu et le présent concrets de ce monde fini ». Donc, l’esprit humain se notifie par une bipolarité infini-fini. Or, le transcendantal est l’ouverture inconceptualisable à l’être, alors que le catégorial est sa présence au sensible. On peut donc réinterpréter l’analyse thomasienne du double mouvement ascendant d’abstraction et descendant de conversion à l’image de la distinction transcendantal-catégorial [23]. Passant de la perspective ontologique à la perspective théologique, on rencontre un nouveau couple de relations en relation bijective avec le premier : l’ouverture à l’être « place l’homme devant Dieu » et l’engagement dans l’historique « fait de Dieu l’Inconnu lointain ». Or, le christianisme est la révélation non pas d’un Dieu éternel, mais de Dieu entré dans le monde, Jésus de Nazareth. Donc, et c’est ainsi que s’achève l’ouvrage, « la métaphysique thomiste de la connaissance est chrétienne quand elle rappelle l’homme dans le présent concret de son monde fini [24] ».

Ce que L’esprit dans le monde établit, en pure philosophie, pour la structure de l’homme, l’autre ouvrage philosophique de Rahner, lui aussi dans la mouvance thomiste [25], mais se proposant comme une philosophie de la religion ouvrant à la théologie chrétienne, L’homme à l’écoute du Verbe [26], le montre, de manière encore plus prochaine. Dans ce livre dont Balthasar dit qu’il « est certainement le plus beau de Karl Rahner [27] », celui-ci ne part plus seulement de la structure de la connaissance dans l’unité de ses deux mouvements mais, plus radicalement, de l’unité originaire entre l’être de l’étant et sa connaissance, cette unité portant un nom : la luminosité : « L’être des étants est lumineux en lui-même. L’être « est », de lui-même, luminosité [28] ».

Ainsi, l’homme se caractérise à la fois par l’autopossession (la présence à soi, consciente et libre) et l’ouverture transcendant toute limite (autrement dit à Dieu), ou plutôt comme l’unité de cette double note. Ici se condense tout l’apport original de Rahner : l’homme ne peut se connaître comme étant que parce qu’il est ouvert à l’être, donc au Mystère de Dieu.

Le point de départ n’est plus seulement noétique, mais métaphysique et épistémologique « Qu’est-ce que l’être de l’étant en tant que tel ? », se demande Rahner. Réponse : « C’est dans cette compréhension de l’être que consiste l’existence de l’homme ; il ne s’agit donc plus de rapporter l’homme à l’être, mais il faut que cette compréhension de l’être soit rapportée à elle-même dans l’homme, où elle est toujours donnée. En cela nous sommes en plein accord avec saint Thomas. Pour lui aussi, la compréhension de l’être ne résulte pas après coup de la connaissance d’un étant singulier, mais la précède comme sa condition de possibilité [29] ».

h) Application à Dieu

En montrant l’ouverture du sujet à l’être, je n’ai fait que la moitié du chemin : l’expérience transcendantale ouvre à Dieu [30]. En fait, Rahner ne prend pas la peine de le démonter. On pourrait toutefois restituer son raisonnement : l’ouverture de l’homme est infinie ; or, Dieu et Dieu seul est l’être infini ; Dieu se trouve donc déjà donné dans l’être-présent-à-soi de tout savoir subjectif. Dieu est donc doublement présent : à titre originaire, dans le « ce-à-partir-de-quoi », à titre final, dans le « ce-vers-quoi ».

De cette ouverture originaire à Dieu, Rahner tire un certain nombre de conséquences. D’abord, puisque l’expérience transcendantale est non-thématique, ce savoir originaire de Dieu est « non thématique », « implicite », « non chosifiable », « de type subjectif », « silence » et, selon un mot qui a fait fortune, « anonyme ». Ensuite, Dieu apparaît comme « le mystère sacré », « l’Insaisissable », la « transcendance irréductible ». En effet, le savoir non-thématique n’est, par nature, pas dicible. Par ailleurs, paradoxalement, le mystère de Dieu « est ce qui va de soi [31]« , ce qui est familier. En effet, il n’y a pas expérience plus familière que celle de la connaissance. Or, tout savoir se fonde sur notre ouverture transcendantale qui elle-même vient de Dieu et oriente vers lui. Donc, on pourrait dire que « nous sommes dès [depuis] toujours familiarisés » avec ce mystère ; dit autrement, « toute clarté dans l’acte de comprendre trouve fondement dans la ténèbre de Dieu ».

i) Conséquence. La réponse à l’inflation du savoir

L’approche transcendantale de l’homme est aussi la réponse à la profusion du savoir dont on a vu à l’orée du chapitre qu’elle est une préoccupation centrale chez le dernier Rahner [32] : le savoir sur l’homme « n’est qu’une petite île sur l’océan infini de l’inexploré, une île flottante, plus familière peut-être que ne l’est cet océan, mais qui, en définitive, est portée et n’est porteuse qu’ainsi, en sorte que la question existentielle à celui qui connaît est celle-ci : préfère-t-il la petite île de ce qu’on appelle son savoir ou la mer du mystère infini [33] ? » Face à l’inflation des savoirs catégoriaux, la connaissance transcendantale du mystère demeure toujours préférable. Dans les termes de Hegel, il s’agit de choisir le bon infini contre le mauvais infini ; déjà Héraclite affirmait que mieux vaut l’éternel que le mortel : « Les plus nobles préfèrent une seule à toutes les choses, la glorie éternelle à toutes les choses mortelles [34] ».

j) Difficulté et réponse

Le tournant anthropologique effectué par Rahner constitue une révolution copernicienne – expression qui convient doublement, et en raison de l’inspiration kantienne et en raison du contenu qui centre la théologie sur l’homme et non plus sur Dieu. Il est possible ; plus encore, il est aujourd’hui nécessaire. Par exemple, l’absence d’une christologie transcendantale « dans la théologie traditionnelle expose au danger de tenir les énoncés de la théologie traditionnelle comme des surenchères mythologiques (au mauvais sens) d’événements historiques [35] », autrement dit demeurent extrinsécistes.

Ce constat suscite une objection. Karl Rahner ne présente-t-il pas un démarquage de l’épistémologie développée par la Critique de la raison pure et déjà dans Prolégomènes à toute métaphysique future ? Plus encore que les convergences de vocabulaire (« condition de possibilité », « structure a priori », « transcendantal »), c’est ce que montrent le raisonnement : le sujet trie, par sa propre structure, dans la profusion du réel et en structure son objectivité, son intelligibilité. Or, Kant estimait toute métaphysique de l’être, a fortiori toute métaphysique spéciale à type de théologie rationnelle impossibles. De plus, Rahner ne contredit-il pas ses prémisses résolument non réalistes avec des affirmations finales résolument réalistes, à savoir la capacité pour l’homme de s’ouvrir au don de la transcendance divine ?

Le signifiant est trompeur, non le signifié. En un mot, ce que Rahner appelle structure a priori, pour le sens mais plus encore pour l’intelligence, n’a plus grand chose à voir avec l’a priori kantien : en effet, nous avons vu que l’emploi rahnérien de « transcendantal » conjuguait deux sens : condition de possibilité et transcendance ; or, autant le premier se tient du côté des structures du sujet autant le second dit quelque chose des structures réelles, intelligibles de l’objet ; mais Kant estime inconnaissable la chose en soi. Pour le dire autrement, la structure a priori correspond à ce que la scolastique appelle objet formel ; or, chez Kant, la condition de possibilité porte aussi sur le contenu intelligible, autrement dit sur l’objet matériel : les formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps unifient un divers phénoménal qui, sans elles, demeurerait inconnaissable.

Par ailleurs, pour Kant, le réel est confusion ; pour Rahner, il est profusion. Par conséquent, chez le premier, le sens puis l’entendement construisent la signification ; chez le second, ils le trient, mais continuent à le recevoir et le lire.

De plus, ici, la véritable référence philosophique n’est pas Immanuel Kant mais Joseph Maréchal. Le point est suffisamment connu pour qu’il ne vaille pas la peine de le développer. Or, tout le travail du grand thomiste de Louvain fut de concilier la double approche, kantienne et thomiste, en vue de ménager une ouverture de l’homme à l’infini de la donation divine.

3) Le catégorial

Ce point mériterait d’être développé.

D’abord, le catégorial historique est un existential. Loin d’être un aspect secondaire, il fait partie de l’être de l’homme.

Ensuite, la cause de l’histoire est la liberté. En effet, l’homme est être d’esprit, donc de liberté. Or, la liberté se déploie dans une histoire : ce sont les actes posés qui font l’histoire. C’est ce que dit très clairement un texte de L’homme à l’écoute du Verbe s’interrogeant sur le « mode spécifique » dont « l’homme est esprit » : « C’est comme être historique que l’homme est esprit. Le lieu de la transcendance de l’homme est toujours un lieu historique […]. Or agir librement, c’est déjà, dans un sens essentiel, agir historiquement. Car dans un sens premier, général et métaphysique, il y a « histoire » partout où il y a libre position. C’est que là où il y a une libre position, il y a toujours un processus qui ne peut être ni déduit ni calculé à partir d’une raison générale et préalable [36] ».

4) Conclusio :n l’homme, être donné à soi-même

Si Rahner pense Dieu comme pure auto-donation, il pense aussi l’homme à partir du don, mais comme don à soi. Rahner ne cesse de répéter que l’homme est celui dont « l’être est présence à soi, remise à soi personnelle dans la conscience de soi et la liberté [37] ». L’homme à l’écoute du Verbe développe longuement ce point à partir de la connaissance comme luminosité :

 

« La faculté de connaître, c’est-à-dire le degré de présence à soi, de luminosité interne pour soi, est parallèle et proportionnée au degré de faculté d’être, c’est-à-dire au degré selon lequel un étant participe à l’être malgré et contre son non-être. Et à l’inverse : le degré de faculté d’être se manifeste dans le degré selon lequel un étant est capable de revenir sur soi-même, de se réfléchir sur soi, d’être lumineux pour soi [38] ».

 

Cette autopossession de soi s’effectue selon les deux modalités complémentaires de la conscience et de la liberté, qui correspondent aux deux puissances classiquement distinguées par Thomas : intelligence (ici spécifiée par l’autoconnaissance de soi) et volonté (ici spécifiée par l’autodétermination).

Traitant de l’identité de l’homme, Rahner n’oublie pas d’articuler sa double polarité originaire et personnelle :

 

« Ce qui est caractéristique de l’homme […] est certainement l’autoremise à soi-même [voilà pour le don à soi], non moins que la relation au tout absolu de la réalité [voilà pour le don 1 qu’est l’immanence du monde] et à son fondement originaire [voilà pour le don 1 qu’est la transcendance divine] [39] ».

 

La réflexion anthropologique rahnérienne identifie l’essence humaine à son auto-réflexion – notion d’importance, que la scolastique n’ignorait pas (la reditio completa ad seipsum), mais considérablement enrichie grâce à l’idéalisme allemand. Cet effacement de la problématique classique de l’essence et de la substance au plan créé n’est pas sans relation avec l’identification de l’union hypostatique à une union conscientielle et de la Personne y compris divine à un centre de liberté et de conscience.

Il faut enfin préciser que, si prégnante soit la forme réflexive auto-, Rahner n’oublie jamais la leçon de l’épistémologie thomasienne, à savoir que l’auto-position de soi par soi, l’auto-réflexion demeure, pour l’homme, médiatisée par autre que soi, à savoir par les réalités extérieures et sensibles [40].

Pascal Ide

[1] TFF, p. 37.

[2] « De la relation de la nature et de la grâce », tome 3, p. 24-25.

[3] « Quelques remarques sur le traité dogmatique De Trinitate », tome 8, p. 133. Souligné dans le texte.

[4] Dieu Trinité, p. 101. Dans le même paragraphe : « La communication que Dieu fait de lui-même un Dieu personne et libre […] suppose, pour la recevoir, un sujet de caractère personnel ».

[5] Cet exposé est bien entendu préparé dans les deux ouvrages capitaux déjà cités : L’homme à l’écoute du Verbe et L’esprit dans le monde.

[6] p. 28. Souligné dans le texte.

[7] TFF, p. 28.

[8] TFF, p. 28-29.

[9] TFF, p. 29-30.

[10] Cf. Bernard Sesbouë, Karl Rahner, coll. « Initiation aux théologiens », Paris, Le Cerf, 2001, chap. 2 : « L’inspiration spirituelle d’une œuvre ». Dans un texte tardif qui est une fiction, Rahner attribue à saint Ignace de Loyola un long monologue. Si ce texte théologique au sens académique du terme, en revanche, il contient vraisemblablement des éléments autobiographiques :

« [J’ai] fait l’expérience de Dieu, de Dieu innommable et insondable, de Dieu silencieux et pourtant proche, de Dieu qui se donne dans sa Trinité [rappelons que c’est le fondateur de la Compagnie de Jésus qui parle]. J’ai expérimenté Dieu au-delà de toute image et de toute représentation. J’ai expérimenté Dieu qui ne peut d’aucune façon être confondu avec quoi que ce soit d’autre quand il se fait proche ainsi lui-même dans sa grâce. […]

« Je l’ai dit dans mon Récit du pèlerin, ma mystique m’avait donné une certitude de foi telle qu’elle serait restée inébranlable même si l’Écriture n’existait pas. N’en avez-vous pas été effrayés ? Un tel propos ne m’expose-t-il pas facilement à être accusé de mysticisme subjectiviste et d’indifférence à l’égard de l’Église ? […] Je dirai plus tard pourquoi une telle expérience immédiate de Dieu ne supprime ni le rapport avec Jésus ni le lien avec l’Église qui en découle. […]

« Dieu peut et veut agir directement envers sa créature, et l’homme peut réellement expérimenter que l’événement se produit, il peut saisir comment Dieu dans sa souveraine liberté dispose de sa vie d’homme. […]

« [Prenez] garde de succomber aujourd’hui à la tentation de penser que la silencieuse incompréhensibilité, qui est hors de tout mode d’être et que nous appelons Dieu, ne peut et ne doit pas, pour être elle-même, se tourner vers nous dans un libre amour, venir au-devant de nous, nous donner elle-même, depuis le centre de nous-mêmes où elle est présente, le pouvoir de dire ‘Tu’ à celui qu’aucun nom ne peut nommer. C’est là un miracle incompréhensible qui fait voler en éclat toute votre métaphysique ; pour en saisir la possibilité il faut en oser la réalité. C’est le miracle qui lui-même appartient à l’indicibilité de Dieu, laquelle resterait une formalité vide, et donc soumise derechef à votre métaphysique, si nous n’en faisions l’expérience précisément dans son inclination vers nous » (Karl Rahner, Discours d’Ignace de Loyola aux Jésuites d’aujourd’hui, trad. Charles Ehlinger, Paris, Centurion, 1979, respectivement p. 11, 12, 15 et 29).

[11] TFF, p. 30.

[12] Cf. par exemple ST, q. 16, a. 1.

[13] Pour un exposé très clair, en faveur de la thèse réaliste thomiste, cf. Roger Verneaux, Épistémologie ou critique de la connaissance, cours « Bibliothèque thomiste », Paris, Beauchesne, nouvelle édition, 1965.

[14] TFF, p. 30-31. Rahner semble parfois distinguer ces deux actes comme le savoir (non thématique) et le connaître (thématique). Mais on observe un certain flottement dans le vocabulaire, à moins que ce ne soit dans la traduction. Il en est de même à propos des deux expressions « être-présent-à-soi » et « être-à-soi ». La première, utilisée p. 28-29, se distingue de la réalité extérieure ; par exemple dans cette citation : « une unité plus originaire de la réalité et de son être-présent-à-soi » (Ibid., p. 28). La seconde, employée p. 30 s, au contraire, englobe, au plan du savoir concomitant non réflexif, le sujet et son savoir ; par exemple dans ce membre de phrase : « cet être-à-soi concomitant, non thématique, du sujet et de son savoir de soi » (Ibid., p. 32). Il demeure des ambiguïtés, comme dans cette phrase : « L’être-à-soi réfléchi renvoie toujours à cet être-à-soi originaire du sujet » (Ibid., p. 31). Ici, le premier « être)à)soi » renvoie au sens objectif distinguant sujet et réel : en ce sens, il s’identifie à « être-présent-à-soi» ; en revanche, le second « être-à-soi » renvoie au sens non-réflexif englobant de manière concomitante le sujet et ce qu’il sait : il est donc employé en son sens technique. L’absence de stabilisation définitive de ces expressions est la raison pour laquelle je me suis interdit de leur donner un sens rigoureusement technique et ne reprends aucun des deux couples de dénominations.

[15] TFF, p. 32-34.

[16] TFF, p. 32.

[17] TFF, p. 33.

[18] Karl Rahner, L’homme à l’écoute du Verbe. Fondements d’une philosophie de la religion, trad. et éd. comparée par Joseph Hofbeck, Tours, Mame, 1968, p. 103.

[19] TFF, p. 47. Souligné dans le texte.

[20] À noter que Rahner élargit son propos, sans le développer, à tout l’être d’esprit : ce qui vaut pour la connaissance pure, vaut aussi pour la volonté libre. Si l’on souhaitait développer cette remarque, on pourrait dire qu’en effet, l’expérience transcendantale se fonde sur l’expérience d’un écart entre le non)thématique (infini) et le thématique (fini) ; or, on observe le même hiatus au sein du vouloir entre ce que Blondel appelle la « volonté voulante » et la « volonté voulue » (ce qui invite à parler de raison raisonnante et de raison raisonnée ou d’intelligence connaissante et d’intelligence connue).

[21] TFF, p. 34. C’est moi qui souligne. D’où la conséquence : « l’on comprend alors la difficulté de l’entreprise à laquelle nous nous consacrons » (p. 34).

[22] La première édition de ce travail achevé en mai 1936, date de 1939 (Insbrück, Rauch). Cette édition ayant été vite épuisée, Jean-Baptiste Metz, le célèbre théologien allemand et disciple de Rahner se chargea d’une nouvelle édition, avec la « pleine approbation » du maître (Karl Rahner, L’esprit dans le monde. La métaphysique de la connaissance finie chez saint Thomas d’Aquin, trad. Robert Givord et Henri Rochais, Paris, Mame, 1967, p. 9 et 10).

[23] « L’ouverture de l’a priori pour l’a posteriori, du transcendantal pour le catégorial, n’est donc pas quelque chose de secondaire, par exemple une simple combinaison postérieure de deux contenus réels et mentaux adéquatement séparables, mais une détermination fondamentale et positive de l’unique métaphysique de l’homme lui-même ». (Ibid., p. 389)

[24] Ibid., p. 392.

[25] Et d’un thomisme relu à l’aune de la philosophie moderne et contemporaine. On sait que ce fut le reproche de Martin Honecker, le directeur de sa thèse de philosophie qui, de ce fait, la refusa. Voici comment Rahner a réagi : « On dira peut-être : «Mais vous donnez de saint Thomas une interprétation puisée dans la philosophie moderne !» Loin de considérer une telle appréciation comme une critique, l’auteur l’accepte comme une louange. Car enfin, je vous le demande, saint Thomas peut-il m’intéresser autrement qu’en fonction des questions qui s’agitent dans mon esprit et qu’agite la philosophie d’aujourd’hui ? » (Charles Müller et Herbert Vorgrimler, Karl Rahner, Paris, Fleurus, 1965, p. 16).

[26] Le titre allemand – Hörer des Wortes – signifie littéralement : « Écouteur du Verbe » ou « de la Parole ».

[27] Hans Urs von Balthasar, La Théologique. II. Vérité de Dieu, trad. Béatrice Déchelotte et Camille Dumont, Namur, Culture et Vérité, 1995, p. 124.

[28] Karl Rahner, L’homme à l’écoute du Verbe. Fondements d’une philosophie de la religion, trad. Joseph Hofbeck, Paris, Mame, 1968, p. 83. Pour la démonstration, cf. p. 80-83.

[29] Ibid., p. 75. « L’être dont l’homme a une compréhension avant même d’entrer en contact de pensée et d’action avec les étants singuliers ». (Ibid., p. 153)

[30] Cf. TFF, p. 34-36.

[31] TFF, p. 34. Souligné dans le texte.

[32] Cf. notamment Karl Rahner, De la patience intellectuelle envers soi-même, Conférence au Centre Sèvres le 11 avril 1983, suivie d’une Bibliographie française de ses œuvres et d’une sélection de ses écrits originaux les plus importants, coll. « Travaux et Conférences du Centre Sèvres », Paris, Médiasèvres, (35 rue de Sèvres 75006), 1984, 21990.

[33] TFF, p. 35.

[34] Héraclite, Fragments B xxix, Les Présocratiques, éd. Jean)Paul Dumont, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 151, cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 60.

[35] TFF, p. 236.

[36] L’homme à l’écoute du Verbe, p. 202-203.

[37] TFF, p. 141.

[38] L’homme à l’écoute du Verbe, p. 94.

[39] TFF, p. 216.

[40] Cf. L’homme à l’écoute du Verbe, p. 104-106. Cf. l’ensemble de L’esprit dans le monde.

5.3.2022
 

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