Le juste Joseph (4e dimanche de l’Avent, 21 décembre 2025)

 

La liturgie de l’Avent s’incarne dans différentes figures bibliques qui sont autant d’appuis pour attendre le Sauveur : Jean le Baptiste, Marie et, aujourd’hui, avec le premier évangéliste, Joseph. De l’époux de Marie et du père nourricier de Jésus, retenons trois traits.

 

  1. Saint Matthieu dit de saint Joseph qu’il est « un homme juste» (Mt 1,19). Ce mot chargé d’un riche sens biblique : « juste ».

S’il faut en écarter le sens trop juridique qui est le nôtre (l’homme juste est l’homme honnête qui agit conformément à la loi), il ne s’agit pas d’en éliminer le cœur qui est l’obéissance à la loi, c’est-à-dire à rien moins que les Écritures bibliques. Et cette loi est pour lui lumière et vie : « Ta parole est la lumière de mes pas […] ; fais-moi vivre selon ta parole » (Ps 118,105.107). Nous vivons souvent la loi comme ce qui limite et contraint notre liberté, voire nous la suspectons. Même les commandements de Dieu. Ce serait tellement plus facile si l’on pouvait s’autoriser, une fois de temps en temps, une « petite » médisance, un regard adultère, un chapardage à l’étalage ! Joseph, qui obéit aussitôt après avoir entendu le commandement de l’ange, ignore ce conflit. Mais il n’y est pas arrivé d’un coup : il a dû apprendre à accueillir cette loi avec confiance, à la méditer et à y mesurer son existence.

Pour comprendre concrètement ce qu’est un homme juste, il n’y a rien de mieux que de nous tourner vers le psaume ouvrant la totalité du psautier. Il le décrit : « Heureux l’homme » qui « se plaît dans la loi du Seigneur et murmure sa loi jour et nuit ! » (Ps 1,1-2). Surtout, il en offre une image très éloquente : « Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau, qui donne du fruit en son temps, et jamais son feuillage ne meurt » (v. 3). La métaphore biblique est rythmée par trois actes qui sont les trois opérations du vivant, nutrition, croissance et génération (fécondité). Comme l’arbre, premièrement, l’homme juste se nourrit de l’eau inépuisable du ruisseau qui le vivifie. Deuxièmement, il croît à sa vitesse, selon « son temps » (notre précipitation fait que nous ne vivons pas notre grâce d’état : les séminaristes rêvent d’être déjà prêtres et, une fois prêtres, ils rêvent d’être à nouveau séminaristes ; l’adolescent souhaiterait déjà être adulte et, une fois adulte, il continue à nourrir des rêves adolescents d’indépendance ; la personne mariée aspire à revenir à son état de célibataire ; etc.). Troisièmement, ayant respecté ce rythme, l’homme juste produit un « fruit » et un fruit qui demeure (« jamais son feuillage ne meurt »).

Le plus important demeure le premier point : Joseph est juste parce qu’il a fait de la Parole de Dieu sa nourriture et sa vie. En cela, il est très proche de Marie qui médite sans cesse les « rémata : paroles-événements » de Dieu (Lc 2,19.51) et dont le Magnificat, tissé de réminiscences bibliques, montre qu’elle connaît la loi de Dieu par cœur, par le cœur. C’est sans doute cette affinité profonde qui a rapproché le jeune couple.

Et nous, cherchons-nous à devenir ces justes qui aiment la Parole de Dieu, qui la lient tous les jours, la gardent en mémoire et la mettent en pratique ?

 

  1. Nous l’avons évoqué en passant, Joseph est attentif aux signes.

Pour le comprendre, comparons l’attitude de Joseph avec celle du roi Achaz rapporté par le prophète Isaïe, dans la première lecture (cf. Is 7,10-12). Nous sommes en 733. Le monarque assyrien Teglat-Phalaar III menace d’entrer en guerre contre le roi de Juda. Devant cet ennemi très puissant, Achaz se met à trembler, non sans motif. Mais le prophète lui dit qu’il ne doit pas avoir peur devant ce « bout de tisons fumants », car Dieu le protègera. Et, de manière inattendue, il invite Achaz à demander un signe. Le roi s’y refuse pour une raison apparemment pieuse : il ne veut pas tenter Dieu. En réalité, c’est parce qu’il ne veut pas entendre de la part de Dieu une objection à la décision de « realpolitik » qu’il a déjà prise : faire alliance avec l’Assyrie pour bénéficier de sa protection. Il devra en payer le prix : après conclusion du pacte, l’Assyrie exigera que soit construit un autel à ses divinités au sein même du Temple de Jérusalem (cf. 2 R 16,1 s), ce qui conduira Israël au grave péché d’idolâtrie. Ainsi, en n’écoutant pas le prophète, en refusant de demander un signe, Achaz fait plus confiance aux hommes qu’à Dieu, à son jugement politique qu’à la providence divine. Il se trompe lourdement !

Tout autre est l’attitude de Joseph qui sait discerner dans son rêve un signe divin, plus, la présence agissante de Dieu. Ainsi, commente Benoît XVI, « se présente à nous un trait essentiel de la figure de saint Joseph : sa faculté de percevoir le divin et sa capacité de discernement. Seulement à une personne profondément attentive au divin, dotée d’une particulière sensibilité pour Dieu et pour ses voies, le message divin peut être révélé de cette manière. Et la capacité de discernement est nécessaire pour reconnaître s’il s’agissait seulement d’un rêve ou si le messager de Dieu était vraiment venu à lui et lui avait parlé [1] ».

À l’image de celui dont il porte le prénom, cette intelligence de lion au cœur d’enfant qu’était le pape allemand était également sensible aux signes que Dieu lui donnait. Quelques semaines après son voyage pastoral en Pologne et son éprouvante visite au camp d’Auschwitz-Birkenau, il témoigne : « Ce fut pour moi un motif de grand réconfort de voir à ce moment-là un arc-en-ciel apparaître dans le ciel, alors que devant l’horreur de ce lieu, dans l’attitude de Job, j’invoquais Dieu, ébranlé par la frayeur de son absence apparente et, dans le même temps, soutenu par la certitude que, malgré son silence, il ne cesse d’être et de demeurer avec nous. L’arc-en-ciel a été comme une réponse : oui, je suis là, et les paroles de la promesse, de l’Alliance, que j’ai prononcées après le déluge, sont valables aujourd’hui également (cf. Gn 9,12-17) [2] ».

Et nous, sommes-nous attentifs aux signes que Dieu nous donne (par exemple, au hasard : va te confesser ! Réconcilie-toi avec ce parent qui a volé une part de l’héritage et invite-le à Noël !) ou est-ce que nous les fuyons, par peur, voire est-ce que nous nous justifions ?

Ajoutons une réflexion « genrée » car le comportement de Dieu est lui-même genré ! Nous avons souligné les profondes affinités entre Joseph et Marie, affinités qui étaient probablement à la source de leur mutuel attrait amoureux. Non moins grandes sont leurs différences et surtout les différences dans la manière dont Dieu se rapporte à eux par la médiation de l’ange [3] ? Limitons-nous à deux différences. La première est le chemin emprunté par l’ange. Il dialogue avec Marie éveillée ; il monologue avec Joseph dans un songe. Il met ainsi en valeur la capacité relationnelle de la femme et le sens réaliste de l’homme. La seconde concerne le contenu du message angélique, donc divin. Il demande à Marie d’accueillir le Fils du Très-Haut ; il demande à Joseph d’accueillir Marie. Il se produit ici un double enveloppement asymétrique qui révèle une différence masculin-féminin, oubliée, voire suspectée : l’homme enveloppe la femme qui enveloppe l’enfant. Plus qu’à la horde primitive, comment ne pas songer à la parole de Pascal : « Le propre de la puissance est de protéger [4] » ?

 

  1. Enfin, Joseph est donné à l’autre. « Réveillé, il fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit » (Mt 1,24). Ce qu’il fait, il le fait pour l’autre : pour Dieu qui le lui demande ; pour Marie son épouse et l’enfant. Être juste et attentif aux signes ne prend son sens que par le don de soi.

Il y a quelques jours, le 13 décembre dernier, le diocèse de Paris a eu la grande joie de célébrer déclarer cinquante nouveaux bienheureux. Je souhaiterais m’attarder sur l’un d’entre eux, le père Maurice Rondeau, prêtre du diocèse de Meaux qui a donné sa vie sans réserve à Dieu et à ses frères, et est mort d’épuisement, à 33 ans, juste à sa sortie du camp de Buchenwald. L’emploi du temps de la journée au camp de concentration exprime ce don sans restriction. Le jeune prêtre est affecté aux travaux de terrassement (casser des blocs de pierre et les hisser dans des brouettes sur une colline), de 4 heures du matin à 18 heures 30, sans manger :

 

« Il fallait attendre que l’interminable appel se termine pour manger le litre de soupe (dernièrement trois quarts de litre), seul repas qui nous était octroyé. Pendant ce long appel, l’abbé essayait de voir quelques camarades, de discuter avec eux, de traiter une question importante, de faire de l’apostolat. Après l’appel, s’il restait un peu de temps avant la rentrée aux blocs (qui était fixée à 20h, heure après laquelle il était interdit de circuler dans le camp), l’abbé Rondeau en profitait pour aller voir tel militant, tel autre prêtre, aller visiter quelques catholiques qui avaient demandé de s’entretenir avec lui, aller confesser d’autres camarades, etc. 20h, il fallait rentrer. L’abbé n’avait pas fini son travail. Il voyait alors ceux qui étaient dans le même baraquement que lui. C’était le seul moment où nous pouvions l’avoir pour nous. Puis il allait se coucher Je m’allongeais à côté de lui, et chaque soir, il profitait des quelques instants où la lumière du dortoir restait allumée pour lire son bréviaire. C’était le juste sommeil réparateur, puis le lever à 4 heures, la distribution de la sainte communion à quelques militants et la journée recommençait [5] ».

 

Bien que libéré du camp de Buchenwald et ayant survécu à l’évacuation dans des conditions inhumaines (600 prisonniers survivront sur les 5 000), Maurice Rondeau meurt de maladie et d’épuisement le 3 mai 1945. Voici ce qu’un confrère écrit le 13 juin suivant à l’évêque de Meaux, au sujet des derniers moments et des derniers mots du saint prêtre :

 

« Tout ce que le Christ a souffert, nous l’avons souffert. Nous avons souffert sa Passion. Nous avons été vraiment d’autres Christ ! Je pourrais dire, des heures durant, ce que je sais […] et faire hurler des foules d’auditeurs. Mon rôle de prêtre n’est pas de propager la haine […]. Ce que je veux dire et ce que je veux que l’on sache, c’est que nous avons vécu dans ces camps un christianisme intégral, tel le christianisme primitif, et que nous avons vu, de nos propres yeux, l’action du diable !… J’ai vu des miracles […]. Dites à mon évêque ceci : ‘J’ai une expérience formidable en main […] au camp de concentration […]. Cette expérience suppose un don total de soi et l’exige’ [6] ».

 

Et moi-même, en préparant Noël, est-ce que je suis d’abord centré sur moi, ce qui me fait plaisir, ou bien sur l’autre, ce qui lui fera plaisir ?

Pascal Ide

[1] Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 3. L’enfance de Jésus, trad. Marie des Anges Cayeux et al., Paris, Flammarion, 2012, p. 65.

[2] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine, vendredi 22 décembre 2006.

[3] Est-ce le même ? « L’ange du Seigneur » de l’annonciation à Joseph (Mt 1,20) s’identifie-t-il à « l’ange Gabriel » de l’annonciation à Marie (Lc 1,26) ?

[4] Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n. 310, 41 et 310 bis ; éd. Lafuma, n. 797 et 798. Cf. Thérèse Goyet, « Le propre de la puissance est de protéger », Gérard Ferreyrolles (éd.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal. Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Paris, Klincksieck, 1996, p. 333-346.

[5] René Loubert, Lettre à Madame Weston, 16 juillet 1945. Cité dans Timothée Croux et Marie-Laure Gordien, Le bienheureux Maurice Rondeau. Témoin ardent du Christ pour ses compatriotes, Gorges (44190), Yeshoua Éd., 2025, p. 39-40.

[6] Lettre de l’abbé Valentin Grillon-Couturier à Mgr Georges Debray. Cité dans Le bienheureux Maurice Rondeau, p. 48.

21.12.2025
 

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