Nombreux sont les textes où l’Aquinate expose sa pneumatologie, plus précisément son interprétation de la procession de l’Esprit-Saint [1]. Nous choisirons le texte le plus élaboré (qui n’est pas le plus simple, mais le plus complet), celui de la Summa contra gentiles. Notre intention est seulement d’en offrir un plan. Vous trouverez plus loin le texte sans la divisio textus.
Plan
[147] « Chapitre 19. Comment il faut entendre ce qui est dit de l’Esprit-Saint
0) Introduction (intention)
- Instruits par les témoignages des saintes Écritures nous soutenons donc fermement que l’Esprit saint est vrai Dieu, subsistant et personnellement distinct du Père et du Fils. Il faut à présent examiner comment on doit recevoir cette vérité, sous ses différents aspects, pour la défendre contre les attaques des infidèles.
1) Analogie créée
a) Il y a une volonté en tout être pensant
- Pour éclairer cela, il faut d’abord poser qu’on doit trouver une volonté dans toute nature pensante. En effet, de même qu’une chose naturelle est en acte dans son être naturel par sa forme propre, de même l’intellect est en acte, en tant que pensant, par la forme intelligible. Or par la forme qui la fait s’accomplir dans son espèce, une chose naturelle possède une inclination vers ses propres opérations ainsi que vers sa propre fin, que ces opérations lui permettent d’atteindre : ‘tel est un [être], telle est la manière dont il opère [2]’, et il tend vers ce qui lui convient. De la forme intelligible doit donc également découler dans le pensant [in intelligente] une inclination vers ses propres opérations et sa propre fin. Or cette inclination, dans une nature pensante, c’est la volonté, principe des opérations qui sont en nous ; c’est par elles que le pensant opère en vue de sa fin : et l’objet de la volonté, c’est en effet cette fin et le bien. Dans tout pensant, il doit donc aussi y avoir une volonté.
b) Or, l’amour est le principe de tous les actes de la volonté
- Or plusieurs sortes d’actes paraissent relever de la volonté : désirer, jouir, haïr, et d’autres du même genre ; et c’est pourtant l’amour qu’on découvre comme leur unique principe et leur racine commune. Voici comment on peut l’expliquer : comme nous l’avons dit, la volonté dans les choses pensantes est l’équivalent de l’inclination naturelle, aussi appelée appétit naturel, dans les choses naturelles. Or l’inclina[148]tion naturelle vient de ce que la chose naturelle possède par sa forme, dont nous avons dit qu’elle était le principe de l’inclination, une proximité et une convenance avec ce vers quoi elle se meut : il en est ainsi, par exemple, d’un corps lourd dans son rapport avec le bas. Et c’est également ainsi que toute inclination de la volonté vient de l’appréhension d’une chose, par sa forme intelligible, en tant que convenable et attachante. Or s’attacher ainsi à quelque chose, c’est l’aimer. Toute inclination de la volonté, et même tout appétit sensible, a donc son origine dans l’amour. Et c’est en effet parce que nous aimons une chose que nous la désirons si elle est absente, que nous nous réjouissons quand elle est là, que nous nous attristons lorsqu’on nous empêche de l’avoir, que nous haïssons ce qui nous empêche de l’avoir et nous mettons en colère contre lui.
c) Or, il y a une intériorité de l’aimé dans l’aimant
- Ainsi, ce qui est aimé n’est pas seulement dans l’intellect de celui qui aime, mais aussi dans sa volonté ; toutefois, ce n’est pas de la même manière. En effet, ce qui est aimé est dans l’intellect selon la ressemblance de son espèce ; mais il est dans la volonté de celui qui aime comme le terme d’un mouvement est dans le principe moteur qui lui est proportionné, grâce à la convenance et à la proportion qu’il y a entre ce terme et ce principe. Par exemple, il en est ainsi du feu : d’une certaine manière, il va de bas en haut en raison de sa légèreté qui lui confère proportion et convenance avec le haut ; mais c’est par la ressemblance de sa forme que le feu engendré est dans le feu qui l’engendre.
2) Application analogique à Dieu
a) Existence
1’) Existence de la volonté
- Nous avons donc montré qu’il y a une volonté dans toute nature pensante ; or Dieu pense, comme nous l’avons montré au livre l [chap. 44] : il doit donc y avoir en lui une volonté. Non pas, certes, que la volonté de Dieu soit quelque chose qui se surajoute à son essence : comme dans le cas l’intellect, ce n’est pas – nous l’avons montré [I, 45 et 73] – ce qui se passe en Dieu. Mais la volonté de Dieu est sa substance même. Et puisque l’intellect de Dieu est aussi sa [149] substance même, il s’ensuit qu’en Dieu intellect et volonté sont une unique chose. Quant à la façon dont intellect et volonté, distingués dans les autres choses, sont une unique chose en Dieu, on peut l’éclairer à partir de ce qui a été dit au livre I [chap. 31].
2’) Existence de l’acte qu’est l’amour
- Nous avons montré au livre l [chap. 45] que l’opération de Dieu est son essence même, et que l’essence de Dieu est sa volonté [chap. 73] ; la volonté en Dieu n’est donc pas potentielle ou habituelle, mais actuelle. Or nous avons montré que tout acte de volonté est enraciné dans l’amour. Il doit donc y avoir de l’amour en Dieu.
b) L’objet aimé
1’) Exposé
- Comme nous avons également montré au livre l [chap. 74] que la bonté de Dieu est l’objet propre de sa volonté, il est nécessaire que Dieu, d’abord et principalement, aime sa bonté et s’aime lui-même. Or nous avons montré, d’une part, que l’aimé est nécessaire- ment en quelque manière dans la volonté de l’aimant 5 et d’autre part que Dieu s’aime lui-même : Dieu lui- même doit donc nécessairement être dans sa volonté comme l’aimé est dans l’aimant. Or l’aimé est dans l’aimant en tant qu’il est aimé ; et aimer, c’est vouloir quelque chose. Et le vouloir de Dieu, c’est son être, tout comme sa volonté. Dieu est donc dans sa propre volonté par amour, et il ne l’est pas, comme c’est le cas pour nous, de manière accidentelle, mais de manière essentielle. En tant qu’on le considère comme existant dans sa propre volonté, Dieu doit donc être vraiment et substantiellement Dieu.
2’) Conséquence : l’ordre des processions du Fils et de l’Esprit-Saint
- Or quand une chose est dans la volonté comme l’aimé dans l’aimant, elle entretient un certain rapport avec une conception [ce qui la conçoit dans l’intellect] et avec la chose dont on appelle la conception intellectuelle un verbe : en effet, une chose ne serait jamais aimée si elle n’était pas connue d’une manière ou d’une autre. Et ce n’est pas seulement la connaissance de l’aimé qui est aimée, mais aussi l’aimé en tant qu’il est bon en lui-même. L’amour par lequel Dieu est dans la volonté divine comme l’aimé est dans l’aimant [150] procède donc nécessairement à la fois du Verbe de Dieu, et de Dieu [Père] dont il est le Verbe.
c) La modalité de la présence de l’aimant
1’) Par comparaison avec la génération du Fils
- Nous avons montré que l’aimé n’est pas dans l’aimant comme une [chose] pensée est dans une [chose] pensante, par la ressemblance de son espèce ; or toute [chose] qui procède d’une autre par engendrement procède de ce géniteur par ressemblance d’espèce ; il reste donc que le processus par lequel une chose advient dans la volonté comme l’aimé dans l’aimant ne s’effectue pas par voie de génération, alors que le processus par lequel [la pensée d’]une chose est rendue présente dans l’intellect s’effectue, lui, par voie de génération, comme nous l’avons vu [chap. 11]. En tant qu’il procède par amour, Dieu ne procède donc pas comme engendré. Et on ne peut donc pas l’appeler fils.
2’) Absolument
a’) Exposé
- Mais l’aimé existe dans la volonté comme ce qui l’incline et, d’une certaine manière, pousse intérieurement l’aimant vers la chose aimée même ; or dans une chose vivante, l’impulsion, venue de l’intérieur, relève de l’esprit : il convient donc de donner à Dieu, procédant par amour, le nom d’Esprit, comme si son existence était le résultat d’une certaine spiration.
b’) Confirmation scripturaire
- Voilà pourquoi l’Apôtre attribue à l’Esprit et à l’Amour une certaine [capacité d’]impulsion. Il dit en effet dans la Lettre aux Romains, 8 : ‘Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu’ (Rm 8,14) ; et dans la Deuxième lettre aux Corinthiens, 5 : ‘La charité du Christ nous presse’ (2 Co 5,14).
d) La finalité
- Mais tout mouvement intellectuel reçoit son nom de son terme ; or l’amour dont nous venons de parler est ce par quoi Dieu s’aime lui-même ; il convient donc de donner à Dieu, procédant par amour, le nom d’Esprit saint: on a en effet l’habitude d’appeler saintes toutes les choses consacrées à Dieu [3]».
Lecture seule
[147] « Chapitre 19. Comment il faut entendre ce qui est dit de l’Esprit-Saint
- Instruits par les témoignages des saintes Écritures nous soutenons donc fermement que l’Esprit saint est vrai Dieu, subsistant et personnellement distinct du Père et du Fils. Il faut à présent examiner comment on doit recevoir cette vérité, sous ses différents aspects, pour la défendre contre les attaques des infidèles.
- Pour éclairer cela, il faut d’abord poser qu’on doit trouver une volonté dans toute nature pensante. En effet, de même qu’une chose naturelle est en acte dans son être naturel par sa forme propre, de même l’intellect est en acte, en tant que pensant, par la forme intelligible. Or par la forme qui la fait s’accomplir dans son espèce, une chose naturelle possède une inclination vers ses propres opérations ainsi que vers sa propre fin, que ces opérations lui permettent d’atteindre : ‘tel est un [être], telle est la manière dont il opère [4]’, et il tend vers ce qui lui convient. De la forme intelligible doit donc également découler dans le pensant [in intelligente] une inclination vers ses propres opérations et sa propre fin. Or cette inclination, dans une nature pensante, c’est la volonté, principe des opérations qui sont en nous ; c’est par elles que le pensant opère en vue de sa fin : et l’objet de la volonté, c’est en effet cette fin et le bien. Dans tout pensant, il doit donc aussi y avoir une volonté.
- Or plusieurs sortes d’actes paraissent relever de la volonté : désirer, jouir, haïr, et d’autres du même genre ; et c’est pourtant l’amour qu’on découvre comme leur unique principe et leur racine commune. Voici comment on peut l’expliquer : comme nous l’avons dit, la volonté dans les choses pensantes est l’équivalent de l’inclination naturelle, aussi appelée appétit naturel, dans les choses naturelles. Or l’inclina[148]tion naturelle vient de ce que la chose naturelle possède par sa forme, dont nous avons dit qu’elle était le principe de l’inclination, une proximité et une convenance avec ce vers quoi elle se meut : il en est ainsi, par exemple, d’un corps lourd dans son rapport avec le bas. Et c’est également ainsi que toute inclination de la volonté vient de l’appréhension d’une chose, par sa forme intelligible, en tant que convenable et attachante. Or s’attacher ainsi à quelque chose, c’est l’aimer. Toute inclination de la volonté, et même tout appétit sensible, a donc son origine dans l’amour. Et c’est en effet parce que nous aimons une chose que nous la désirons si elle est absente, que nous nous réjouissons quand elle est là, que nous nous attristons lorsqu’on nous empêche de l’avoir, que nous haïssons ce qui nous empêche de l’avoir et nous mettons en colère contre lui.
- Ainsi, ce qui est aimé n’est pas seulement dans l’intellect de celui qui aime, mais aussi dans sa volonté ; toutefois, ce n’est pas de la même manière. En effet, ce qui est aimé est dans l’intellect selon la ressemblance de son espèce ; mais il est dans la volonté de celui qui aime comme le terme d’un mouvement est dans le principe moteur qui lui est proportionné, grâce à la convenance et à la proportion qu’il y a entre ce terme et ce principe. Par exemple, il en est ainsi du feu : d’une certaine manière, il va de bas en haut en raison de sa légèreté qui lui confère proportion et convenance avec le haut ; mais c’est par la ressemblance de sa forme que le feu engendré est dans le feu qui l’engendre.
- Nous avons donc montré qu’il y a une volonté dans toute nature pensante ; or Dieu pense, comme nous l’avons montré au livre l [chap. 44] : il doit donc y avoir en lui une volonté. Non pas, certes, que la volonté de Dieu soit quelque chose qui se surajoute à son essence : comme dans le cas l’intellect, ce n’est pas – nous l’avons montré [I, 45 et 73] – ce qui se passe en Dieu. Mais la volonté de Dieu est sa substance même. Et puisque l’intellect de Dieu est aussi sa [149] substance même, il s’ensuit qu’en Dieu intellect et volonté sont une unique chose. Quant à la façon dont intellect et volonté, distingués dans les autres choses, sont une unique chose en Dieu, on peut l’éclairer à partir de ce qui a été dit au livre I [chap. 31].
- Nous avons montré au livre l [chap. 45] que l’opération de Dieu est son essence même, et que l’essence de Dieu est sa volonté [chap. 73] ; la volonté en Dieu n’est donc pas potentielle ou habituelle, mais actuelle. Or nous avons montré que tout acte de volonté est enraciné dans l’amour. Il doit donc y avoir de l’amour en Dieu.
- Comme nous avons également montré au livre l [chap. 74] que la bonté de Dieu est l’objet propre de sa volonté, il est nécessaire que Dieu, d’abord et principalement, aime sa bonté et s’aime lui-même. Or nous avons montré, d’une part, que l’aimé est nécessaire- ment en quelque manière dans la volonté de l’aimant 5 et d’autre part que Dieu s’aime lui-même : Dieu lui- même doit donc nécessairement être dans sa volonté comme l’aimé est dans l’aimant. Or l’aimé est dans l’aimant en tant qu’il est aimé ; et aimer, c’est vouloir quelque chose. Et le vouloir de Dieu, c’est son être, tout comme sa volonté. Dieu est donc dans sa propre volonté par amour, et il ne l’est pas, comme c’est le cas pour nous, de manière accidentelle, mais de manière essentielle. En tant qu’on le considère comme existant dans sa propre volonté, Dieu doit donc être vraiment et substantiellement Dieu.
- Or quand une chose est dans la volonté comme l’aimé dans l’aimant, elle entretient un certain rapport avec une conception [ce qui la conçoit dans l’intellect] et avec la chose dont on appelle la conception intellectuelle un verbe : en effet, une chose ne serait jamais aimée si elle n’était pas connue d’une manière ou d’une autre. Et ce n’est pas seulement la connaissance de l’aimé qui est aimée, mais aussi l’aimé en tant qu’il est bon en lui-même. L’amour par lequel Dieu est dans la volonté divine comme l’aimé est dans l’aimant [150] procède donc nécessairement à la fois du Verbe de Dieu, et de Dieu [Père] dont il est le Verbe.
- Nous avons montré que l’aimé n’est pas dans l’aimant comme une [chose] pensée est dans une [chose] pensante, par la ressemblance de son espèce ; or toute [chose] qui procède d’une autre par engendrement procède de ce géniteur par ressemblance d’espèce ; il reste donc que le processus par lequel une chose advient dans la volonté comme l’aimé dans l’aimant ne s’effectue pas par voie de génération, alors que le processus par lequel [la pensée d’]une chose est rendue présente dans l’intellect s’effectue, lui, par voie de génération, comme nous l’avons vu [chap. 11]. En tant qu’il procède par amour, Dieu ne procède donc pas comme engendré. Et on ne peut donc pas l’appeler fils.
- Mais l’aimé existe dans la volonté comme ce qui l’incline et, d’une certaine manière, pousse intérieurement l’aimant vers la chose aimée même ; or dans une chose vivante, l’impulsion, venue de l’intérieur, relève de l’esprit : il convient donc de donner à Dieu, procédant par amour, le nom d’Esprit, comme si son existence était le résultat d’une certaine spiration.
- Voilà pourquoi l’Apôtre attribue à l’Esprit et à l’Amour une certaine [capacité d’]impulsion. Il dit en effet dans la Lettre aux Romains, 8 : ‘Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu’ (Rm 8,14) ; et dans la Deuxième lettre aux Corinthiens, 5 : ‘La charité du Christ nous presse’ (2 Co 5,14).
- Tout mouvement intellectuel reçoit son nom de son terme ; or l’amour dont nous venons de parler est ce par quoi Dieu s’aime lui-même ; il convient donc de donner à Dieu, procédant par amour, le nom d’Esprit saint: on a en effet l’habitude d’appeler saintes toutes les choses consacrées à Dieu [5]».
Pascal Ide
[1] In I Sent., d. 10, a. 1-4 ; d. 27, q. 2, a. 2, qla 2 ; Contra errores Graecorum, L. I, chap. 2-4 ; De rationibus fidei, chap. 4 ; Compendium theologiae, L. I, chap. 45-48 ; Summa contra gentiles, L. IV, chap. 19 ; Q.D. De potentia, q. 2, a. 4, ad 7um ; q. 9, a. 9 ; q. 10, a. 2 ; Summa theologiae, Ia, q. 27, a. 1, 3 et 4 ; q. 36, a. 1 ; q. 37, a. 1, ad 2um et 3um ; a. 2, ad 3um.
[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. III, 1114 a 32-b 1.
[3] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles, L. IV. La Révélation, chap. 19, trad. Denis Moreau, coll. « GF » n° 1048, Paris, Flammarion, 1999, p. 147-150.
[4] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. III, 1114 a 32-b 1.
[5] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles, L. IV. La Révélation, chap. 19, trad. Denis Moreau, coll. « GF » n° 1048, Paris, Flammarion, 1999, p. 147-150.