1) Introduction
En 1953, le grand philosophe allemand Gustav Siewerth publiait un ouvrage d’anthropologie philosophique intitulé Der Mensch und sein Leib. Petit par la taille, il est immense par son contenu de sagesse. Quatre ans plus tard, Robert Givord traduisait le livre de cet auteur méconnu, et qui l’est malheureusement toujours aujourd’hui : L’homme et son corps [1].
À l’occasion de la parution en français de la traduction d’un autre livre capital de l’auteur, Metaphysik der Kindheit [2], j’avais prévu de donner une analyse de ce dernier. Mais comme il est particulièrement ardu notamment du fait de ses nombreux présupposés, je m’étais alors attelé à une analyse détaillée de l’ouvrage d’anthropologie. L’analyse qui va suivre et date d’il y a maintenant presque 25 ans, adopte une méthode dont le site offre de multiples illustrations : définition des notions, distinction et même systématisation (là où l’auteur condense ou en reste à des énumérations apparemment indéfinies), problématisation (c’est-à-dire énonciation joignant sujet et prédicat), argumentation. Bref, je tente, autant que possible, d’introduire de l’ordre et de la clarté dans un propos hautement contemplatif, mais aussi hautement spéculatif et abstrait.
L’étude comporte deux volets : une pars destruens que sont visions dualistes de l’homme ; une pars construens qui en est la vision unitaire.
2) Les visions dualistes de l’homme
Siewerth n’est pas tendre pour les théories pédagogiques contemporaines qu’il a côtoyées de près. Elles s’enracinent dans une vision erronée de l’homme, elle-même tributaire d’une métaphysique partielle. Or, l’erreur de l’anthropologie actuelle se résume au dualisme : « Les temps modernes ont aboli l’unité essentielle entre l’homme et la nature [3] » ; le même diagnostic, déjà opéré par la phénoménologie husserlienne, – « La division moderne entre esprit et nature » – ouvre L’homme et son corps (p. 41-44). Je commencerai par suivre le texte de ce dernier livre, car il consacre toute sa première partie à déterminer les sources du dualisme. On peut distinguer une double cause, historique et doctrinale, à cette vision non-unitaire du réel et de l’homme.
a) Causes historiques
Des différentes formes revêtues par le dualisme philosophique, Siewerth en isolent deux : l’une postéreure au christianisme et à la source partielle de la modernité, l’autre antérieure ; qu’il inverse l’ordre d’apparition montre bien qu’il ne cherche pas à faire œuvre historique.
Le premier dualisme vient de Descartes (p. 41-42). Pour lui, l’homme est corps et âme. Or, l’apparition des sciences naturelles a invité à voir dans le corps en général et le corps humain en particulier une réalité étendue, quantitative, mesurable ; en regard, l’esprit s’identifie à la pensée. Mais la res extensa est hétérogène à la res cogitans : « il ne subsiste entre elles aucune relation intermédiaire ». (p. 41-42) A cette différence statique s’ajoute une différence dynamique : le monde matériel est régi par des lois mécaniques d’un déterminisme absolu, alors que le monde de l’esprit est celui de l’esprit transcendant tout déterminisme. Donc le corps est irrémédiablement séparé de l’âme.
Cette vision dualiste n’a bien entendu pas satisfait les successeurs de Descartes qui ont proposé deux solutions, au total aussi erronées que la question qu’elles prétendrent éclairer (p. 42-44). 1. La première possibilité est le parallélisme des deux ordres : il prend la figure de l’occasionalisme de Malebranche ou de la théorie de l’harmonie préétablie de Leibniz. 2. La seconde possibilité est la survalorisation d’un des deux aspects au détriment de l’autre : a) L’idéalisme, dont Siewerth présente la forme la plus systématique, celle que lui donne Hegel, réduit le corps à être un moment, posé et dépassé, dans le devenir de l’esprit : en effet, pour se connaître et se réaliser, l’esprit doit se scinder intérieurement et projeter hors de lui sa réalité comme objet de connaissance et de réalisation ; or, le corps est cette extériorité de l’esprit se posant hors de soi pour mieux coïncider avec soi. b) Le matérialisme, en revanche, fait du corps « le support et le producteur de l’esprit » (p. 43). La raison en est là encore la réduction du corps à un donné calculable ; or, la science mathématique de la nature apparaît comme le moyen de prendre possession de celle-ci, donc comme l’accomplissement de la liberté ; par conséquent, le monisme matérialiste est ce qui semble le mieux honorer la dignité de l’esprit. Il conduit à de multiples conséquences délétères, notamment à l’étatisme tyrannique.
Déjà les Grecs avaient opposé l’homme ou plutôt l’esprit-logos à la nature (p. 44-46). Siewerth parle ici de la « philosophie grecque » comme d’un tout homogène. Mais le reste de l’ouvrage montre qu’il n’est nullement dupe de sa diversité au sein de laquelle il discerne : 1. Platon ou plutôt le platonisme que ses propos visent, caron l’a trop confondu avec le christianisme, 2. la gnose, qui est la dérive extrême et redoutable du platonisme (cf. p. 46), et enfin Aristote qui, tout à l’inverse, n’est nullement soupçonnable d’introduire une quelconque dichotomie entre le corps et l’âme. Le platonisme est dualiste pour une raison différente du moderne : le monde du logos est celui de l’immuable, de l’universel, bref de la perfection et du divin (qui est lié à l’incorruptibilité) ; en regard, la matière est changeante, singulière, imparfaite.
b) Causes doctrinales
Face au témoignage chrétien qui se prononce massivement en faveur d’une vision unitaire, ainsi qu’on le verra, Siewerth s’interroge : « Comment a-t-elle pu se trouver sans cesse refoulée, défigurée ou même supprimée par des représentations et des courants d’idées opposées ? Il est extrêmement éclairant, poursuit-il, pour tout le problème de chercher à élucider cette question ». (p. 50)
1’) Raison d’ordre anthropologique
L’homme tend à confondre les plans de l’être et de l’agir, de la substance et de l’accident. Or, l’expérience opérative tend au dualisme et souligne la hiérarchie. Deux données le montrent (p. 50-52).
La première vient de ce que deux sortes d’événements arrivent à l’homme : les premiers procèdent de lui, de son intériorité : il en est l’auteur ; les seconds lui arrivent de l’extérieur et l’affectent : il les subit. Or, l’intériorité d’où surgissent les premiers est l’âme, alors que les seconds passent toujours par le corps. Mais on valorise spontanément ce qui est actif par rapport à ce qui est seulement réceptif, voire passif. Notre expérience nous pousse donc à distinguer et hiérarchiser les actes qui viennent de l’âme par rapport à ceux qui sont reçus dans le corps.
La seconde donnée, plus décisive, s’enracine dans la hiérarchie des facultés. Les puissances spirituelles sont ontologiquement supérieures aux puissances sensibles, du fait de leur ouverture à l’universel, au simple, au spirituel. Or, « la matière est ce qui disperse, ce qui contracte, ce qui particularise et ce qui pâtit ». Donc, la faculté spirituelle dépend de l’esprit et « transcende absolument les conditions corporelles et organiques ». Par conséquent, l’esprit est supérieur, transcendant à l’égard du corps dont les facultés apparaissent comme « «accidentelles», «inauthentiques» » selon les terminologies scolastique et heideggérienne que Siewerth associe (p. 51). Comment éviter, dès lors, que le corps ne soit pas, face à l’âme, « comme son écho ontologiquement affaibli et son image pâlie » (p. 52) ? La fascination pour la hiérarchie des facultés finit par effacer l’unité de l’essence somato-spirituelle humaine. La différence infinie, pire, l’opposition des facultés sensibles et spirituelles, est projetée sur la différence corps-âme et s’y substitue.
Ajout provenant d’un autre texte écrit à la même époque
L’homme est un être un, essentiellement : même composé d’un corps et d’une âme, ceux-ci forment un être immédiatement un. Par ailleurs, les facultés sont, on le sait, multiples. Or, l’unité précède le multiple et en fonde l’existence. Siewerth n’explicite jamais ce principe métaphysique : la multiplicité n’est rendue possible que par l’existence d’un principe unifiant d’où cette multiplicité émerge. Cette unité n’est pas seulement statique : l’un précédant et fondant le multiple ; elle est aussi dynamique : le multiple émerge de l’unité qui en retour l’ordonne et l’organise : « il doit y avoir un principe intérieur de vie et d’unité, une racine essentielle d’où procède l’organisation partielle, hiérarchique et ordonnée » (p. 53).
Quel peut être ce principe ? Ce ne peut être l’âme seule, car certaines facultés, végétatives et sensibles, exercent un acte organique ; d’ailleurs, cette réponse ferait le jeu du dualisme. Cela pourrait-il être immédiatement l’unité d’essence corps-âme qui constitue la nature humaine ? Siewerth ne se pose pas la question ; mais il est clair que sa réponse est négative. On peut s’aider de saint Thomas pour la justifier. Thomas se demande un moment si le sujet immédiat de l’opération est l’âme.
Il reste donc qu’existe un principe unifiant organisant les facultés et dont elles émergent : « l’organisation des facultés est maintenue enveloppée et rendu possible par un principe d’unité plus profond ». Or, « c’est là sans aucun doute que le cœur et la racine, le centre vital de l’homme un ». (p. 53. Souligné dans le texte)
En quoi consiste le cœur ? Un principe d’unité précédant toute distinction des facultés et la fondant ontologiquement. Mais un disciple de Thomas ne manquera de demander plus avant : le cœur est-il de l’ordre de l’être ou de l’agir ? Plus précisément, est-il l’essence de l’homme, une faculté, un ensemble de puissances, un habitus, une opération ?
En fait, il me semble que, dans son vocabulaire, Siewerth, oscille entre les deux pôles de l’essence et de l’accident. Par exemple : « c’est dans ce centre [le cœur] que l’homme, en tant qu’il a une nature, possède unité et existence [ce qui est de l’ordre de la substance], dans ce centre aussi que la nature vient remplir un moi personnel, ou que celui-ci se sent et s’éprouve comme cette nature humaine [ce qui est de l’ordre de l’opération d’auto-saisie] ». (p. 53)
Quelles sont les fonctions du cœur ? Une phrase dont nous n’avons cité que le début semble en distinguer trois : de ce principe « procède l’organisation partielle, hiérarchique et ordonnée, et c’est dans ce principe que cette organisation se déploie et qu’elle revient toujours ». (p. 53) Autrement dit, le principe qu’est le cœur est 1. la source, 2. le principe d’organisation et de déploiement, 3. le terme des facultés fructifiant en leurs opérations.
Soulignons seulement le deuxième aspect. Si on considère le corps dans son premier aspect, en tant qu’il est époux de la nature, le cœur est le corps ou même la personne en tant qu’il est une partie essentielle de la nature ; or, il joue ce rôle non pas de manière passive, mais en ouvrant les sens à la nature, à l’espace : « Ce n’est que par cet acte nuptial de conception que l’homme se trouve lui-même et se conçoit comme moi concentré en son cœur du fait qu’il s’aperçoit et garde en lui la vie et l’ordre des choses de la nature ». (p. 80) Par son cœur, l’homme s’ouvre tout grand non pas d’abord à lui mais au réel qui se donne dans l’apparition fécondante de sa beauté.
Après ces propos qui valorisent tant l’unité corps-âme, il ne faudrait toutefois pas s’imaginer que Gustav Siewerth en arrive à nier d’abord la distinction réelle qui n’est pas séparation du corps et de l’âme et ensuite la hiérarchie, la différence ontologique entre ces deux principes. C’est ainsi qu’il est affirme qu’il est « légitime et nécessaire de reconnaître ontologiquement une plus haute manière d’être au principe formel d’être, à cause de son immatérialité – c’est-à-dire de sa simplicité et de sa puissance d’actuation » (p. 62).
Quand Siewerth insiste pour dire que tout part du cœur et que tout y revient, il invite à se demander si le cœur n’est pas le « lieu » où s’unifient et s’articulent tout à la fois les trois moments du don.
2’) Raison d’ordre métaphysique
Le dualisme s’enracine aussi dans une certaine manière de comprendre la place de l’homme dans l’univers (p. 54-59). En effet, la hiérarchisation se fait en fonction de la connaissance de soi, de l’ouverture de l’esprit. De ce point de vue, les êtres se graduent ainsi : 1. Dieu en qui être et connaître sont identiques, 2. l’ange chez qui l’être se reçoit mais chez qui il y a pure transparence de soi à soi et 3. l’homme qui n’a aucun accès direct à son intériorité. Dès lors, l’homme apparaît comme une dégradation du modèle divin et de sa réalisation angélique. Siewerth accentue la description négative dans une perspective qui évoque plus Hegel que Thomas : « L’homme est donc l’être où toute lumière propre s’est éteinte […]. L’homme est une limite négative, une réalité déchue dans son être et dans sa nature, un être pénétré de néant de part en part ». (p. 56) [4] Il faut d’ailleurs bien reconnaître que « les grandes lignes du système métaphysique de saint Thomas l’accentuent [cette subordination] fortement ». (p. 55)
Or, quelle est la place du corps dans cette vision hiérarchique ? En positif, il va venir au secours des déficiences de l’esprit, lui apportant la lumière qui lui permettra ensuite d’entrer en lui-même. Mais cela entraîne que le corps est subordonné à l’esprit dont il devient l’ « instrument complémentaire ». (p. 57) A l’image de la dégradation de l’esprit et en en participant, la représentation du corps se trouve aussi dévaluée.
La métaphysique de l’acte et de la puissance confirme la métaphysique de la hiérarchie ontologique. Le corps est à l’âme ce que la puissance est à l’acte. Or, la puissance est ontologiquement inférieure à l’acte. Là encore, Siewerth interprète spontanément ce hiatus dans les termes hégéliens de la négativité : « la «matière», le principe potentiel propre des corps en général et du corps humain en particulier, est la limite négative, la cessation et l’extinction de l’être, donc un non-être, privé de détermination stable, de profondeur unifiante ». La matière est donc « le principe de la déchéance, […], de la dégénérescence, de la dispersion, de la confusion » (p. 58).
3’) Raison d’ordre théologique
Une autre raison, et non des moindres, qui invite à mépriser le corps est une certaine représentation issue de la foi et de la théologie (p. 59-60). Je dis « une certaine », car Siewerth parle d’une « apparente confirmation de la dévalorisation du corps » (p. 59). En effet, nombre de textes lient ensemble le corps ou la chair et le péché, comme Rm 7,25 ; 6,6 ; 7,5. L’Écriture ne dit-elle pas que « la chair et le sang ne peuvent avoir part au Royaume de Dieu » (1 Co 15,50) ? A la fin de l’ouvrage, Siewerth montrera que le péché originel a parfois été interprété comme une disqualification de la chair (p. 158-159). La Révélation biblique semble donc présenter une conception négative du corps.
4’) Confirmation liée à l’expérience
Enfin, cette vision négative de l’organisme ne rejoint-elle pas l’expérience ? (p. 60-61) En effet, l’homme est troublé et opprimé par la faim, l’instinct sexuel, le penchant à la dispersion et à la jouissance sensible ; or, ces réalités sont d’ordre corporel versus les aspirations spirituelles. Et cela vaut particulièrement pour « l’expérience de la vie sexuelle où semble surgir une force démoniaque qui compromet la liberté de la personne » (p. 64). De plus, l’homme n’appelle-t-il pas bestial, animal, ce qui en lui n’est pas digne de lui, ce qui l’enchaîne et l’avilit [5]? Surtout, chaque homme sait qu’un jour il mourra ; or, à la mort, si le corps se dégrade et pourrit, l’âme demeure, dans sa pureté immortelle. D’ailleurs, ne décrit-on pas la croissance dans la vie spirituelle comme une suite de mort et de résurrection, un combat qui renonce aux forces inférieures, celles qui viennent du corps et de la sensibilité ?
C’est la complicité avec ces expériences qui explique, conclut Siewerth, qu’« il y a dans la pensée chrétienne un platonisme caché qui nous livre à de profondes incertitudes » (p. 63) et engendre en nous une « note de mépris » (p. 64). Mais cette attitude est mêlée à la pensée chrétienne, elle ne la constitue pas ; plus encore, elle vient de « représentations archaïques, provenant du paganisme naturel ». (p. 64)
Pour employer un terme qui ne fait pas partie du registre sémantique de Siewerth, le dualisme anthropologique constitue une blessure de l’intelligence et une blessure profonde, car Platon, estime Siewerth avec un optimisme qui nous fait aujourd’hui sourire, est « lu dès l’école » (p. 58).
c) Application en pédagogie
La conséquence de cette « unité perdue », pour une compréhension, anthropologique et pédagogique, de l’enfance est catastrophique : soit l’esprit « accouche de la nature », c’est-à-dire la construit, soit « la nature accouche de l’esprit comme d’un résultat tardif de son développement ». (p. 58) C’est surtout cette seconde direction qu’emprunte les actuelles théories psychologiques de l’enfance, faisant de l’esprit une construction tardive. Dès lors, elles manquent la plénitude originaire qu’elles peinent à retrouver alors qu’elle est depuis toujours déjà là.
d) Remèdes historiques
De même que double est la figure historique du dualisme, double est la réaction qui le combat : le christianisme dans la pureté de son essence versus le platonisme (p. 46-50) ; Heidegger versus Descartes.
1’) Le christianisme
On a vu que le platonisme opposait corps et esprit en se fondant sur la distinction fondamentale du changeant et de l’immuable, ce dernier étant identifié au divin. Mais la Révélation chrétienne opère un double déplacement (p. 46-48). Son centre est le double mystère de la Création et de la Rédemption de l’homme. Or, le geste créateur distingue Dieu de l’être créé ; or, si Dieu est absolument simple, c’est seulement dans la créature que l’on trouve la distinction de la matière et de l’esprit. Dès lors, cette distinction perd sa primauté. Plus encore, la sotériologie émousse son acuité. En effet, « l’opposition du changeant et de l’immuable elle-même ne coïncide plus avec celle du matériel et du spirituel, et perd en importance devant l’opposition entre l’éternel et le créé d’un côté, entre la grâce et l’homme détourné de Dieu, de l’autre ». (p. 47) Un signe en est, estime Siewerth, que, « chez saint Augustin toute la vie des sens peut être enracinée dans l’unité de l’âme spirituelle elle-même ». (Ibid.)
On doit à Thomas d’Aquin d’avoir systématisé cette nouvelle vision chrétienne unitaire de l’homme (p. 48-50). Il ne nie nullement la distinction du corps et de l’âme, tout au contraire. Mais il comprend l’âme, à la suite d’Aristote, comme « la forme substantielle d’un corps animé [6] ». Or, une forme substantielle constitue un seul être avec la matière qu’elle actue. Donc « il est permis, il est même nécessaire de dire que le corps et l’âme sont un seul être construit, pénétré et vivifié par un principe formel ; et que cet être, dans sa totalité, est déterminé par cette pénétration interne et mutuelle des deux principes d’être ». (p. 48-49) L’âme n’a pas seulement besoin du corps pour se connaître ou s’exprimer ; elle est déterminée, dans son être et son existence, par le corps. Siewerth en voit une trace dans les sentiments qui « sont toujours des phénomènes «humains» » (p. 49) : une tristesse, une angoisse ne sont pas plus de l’âme que du corps, et ne peuvent se comprendre que si on ne sépare pas la première du second.
2’) Martin Heidegger
Il faut ici revenir au texte de Métaphysique de l’enfance. Heidegger, explique Siewerth, est celui qui s’est opposé le plus radicalement à la double réduction, soit naturaliste (l’homme compréhensible à partir de la seule nature, c’est-à-dire de ce qu’en disent les sciences), soit idéaliste (l’homme compréhensible à partir de lui-même, c’est-à-dire de son seul esprit). Il a recousu nature et esprit en montrant que l’homme est d’emblée, originairement « être-dans-le-monde », donc situé ou plutôt jeté dans la nature. Plus encore, Heidegger a retrouvé ce qui seul peut unifier nature et esprit, un troisième terme plus originaire : l’être – autrement dit, la perspective métaphysique. En effet, Heidegger estime que l’homme est, dans son propre fond, ouverture originelle, à l’être. Voilà pourquoi il l’appelle Dasein ou être-là, expression que Siewerth reprendra à Heidegger à cause de sa charge métaphysique : le Dasein contient et implique le Sein, l’être. Inversement, l’homme oublie-t-il cette origine qu’est l’être, se coupe-t-il de ce jaillissement originel, et il se retrouve, être-jeté là submergé par l’angoisse. Dès lors, il sépare la nature (notamment la mort) de l’esprit (la démesure de la liberté comme domination technique). Siewerth interprète donc les catégories de l’herméneutique heideggérienne de l’être-là en un sens différent : non plus originaires comme elles le sont chez l’auteur de Sein und Zeit, elles se comprennent à partir du fond qu’est l’ouverture à l’être.
e) Remèdes doctrinaux
D’emblée, nous sommes au cœur de la métaphysique de l’enfance. Tout l’effort de Siewerth sera de montrer que l’enfant est, à l’origine, unité de nature et d’esprit, que cet esprit n’est pas seulement présent à titre potentiel mais actuel.
1’) Théologique
La dévalorisation du corps dont on a vu qu’on la croit parfois chrétienne est en réalité contraire à ce qu’enseigne la foi, autant dans l’Écriture (p. 65-58) que dans la Tradition (p. 68-69).
Siewerth se fait un plaisir d’aligner les textes bibliques valorisant la chair, notamment chez saint Paul. Aux textes qui semblent séparer la chair du Royaume cités plus haut, il oppose ceux qui, tout au contraire, en font l’héritière de la grâce (Rm 8,11 ; 12,1 ; 1 Co 15,53). Une des références clés à partir de laquelle Siewerth pense non seulement la vision chrétienne du corps mais le cœur, principe d’unité, est Rm 5,5 : il y est dit que « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs » ; or, le cœur est « là où l’homme, à la fois corps et esprit, trouve le foyer de son unité vitale ». (p. 66) Le cœur est le centre vital d’unité où s’efface la hiérarchie et différence mortifère entre sensible et spirituel. La seconde référence décisive est, pour lui, la métaphore paulinienne du corps comme « temple du Saint Esprit » (1 Co 6,19-20).
Puis Siewerth cite six Pères de l’Église, quatre orientaux et deux latins, qui confirment que l’interprétation biblique du « corps de péché » et du « corps de mort » englobe la totalité humaine, matérielle et spirituelle.
Siewerth argumente enfin en se fondant sur la théologie de la création et de l’Incarnation. Le point de vue proprement théologique, on vient de le dire, fait primer la distinction créé-Créateur, sur toute autre distinction notamment matière-esprit. Or, « l’humble et le faible, en dehors des rapports créés, lui [Dieu] sont aussi proches que le haut » (p. 71). Que le Verbe se soit fait chair assène le coup de grâce à une pensée exclusivement hiérarchique : « celui qui ne pense que dans la cadre d’une hiérarchie ontologique immuablement fixée, conclut la première partie, ne comprendra jamais que le sein d’une vierge puisse être un tabernacle plus sublime que l’intérieur lumineux d’un esprit connaissant Dieu ». (p. 72)
2’) Philosophique
La raison la plus profonde de l’unité humaine plus décisive que toutes les hiérarchies et toutes les distinctions dualistes tient au ti esti de l’homme. En effet, l’être humain constitue un être d’une essence originale, incomparable à toutes les autres. Or, une essence est, par définition, une ; elle n’est pas un mixte ou un agrégats d’autres essences. Voilà pourquoi l’homme, de par son être, est avant tout une réalité une et non pas multiple. En regard, le dualisme fragmente l’homme en diverses sous-essences dont il serait le composé fragile et accidentel. Dans une puissante vision métaphysique, Siewerth montre donc que la doctrine classique, notamment thomiste, de l’âme et du corps, loin de nier l’unité de l’homme, la fonde.
Avec profondeur, Siewerth ne nie pas qu’il y ait du matériel et du spirituel dans l’homme, ce qui est la tentation des matérialismes et des spiritualismes unilatéraux. Plus encore, il retourne l’argument pour faire de cette union des réalités les plus diverses voire les plus apparemment contraires le spécifique humain. En cela constitue l’originalité de son essence : telle est « l’originalité incomparable et la profondeur insondable de ce foyer où s’unifient tous les principes ontologiques d’être et par lequel l’homme se place au centre de la réalité tout entière, comme l’être distingué par la spiritualité et par la corporalité ». (p. 71) Sierwerth ne nie pas non plus la hiérarchie des facultés. Seulement il la fait passer au second plan : d’abord, car l’unité d’essence prime la pluralité des accidents que sont les facultés ; ensuitecar « les facultés spirituelles proviennent du fond de l’âme » et de celles-ci les facultés inférieures (p. 52) [7] ; or, ce qui est source est premier à l’égard de ce qui en découle.
Par conséquent, comme il n’y a pas plus divers voire plus apparemment contraire que matière et esprit, Siewerth n’hésite pas à déduire que l’homme « est le mystère incomparablement le plus profond de la création ». (p. 71) L’homme n’est pas un composé mais plutôt la merveilleuse synthèse harmonieuse du divers, l’unité dans la plus grande multiplicité. On comprend donc combien les dualismes comme les unilatéralismes passent à côté de ce qu’est l’homme et pourquoi, en regard, toute l’œuvre de Siewerth, notamment L’homme et son corps et Metaphysik der Kindheit, témoigne, fascinée, de l’unité de l’homme.
La seule solution est de revenir à une anthropologie unitaire. Pour Siewerth, le principe d’unité est le cœur. Mais bien comprendre la place du cœur suppose d’abord de comprendre comment le corps, loin de rompre l’unité de l’être humain, l’enracine. Il faut donc exposer en détail l’anthropologie du corps développée par le philosophe-pédagogue dans L’homme et son corps.
Gustav Siewerth propose une éclairante explication de l’illusion dualiste. Celle-ci vient de la confusion indue entre l’opération et l’être, précisément, entre une distinction opérative et une différence entitative. Les facultés humaines sont hiérarchisées : l’esprit domine la sensibilité. Et le dualisme crucifie l’humanité entre d’un côté une âme spirituelle et transparente et un corps matériel et opaque, ontologiquement inférieur. Or, la distinction des facultés concerne l’agit de l’homme, celle du corps et de l’âme, son être profond.
[1] Comme l’explique Siewerth : « tout ce qui dépend de l’âme et de l’esprit transcende absolument les conditions corporelles et organiques. L’homme est donc édifié hiérarchiquement […]. Mais plus il s’agit pour l’homme de se rapprocher, par la connaissance et par l’effort volontaire, de ce genre d’être simple et divin au sens large, plus les forces spirituelles, immatérielles, prennent de prépondérance, si bien que les facultés corporelles, végétatives et sensitives, d’un caractère limité, passent au second rang comme « accidentelles », « inauthentiques » ». Conséquence : « L’être de l’homme, comme unité du corps et de l’âme passe ainsi au second plan derrière la hiérarchie de ses facultés. Ce sont celles-ci qui constituent au sens propre ce que nous appelons notre réalité corporelle livrée à l’expérience ». (p. 51 et 52) Ainsi la hiérarchie et la subordination des activités corporelles à l’esprit, de l’inférieur au supérieur, tend à effacer l’unité beaucoup plus fondamentale qui la sous-tend, celle de l’être, âme et corps. Voici ce qu’il dit plus loin à propos du dualisme pour qui l’âme éternelle est victorieuse du corps corruptible : « Cette représentation, que Platon, lu dès l’école, imprime profondément dans les esprits cultivés, et qui commande ainsi la pensée d’une manière permanente, s’appuie sur la structure hiérarchique des facultés de l’homme qui reçoit un fondement et une justification ontologique », alors qu’elle n’est qu’opérative. D’ailleurs, selon lui, certaines formules de la foi sont ambiguës. (p. 58 et 59)
« La distinction entre système de facultés et unité de substance est de la plus grande signification, car dans le domaine des facultés la réalité corporelle de l’homme se déploie en organes, parties et fonctions végétatives et sensitives qui paraissent opposées aux forces spécifiquement psychiques et avant tout aux forces spirituelles. C’est ainsi qu’on perd facilement de vue l’unité d’être et d’essence de l’homme, à la fois corporel et spirituel » (p. 52 et 53).
Pascal Ide
[1] Gustav Siewerth, L’homme et son corps, trad. Robert Givord, Paris, Plon, 1957, p. 33. Les passages cités indiquent la page dans le texte même.
[2] Gustav Siewerth, Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1957, 21962 : Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001. Cf. site pascalide.fr : « La Métaphysique de l’enfance selon Gustav Siewerth. Note introductive ».
[3] Aux sources de l’amour, p. 11/27.
[4] Je note en passant que si toutes ses remarques sont vraies, elles tendent à faire de la privation un principe par soi et non un principe par accident (cf. Jacques de Monléon, « Notes sur le Livre 1 des Physiques », Revue thomiste, 73 [1973] n° 4, p. 417-433).
[5] Il serait intéressant de faire une étude sur l’usage des noms d’animaux dans les injures (« caractère de chien », « manger comme un cochon », etc.).
[6] Gustav Siewerth, L’homme et son corps, p. 48. On sait que la définition exacte du De anima est différente : « l’âme est l’acte premier d’un corps naturel ayant la vie en puissance, c’est-à-dire d’un corps organisé » (De l’âme, L. II, ch. 2, 414 a 27-28, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21972, p. 80). Mais le sens demeure le même.
[7] Siewerth fait allusion à deux articles de la Somme de théologie (Ia, q. 77, a. 6 et 7), qui constituent un happax dans l’oeuvre de saint Thomas et ouvrent une perspective très suggestive sur l’articulation entre les facultés et entre celles-ci et l’âme. Cf. Joseph de Finance, « Animal raisonnable. Esprit incarné », in Personne et valeur, Rome, Editrice Pontifcia Università Gregoriana, 1992, p. 23 à 41.