« Les vérités amoureuses portent sur la puissance dialectique contenue dans le fait d’expérimenter le monde non à partir de l’Un, de la singularité individuelle, mais à partir du Deux, et donc dans une acceptation radicale de l’autre […]. Donc, l’amour est l’apprentissage existentiel de la dialectique, c’est-à-dire de la fécondité de la différence ». Par exemple, « l’amour de Roméo et Juliette, c’est la diagonale tissée au nom de leur différence – différence qui va être créatrice et non pas résorbée dans une hostilité criminelle [celle qui oppose la bande des Capulet et celle des Montagu] [1] ».
1) Thèse
Sur la pertinence d’introduire « les ressources de la négativité » en Dieu, les avis sont partagés : la théologie traditionnelle, de facture scolastique, s’y oppose résolument ; certains théologiens actuels, comme Serge Bulgakov, Hans Urs von Balthasar, Ghislain Lafont, Giuseppe Maria Zanghi [2] ou Piero Coda [3] y sont favorables – sans pour autant concéder l’inconcédable à l’hégélianisme.
Pour le philosophe et théologien des Foccolari (Piero Coda) [4], la négativité est un « concept limite » au même titre que les notions de « relatio » chez Augustin, « relatio subsistens » chez Thomas, « l’acte de tout donner en retenant tout » chez Rosmini [5]. En effet, la notion de non-être est indispensable pour penser le mystère trinitaire. Bien évidemment, Dieu étant parfait, le concept doit être affranchi de toute connotation négative. Bien évidemment aussi, son intuition s’enracine dans l’intuition de « Jésus abandonné » expérimentée par Chiara Lubich. Voici comment il propose de réinterpréter positivement la notion de non-être ou « les ressources de la négativité » en Dieu. Nous systématisons sa pensée, quitte à l’amplifier ponctuellement.
2) Exposé
Philosophiquement, le non-être présente deux acceptions, et cela, dès Platon : l’une, absolue, qui l’identifie au néant ; l’autre, relative, qui l’identifie à l’affirmation selon laquelle « une chose n’est pas l’autre » (p. 110). Si l’on se recentre sur la personne, le non-être relatif devient un non-être relationnel : une relation n’est possible que parce que les corrélatifs sont distincts, autrement dit, parce que l’un n’est pas l’autre.
Appliquons ces notions à la théologie. La révélation christologique a obligé à introduire le non-être pour parler de Dieu. Considérons brièvement la Trinité immanente avant d’y revenir.
a) Premier tour en théologie trinitaire
In divinis, tout est un sauf la distinction des Personnes qui est réelle. Or, distinguer A de B, c’est affirmer que A n’est pas B, tout en lui étant d’une certaine manière uni (distinguer n’est pas séparer). Donc, il faut affirmer que, dans le Dieu unitrine, le Père n’est pas le Fils ni l’Esprit, etc. L’on voit aussi que le non-être dont il est question est le non-être relatif.
Mais Coda propose d’aller plus loin. La première conclusion sur laquelle toute la théologie, classique et moderne, s’accorde demeure logique : le non-être est relatif (« A n’est pas B »). Mais le nihil présente-t-il aussi une signification ontologique ? Pour le dire avec les termes de notre théologien : « ce non-être relatif exprime-t-il uniquement, et de façon absolue, la subsistance distincte de chacun des Trois, ou bien renseigne-t-il également sur leur relation ? » Autrement dit, est-ce aussi « un non-être relationnel [6] » ?
b) Le non-être en christologie
Pour répondre à cette interrogation, notre auteur doit faire appel à l’économie, c’est-à-dire à l’événement Jésus-Christ qui seul nous révèle l’être trinitaire. En effet, en son essence, le péché (grave) est le refus de Dieu. Et, historiquement, l’époque moderne a placé le non-être et « le non-être négatif », le nihil, au cœur de son expérience, et cela d’une manière « inédite ». Elle l’a fait à travers ce qui s’appelle significativement le nihilisme. Elle l’a fait en affirmant « l’absence » de Dieu et, plus encore, « la mort de Dieu ». Elle l’a fait par une libre décision : « en se ferm[ant] au don de soi en réponse au don de Dieu [7] ». Or, Dieu a répondu par le Christ qui est mort pour notre péché. Qu’a-t-il fait ? Par sa Passion et sa mort, il a vécu « les conséquences tragiques » du péché, et cela par « l’attitude positive parfaite de cet amour qui est don de soi [8] ». Donc, « lors de son événement de mort/résurrection, Jésus est lui-même descendu dans l’abîme du non-être négatif [9] », le « non-être négatif de la fermeture à Dieu et aux frères [10] ». Il a en quelque sorte rempli positivement ce non-être de son amour de donation totale.
Précisons que ce non-être totalement assumé et vécu par le Christ est doublement positif. D’abord, en sa cause, puisqu’il est uniquement mû par l’amour-don. Ensuite, en son effet ou résultat, puisque cette mort débouche sur la vie nouvelle de la résurrection, c’est-à-dire l’être plénier. Ainsi, le non-être est bordé par l’être plénier de l’amour et de la vie en amont comme en aval.
c) Le non-être dans la Trinité immanente
Dès lors, Coda peut contempler le non-être dans le Dieu unitrine. Au nom de l’axiome fondamental (Grundaxiom) de la théologie trinitaire selon lequel nous avons accès à la vie intime de Dieu par l’événement Jésus-Christ. Or, nous venons de voir que, par son Incarnation que prolonge sa Passion, Jésus donne sa vie, c’est-à-dire son être, donc passe par le non-être pour nous sauver. Ainsi, la condition de possibilité de ce non-être se trouve en Dieu. Précisément, l’acte d’amour par lequel le Père donne tout à son Fils est la première kénose. Ici, Coda se fonde sur ses deux auteurs de référence, Antonio Rosmini et Hans Urs von Balthasar [11]. D’un mot, en Dieu, la possession de soi s’identifie la donation de soi. Or, se donner, c’est donner non pas seulement ce que l’on a, mais ce que l’on est, donc c’est se déposséder. Or, se déposséder, c’est ne plus posséder, abandonner. Ainsi, les Personnes divines consentent à ne plus possèder ce qu’elles sont. Voilà pourquoi l’amour divin implique le non-être, non pas négatif, mais pleinement positif de la relation par excellence qu’est la donation-réception.
Plus brièvement encore. « Dieu est Agapè » (cf. 1 Jn 4,8.16). Or, Jésus révèle que l’Amour est « don gratuit de lui-même par son expropriation totale (kénose, voir Ph 2,7) [12] ». Il ne s’agit donc plus seulement de dire que le Père n’est pas le Fils, affirmation logique, statique et formelle ; mais de dire que, dans son amour total qui est don total, le Père donne tout ce qu’il est au Fils, dans son expropriation absolue qui n’a d’équivalent que l’appropriation accomplie par le Fils en retour.
d) Le non-être dans la création
Enfin, Coda prolonge et confirme son propos sur le « non-être » christologique et trinitaire en contemplant le « non-être » dans l’acte de création. De prime abord, la continuité paraît évidente. Comment en effet, ne pas être frappé par le fait que l’acte de création est ex nihilo, donc défini en convoquant le terme nihil ? Encore faut-il réinterpréter cette expression, là encore, en termes pleinement positifs et relationnels [13].
L’interprétation classique se contente d’affirmer que le néant s’identifie au rien d’être (fini) qui précède (ontologiquement, avant même que chronologiquement) l’acte créateur de Dieu : la créature qui n’était rien surgit à l’être. Ce rien n’est plus seulement logique, mais ontologique ; mais cette ontologie n’est pas encore relationnelle ni amative, et donc se trouve déconnectée de l’être divin. Mais Coda veut dire beaucoup plus. L’acte créateur est riche d’une ontologie du don qui n’est pas explicitée par la métaphysique traditionnelle [14]. Clarifions discursivement un verbe serré qui unit intuitivement [15]. Nous distinguerons quatre aspects par lesquels le nihil de la création demande à être interprété en un sens amatif, donc relationnel, donc positif.
Tout d’abord, en sa finalité (motivation), la création divine est un acte d’une « gratuité absolue [16] » : don totalement libre et désintéressé par lequel Dieu donne à la créature d’être. Or, aimer gratuitement, c’est ne rien attendre de l’aimé, c’est l’aimer pour rien, c’est-à-dire sans raison, sans raison autre que d’aimer. Donc, l’acte créateur jaillit d’un rien qui n’est qu’amour.
Ensuite, en sa cause, Coda interprète l’acte créateur non pas comme un jaillissement hors de Dieu, mais comme un creusement à l’intérieur de lui : « Dieu prépare librement, dans le sein même de son Être, qui est Agapè, l’espace à l’intérieur duquel l’autre, voulu par son amour, pourra exister [17] ». Or, qui dit retrait, dit négation de l’omniprésence, consentement à ne pas être tout, vide permettant d’accueillir autre que soi. Donc, et ce sens est « positif », puisqu’il est dicté par l’amour, « l’acte de création réalisé par Dieu est un acte d’amour pur, un acte par lequel Il se fait lui-même Néant face au créé, afin que le créé soit [18] ».
Puis, en son essence, l’acte de création implique le rien. En effet, créer, c’est donner l’être. Or, Dieu est l’être par excellence. Donc, pour Dieu, créer, ce n’est pas seulement donner, mais se donner. Or, nous l’avons vu avec la Trinité, se donner, c’est renoncer totalement pour recevoir à nouveau totalement, c’est passer du rien au tout. Donc, dans la création, « Dieu se dépouille sans s’aliéner de ce qui est le plus sien, l’être même, pour en faire gratuitement don à l’autre [19] ».
Enfin, après avoir considéré la création du côté du Créateur, envisageons-la du côté de la créature. Or, d’une manière beaucoup plus traditionnelle, Coda convoque sans le dire l’interprétation augustinienne selon laquelle le néant n’est pas seulement ce dont provient la créature (ex nihilo), mais ce qui ne cesse de hanter la créature et la compose [20]. En ce sens, la méontologie augustinienne se distingue de l’ontologie thomasienne pour qui le néant demeure un point de départ, mais n’entre pas dans la composition de la créature, car il est pure privation d’être. Or, quoi qu’il en soit de cette double ligne herméneutique (qui traverse toute l’histoire de la pensée occidentale), non sans résonance affective, plus pessimiste du côté de la tradition augustinienne et plus optimiste du côté de la tradition thomasienne, notre théologien-philosophe relit cette négativité qui pétrit la créature à partir de l’amour-don et cela doublement. En effet, l’amour est pulsation de réception et de donation. Or, « le créé […] est néant car il se reçoit de Dieu » ; mais il l’est aussi et d’abord parce qu’il est capacité à la plénitude : il est « appelé à accueillir le tout de Dieu » (p. 117), ainsi que le disent saint Jean (Jn 3,34) et saint Paul (1 Co 15,28 ; Col 2,9 ; Ep 3,19).
3) Une métaphysique du non-être
Coda conclut donc que le non-être n’est pas, comme dans la théologie classique, une « dimension alternative et extérieure à l’être, mais le moteur même de son mouvement interne [21] ». Toutefois, et il s’oppose maintenant à Hegel, il déchiffre la négativité non pas comme un acte de l’esprit, mais comme l’acte même de l’amour ; or, l’amour est eminenter positif ; donc, l’inteprétation que Coda offre du non-être ne peut être soupçonné de concession ou de fascination à l’égard de la néantisation hégélienne (ni d’ailleurs heideggérienne). Pour le dire selon un autre registre, Coda interprète le non-être d’une manière non point abstraite (comme la philosophie et la théologie thomistes), ni concrète et noétique (au sens hégélien qui en fait le moteur de l’autodépassement du fini vers l’infini), mais concrète et amative, pour en faire la dynamique même de l’amour : « Non-être (donner la vie) pour être (la retrouver) [22] ».
4) Évaluation critique
La proposition de Coda est suggestive. Elle permet de « sauver » la proposition hégélienne qui, même chez les philosophes et les théologiens les plus avertis de l’hégélianisme, est le plus souvent considérée comme la plus problématique : Siewerth, Ulrich, Chapelle, Bruaire, Léonard, Brito.
À côté de ce sens historique, l’interprétation que le théologien des Foccolari propose de la négativité présente aussi un sens doctrinal. Le degré minimal de sens présenté par le non-être est logique, ce que Coda appelle le sens négatif ou relatif : l’un n’est pas l’autre, le Père n’est pas le Fils, le Créateur n’est pas la créature. Le « non-être » présente ensuite un sens positif et relationnel : la négativité devient alors un équivalent de l’altérité [23]. En effet, pour aimer, le « je » dois se différencier du « tu », ce qu’atteste la dramatique de l’amour (le passage de la fusion, par la fission, vers la communion). Mais ce « non-être » positif et relationnel dit plus, et c’est le troisième sens élaboré par Piero Coda : il est une propriété de l’acte de don. De même que la donation est libre et gratuite, de même est-elle transie de négativité. Précisément, ce « non-être » relationnel s’identifie à la kénose, l’abandon, l’expropriation, c’est-à-dire à la mort, mais en vue de la résurrection. Ce que le Christ révèle dans l’événement pascal de mort et résurrection (le sommet de l’économie), est comme ébauché germinalement dans le premier acte de l’économie qu’est la création et trouve sa réalisation première et fontale dans la vie immanente des Personnes divines, c’est-à-dire dans l’amour trinitaire éternel du Père, du Fils et de l’Esprit.
Toutefois, chez Coda, comme chez ses maîtres, Balthasar (et Boulgakov ?), règne une certaine ambiguïté dans la notion de donation. Il l’identifie à un dépouillement. Mais l’on ne sait pas si ce dépouillement est une perte, ou plutôt l’on ignore si la perte concerne la possession même de ce qui est donné (en l’occurrence, l’être même de Dieu qui crée les créatures, voire l’être du Père qui engendre son Fils) ou seulement (si je puis dire !) l’appropriation par soi seul (excluant le partage de ce propre qui, commun-iqué, devient commun avant d’être possédé en propre par le récepteur). Autant la première proposition n’est pas miscible avec la foi catholique, comme avec la vérité de l’essence métaphysique de l’amour, autant la seconde leur est compatible. Et, quoique moins dramatique, moins spectaculaire, cet abandon du propre (sans perte) n’est pas moins généreux que l’abandon (avec perte) de l’être [24].
Pascal Ide
[1] Alain Badiou, Éloge des mathématiques, coll. « Champs essais », Paris, Flammarion, 2017, p. 82 et p. 111.
[2] Cf. Giuseppe Maria Zanghi, Dio che è Amore. Trinità e vita in Cristo, Roma, Città Nuova, 1991 ; Gesù Abbandonato maestro di pensiero, coll. « Universitas », Roma, Città Nuova, 2008.
[3] Cf. Piero Coda, Ontologie trinitaire. Penser et vivre à la lumière de la Trinité, trad. inconnue, éd. Cyril Dunaj, coll. « Racines », Paris, Nouvelle Cité, 2020, p. 86 s, p. 109-118.
[4] Nous développerons ici la perspective théologique. Nous avons déjà consacré une note à la négativité chez Coda du point de vue philosophique. Je renvoie à site pascalide.fr : « La négativité dans la métaphysique codienne de l’amour ».
[5] Ibid., p. 86-87.
[6] Ibid., p. 111. Souligné dans le texte.
[7] Ibid., p. 113.
[8] Ibid., p. 114.
[9] Ibid., p. 113.
[10] Ibid., p. 114.
[11] Ibid., p. 82-87.
[12] Ibid., p. 112.
[13] Cf. Piero Coda, « Dio e la creazione », Nuova Umanità, 20 (1998) n° 1, p. 67-88 ; « Creatio ex nihilo amoris. Per una lettura trinitaria del principio di creazione », Nuova Umanità, 25 (2003) n° 1, p. 55-68 « Creazione in Cristo e nuova creazione nella mistica di Chiara Lubich », Nuova Umanità, 32 (2010 n° 6, p. 659-672.
[14] Pour un renouvellement de l’ontologie à partir de la création, cf. Pierre Gisel, La création. Essai sur la liberté et la nécessité, l’histoire et la loi, l’homme, le mal et Dieu, Genève, Labor et Fides, 1987.
[15] Piero Coda, Ontologie trinitaire, p. 115-117.
[16] Ibid., p. 116.
[17] Ibid., p. 116.
[18] Ibid., p. 115. Souligné par moi.
[19] Ibid., p. 116.
[20] Sur l’interprétation de la différence entre le Créateur et la créature en termes d’être et de non-être, cf. notamment Émilie Zum Brunn, Le dilemme de l’être et du néant chez S. Augustin. Des premiers dialogues aux Confessions, Paris, Études augustiniennes, 1969, en particulier le chap. 3 : « La chute vers l’impossible néant », p. 57-75. Sur les constituants métaphysiques de l’existence concrète chez saint Augustin, cf. Emmanuel Chapman, Saint Augustine’s Philosophy of Beauty, New York, Sheed & Ward, 1939, chap. 2, p. 13-44.
[21] Piero Coda, Ontologie trinitaire, p. 114. Souligné par moi.
[22] Ibid., p. 114.
[23] Il est significatif que Piero Coda ait intitulé l’un de ses articles traitant de ce sujet : « Quaestio de alteritate in divinis. Agostino Thomaaso Hegel », Lateranum, 56 (2000) n° 3, p. 509-528.
[24] C’est ce qu’une analyse métaphysique de l’essence de la jalousie (qui est l’exact envers de l’amour) attesterait.