Le stercoranisme, une erreur théorique et pratique

Le stercoranisme est l’erreur théologique selon laquelle le sacrement du corps du Christ, c’est-à-dire les espèces consacrées, étaient vouées dans leur devenir aux transformations de la digestion et à leurs suites (le substantif latin stercus signifie « fumier ») [1].

1) La difficulté

Indéniablement, certaines affirmations des Pères, notamment Grecs, ne distinguent guère : « Avec une foi certaine, prenons ces éléments comme le corps et le sang du Christ. Car dans la figure du pain t’est donné le corps, et dans la figure du vin t’est donné le sang, pour que tu deviennes, en participant au corps et au sang du Christ, consanguin du Christ. Ainsi nous devenons christophores : le corps du Christ et son sang se distribuant dans nos membres [2] ».

Qu’un certain nombre d’auteurs refusent de se poser la question constitue une sorte de docétisme, un refus de disserter sur l’objectivité des espèces. Ainsi, Roland, au xiie siècle, repousse toute fraction réelle du corps du Christ. On refuse de croire que les espèces peuvent nourrir, moisir, être soumises à la digestion. Inversement, on pense que mordre l’hostie, est planter ses dents dans le Corps du Christ.

Au total, il nous faut sacrifier : soit la réalité de l’apparence sensible, soit la vérité des Paroles du Christ et de la Tradition de l’Église.

Cette difficulté se retrouve aussi dans la question classique : « Utrum mus qui comedit corpus Christi, reale comedit ? : est-ce que le rat qui mange le Corps du Christ, le mange réellement ? »

2) La réponse

Toute l’erreur des positions ci-dessus est de confondre le signe visible et corruptible avec la chose signifiée, invisible et incorruptible, et d’avoir déréaliser l’objectivité propre du signe. Cette distinction nous est inspirée par une double réalité. D’une part, l’expérience sensible demeure identique à elle-même avant et après la consécration : lel est le premier fait, fondamental. Les réalités phénoménales ne trompent pas. D’autre part, assurées sont les Paroles de Notre Seigneur, qui nous assurent de la présence de son Corps ressuscité, glorifié. C’est donc qu’il existe un double niveau de réalité.

Dès lors, la réponse tient tout entière dans la distinction entre le sacramentum et la res sacramenti. En effet, dans l’Eucharistie, il convient de distinguer deux aspects : le sacramentum qui est le pain et le vin et la res sacramenti qui est le Corps et le Sang de Notre Seigneur Jésus-Christ. Or, les espèces sont corruptibles, elles connaissent réellement le devenir physique du pain et du vin, mais non le Corps et le Sang du Christ qui sont incorruptibles. Donc, ce n’est pas le Corps du Christ qui est digéré, mais seulement les espèces. Et le Corps demeure aussi longtemps que les espèces ne sont pas corrompues. Voilà pourquoi le stercoranisme est un faux problème, comme le conclut le père Gaudel, après un développement de 22 colonnes. Des hérétiques stercoranistes n’ont jamais existé, dit-il : « Le stercoranisme n’a pu exister ainsi à l’état de péril inquiétant la conscience catholique, avec une sorte d’obsession, que pour les esprits qui croyaient, en toute naïveté, devoir tenir pour une illusion les données de l’expérience sensible [3] ».

L’élaboration faite par saint Thomas permet de préciser encore ces développements et plus encore de comprendre le réalisme objectif des espèces sacramentelles : comment se fait-il que les apparences sensibles continuent à exercer les mêmes propriétés avant et après la consécration ? Thomas veut d’abord toujours respecter les données des sens, leur réalisme. Or, on constate bien qu’après la consécration, les accidents demeurent avec toutes leurs caractéristiques sensibles, leur passivité et leur activité. Or, il faut distinguer l’essence d’un accident de son inhérence. Ici, disparaît l’inhérence : l’accident demeure donc, sans sujet, miraculeusement. Mais il conserve ses propriétés accidentelles : ils sont toujours, par eux-mêmes, sans avoir besoin de recourir à un occasionalisme miraculeux, principe d’action et termes d’altération.

Pour répondre à l’objection du rat, nul n’est donc besoin de l’hypothèse toute gratuite d’un corps du Christ qui, mystérieusement et miraculeusement, déserterait les espèces au contact de l’animal. L’animal ne touche pas directement le corps du Christ, mais seulement les espèces sacramentelles.

3) Intérêt pastoral

Un certain nombre de fidèles sont aujourd’hui menacés par un physicisme de la communion eucharistique qui n’est pas loin du stercoranisme. Ils imaginent que celui qui consomme le corps du Christ, physiquement, devient ce corps. Auquel cas, l’animal, lui aussi, aurait ce contact, donc communierait.

Or, la relation au Corps du Christ est spirituelle, non matérielle : elle s’opère par la médiation des espèces sensibles, non en elles. La manducation matérielle ne concerne que le sacrement corporel ; la manducation spirituelle concerne le seul corps spirituel de Jésus. Rappelons la citation fameuse entre toutes de saint Augustin [4] : « Nec tu me in te mutabis, sicut cibum carnis tuae ; sed tu mutaberis in me : Tu ne me transformeras pas en toi, comme nourriture pour ta chair ; mais tu seras transformé en moi [5] ».

Pascal Ide

[1] Cf. l’article ancien, mais qui demeure une mine d’information historique et aussi doctrinale, d’A. Gaudel, « Stercoranisme », Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey & Ané, tome 14, 1941, c. 2590-2612.

[2] Saint Cyrille de Jésuralem, Catéchèses mystagogiques, iv, 3-5.

[3] « Stercoranisme », c. 2612.

[4] Cf. site pascalide.fr : « La loi d’assimilation inversée. De saint Augustin à Henri de Lubac et retour ».

[5] Augustin, Confessions, L. VII, x, 16 : PL 32, 742 : Œuvres de saint Augustin, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, introduction et notes d’Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, Études Augustiniennes, 1962, vol. 1, p. .

1.7.2025
 

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