Philosophie de la connaissance : réalisme et idéalisme 2/3

B) Cahier des charges

L’idéalisme dit quelque chose de la connaissance, du côté de l’objet, du côté du sujet et du côté de leur corrélation.

1) Du côté de l’objet connu

a) La part du mystère

Dans un sens différent que celui que lui donne son auteur, Edouard Le Roy, on peut comprendre cette assertion comme ouvrant au mystère : c’est là la part de vérité de l’idéalisme.

« L’être du réalisme ontologique […] se dérobe sous des voiles que nul artifice ne parvientra à lever ; il échappe à nos prises et fuit devant nous d’une fuite incessante. Le terme normal d’un tel réalisme devenu conscient de soi, est donc l’agnosticisme, la doctrine de l’inconnaissable [1] ».

b) La nécessaire part de construction

Léo Elders ajoute une critique qui est finalement celle de l’idéalisme :

 

« L’homme est prisonnier d’un réseau de relations et l’ouverture ou l’orientation de la conscience, postulée par la phénoménologie, n’est de toute évidence pas une véritable ouverture dans laquelle les choses peuvent se manifester et se donner telles qu’elles sont réellement [2] ».

 

« Une symphonie de Beethoven peut être entendue de deux façons fort différentes. Celui qui, sans être sourd, n’a aucun sens musical, ne peut l’entendre que matériellement, on dit de lui qu’il n’a pas d’oreille. […] La symphonie est entendue de tout autre façon par un vrai musicien, il en saisit le motif formel. Non point qu’il perçoive immédiatement le génie de Beethoven, il ne l’atteint que par l’exécution matérielle de son œuvre, mais dans cette exécution il atteint ce qui est l’âme même de la symphonie. Peut-il cependant indiquer une seule note qui n’ait pas été matériellement entendue par l’autre auditeur ? Non : ce dernier a bien entendu matériellement toutes les notes, mais l’âme de la symphonie lui a échappé ; à vrai dire, il a entendu des sons, et non la symphonie [3] ».

 

Cette explication de la connaissance ressemble fort à l’idéalisme : « Il se trouve dans les choses créées un autre genre de perfection, celle notamment selon laquelle la perfection qui est propre à une chose peut exister dans une autre c’est là la perfection du connaissant en tant que connaissant [4] ». Se retrouver dans un espace supérieur, tel est le sens de l’amour. Mais cela suppose que le sens soit déjà constitué, ce qui n’est pas très idéaliste.

2) Du côté du sujet connaissant

a) L’appropriation

La vérité de l’idéalisme est de souligner l’importance de l’appropriation de ce que nous vivons.

Un homme qui n’a jamais vécu que dans sa chambre peut vous raconter des choses plus belles que celui qui, ayant fait le tour du monde, ne l’a pas embelli en en prenant conscience et en le nommant.

b) L’autonomie du sujet

Fides et Ratio parle de l’« autonomie légitime de la raison », ce qui est le grand concept introduit par l’idéalisme.

Vous connaissez la blague, peut-être. Un visiteur interroge un gardien du musée sur l’âge du squelette d’un saurien géant depuis longtemps disparu : « Quatre-vingt millions d’années, quatre années, huit mois et cinq jours. – Comment pouvez-vous être aussi précis ? – Quand je suis arrivé et que, le premier jour, j’ai posé cette question, on m’a répondu : ‘Quatre-vingt millions d’années’. Or, je suis arrivé ici il y a quatre années, huit mois et cinq jours. Calculez, ça tombe juste ! »

Autrement dit, la science, si objective qu’elle soit, ne peut pas faire l’exception du sujet qui la fait. L’acte de connaissance ne peut – et ne doit – jusqu’au bout séparer le connu du connaissant.

c) La spontanéité

L’immense mérite de la modernité est d’avoir montré le rôle, l’activité du sujet dans la connaissance, dans l’acte. Voire son acte constructeur.

Or, la question est de faire de cette activité un service et non pas un lieu de conflit, un recevoir et non une fabrication ou une construction, une transitivité mais une immanence.

Cette inversion de contenance peut s’opérer de deux points de vue. Soit du point de vue philosophique, en faisant appel à l’esprit. Pierre Emmanuel l’exprime de manière particulièrement juste dans ce texte : « Le monde m’arrive dedans de tous les côtés et je le prends au-dedans de moi et j’essaie de le penser et de cette manière je l’enveloppe. Il est certains que ce monde si grand et qui me contient, je le contiens aussi et même c’est mon travail de le contenir, d’essayer comme je peux de l’englober, de le circonscrire ; c’est cela l’homme intérieur. L’homme intérieur est cet être qui, de l’intérieur, englobe le monde et qui, par conséquent, l’enrichit de toute une intériorité que les apparences du monde ne comportent pas. En fait, le monde nous fait signe de l’approfondir et de lui donner toute la réalité dont il manque [5] ». D’une part, l’homme englobe, contient le monde – c’est la vérité du réalisme – ; d’autre part, dans l’autre sens, l’homme enrichit le monde, comme s’il lui redonnait en retour un surcroît d’être et de richesse – c’est la vérité de l’idéalisme.

d) La réflexivité du connaître

L’idéalisme valorise la réflexivité du connaître. Cela est particulièrement net chez Hegel. La réflexion s’entend ici en un sens anthropologique et non pas moral [6].

Chez saint Thomas, les références essentielles sont De ver., 1, 9 ; 10, 8 et 9 ; ST, Ia, 87, 1. Pour notre part, n

Dans sa thèse de philosophie, François Xavier Putallaz a exploré de manière systématique et exhaustive la réflexivité chez Thomas [7]. Nous lirons la partie de sa conclusion où il résume ses recherches, graduant six formes différentes de réflexion qui s’étalent de la connaissance de soi la plus imparfaite à la plus totale ou transparente [8].

 

« Les textes de Thomas d’Aquin présentent six formes différentes de connaissance de soi : la reditio incompleta des sens, la connaissance habituelle, la conscience préréflexive, l’analyse abstraite, le jugement critique et la réflexion au sens strict, ou reditio completa ».

« dans l’unité concrète du composé humain, l’exercice de la sensation échappe aux lois strictes de la non-réflexivité matérielle, et participe imparfaitement la réflexion de l’esprit. En effet, le processus sensoriel humain est déjà investi par la présence de l’intellect, ordonné à lui et par lui ; c’est pourquoi les sens inaugurent un retour surleur acte, retour incomplet toutefois, puisque, contrairement aux substances spirituelles, ils ne connaissent pas dans leur essence. L’âme intellective modifie donc, si ce n’est la structure, du moins les conditions d’exercice de la sensation, pour en faire une sensation proprement humaine ».

 

Cette doctrine pourra étonner plus d’un thomiste et l’auteur se fait l’écho de ceux qui refusent la reditio incompleta. Voici comment il la défend, reprenant l’analogie de la cogitative : « Cette dérogation aux lois strictes de la non-réflexivité des réalités matérielles est permise grâce à la proximité de la faculté intellectuelle, laquelle déploie ses virtualités jusque France l’ordre sensitif, exactement comme l’intellect spiritualise ce qui pourrait n’être qu’une estimative animale, pour en faire une raison particulière ou une cogitative ». (p. 292)

  1. « Pour s’apparaître à elle-même, l’âme doit être la source ontologique première qui se donne comme une présence ontologique de soi à soi-même ; Thomas d’Aquin l’appelle cognitio habitualis. […] Racine cachée, virtuellement appelée à se réaliser, la connaissance habituelle est trop riche pour que l’homme puisse la cerner parfaitement : c’est qu’elle est le lieu de la présence inamissible de l’image de Dieu en l’homme. […] C’est dans cette description de la cognitio habitualis, et de la reditio completa qui en est l’actualisation la plus fine, que Thomas d’Aquin dit la présence sans distance de l’âme à elle-même, en y conservant le meilleur de l’héritage augustinien : la connaissance actuelle de soi révèle ultimement et inadéquatement le secret le plus intime de l’esprit humain, icône de Dieu.

« 3. La connaissance habituelle est un monde trop riche pour qu’elle puisse s’actualiser en une seule direction. Elle se manifeste tout d’abord dans la cognitio actualis, ou conscience préréflexive, qui est uen conscience de soi concomitante à tout acte vital : dès que je perçois quelque chose, j’ai conscience d’être celui qui perçoit cette chose ». Cette préréflexion est « identique à tout acte direct », et donc, « psychologique et phénoménale, confuse ». Aussi, bien qu’infaillible, elle ne peut fonder aucune science.

« 4. La connaissance de soi la plus facile à cerner est certainement l’analyse abstraite de l’âme humaine, et c’est elle que l’on a le plus souvent retenue chez Thomas d’Aquin ». Il s’agit de la connaissance philosophique acquise « par une longue et minutieuse étude sur les conditions d’exercice et d’être de l’âme et de l’intellect humains ». Ici, l’objet n’est pas le moi particulier qui est l’objet de la conscience préréflexive, mais la quiddité universelle de l’âme humaine.

Mais la doctrine thomasienne de la connaissance de soi ne se réduit pas à cette connaissance abstraite.

« 5. La déduction du philosophe qui cherche à connaître une faculté à partir de ses objets et de ses actes, est assurée par une résolution aux premiers principes ; ce jugement critique qui s’appuie sur l’évidence infaillible des premiers principes, est lié à la connaissance de soi, car c’est l’intellect humain qui découvre ces principes en lui-même, dans le moindre acte de sensation ; en tant que l’intellect est une participation de la lumière divine, Thomas d’Aquin peut affirmer, à la suite d’Augustin, que l’âme se connaît elle-même en ayant «l’intuition de l’immuable vérité» ». Ici, donc, l’objet connu est l’âme en sa singularité. Il reste une dernière connaissance réflexive.

  1. Il demeure la réflexion au sens strict, ce que l’on peut appeler en termes proclusiens, la reditio completa.

 

« Dans la réflexion, l’intellect n’analyse pas son acte comme un ob-jet ou comme une quiddité, mais il voit la chose connue dans la limpidité et la transparence de son intellection, qui est identiquement l’acte connu de l’objet.

« Or, la reditio est complète, c’est-à-dire qu’elle ne s’arrête pas à l’acte d’intellection ; elle touche au contraire jusqu’à la nature concrète de l’intellect, dont toute la finalité est de se conformer aux choses. Se connaître soi-même signifie donc que, dans l’acte de connaissance, l’intellect sait comme instinctivement sa finalité, et ait qu’il l’a atteinte. La réflexion est ainsi une connaissance préphilosophique sans distance entre soi et soi, qui assure l’intellect de sa propre vérité et de sa conformité à l’étant. C’est pourquoi elle est la condition de l’apparition de la vérité dans son sens le plus fort : se connaître soi-même, c’est, dans ce cas, connaître la conformité et la tendance à la vérité que l’intellect porte en lui.

Aussi, « le seul critère formel de vérité est l’exercice même du jugement, lequel ne se réalise que par un dynamisme qui lui est propre ; le mouvement dynamique de l’intelligence qui, de sa présence à soi, procède jusqu’à l’objet et retourne simultanément jusqu’à sa nature dans son exigence concrète, ce mouvement vivant peut seul révéler à l’esprit humain qu’il est dans le vrai. C’est l’un des sens les plus profonds de la doctrine de la reditio completa ».

Au fond, « tout l’univers créé reflète, plus ou moins parfaitement, la pure transparence de l’auto-connaissance divine : l’homme n’est pas le seul à se connaître lui-même ». Déjà les sens inaugurent un retour sur eux-mêmes.

« Tout se passe comme si la connaissance perdait de son intériorité à mesure que l’on descend dans la hiérarchie de êtres ; parfaitement autonome dans l’absolue auto-connaissance divine, le rapport à soi distrait pour ne devenir qu’une pure extériorité entre les êtres inanimés. Entre deux, l’ange se donne à lui-même son essence et peut se connaître par lui-même, même, si infiniment distant de Dieu, il ne connaît pas toute chose dans la connaissance de soi. L’homme, enfin, participe encore au privilège de l’esprit défini comme connaissance de soi, mais il est condamné à mendier son unité au travers de la connaissance des choses matérielles : l’esprit humain s’unifie lui-même par la connaissance de l’autre ». Où la relation à l’autre n’est pas toujours signe de perfection…

 

Ainsi se trouve illustrée l’aimantation de tout l’univers vers son premier Principe dont nous retraiterons dans le chapitre sur la loi de l’exitus-reditus.

e) La distance

Il demeure que cette distance existe. Même Thomas l’utilise pour distinguer l’acte cognitif d’assentiment de l’acte appétitif [9].

3) Du côté de leur relation

a) L’intime harmonie

La théorie claudélienne de la connaissance élaborée dans L’art poétique est centrée sur la pseudo-étymologie co-naissance. doit être relue à partir du contexte biographique de son auteur (relation pécheresse, concubinaire le délogeant de la grâce). La connaissance :

  1. est non pas réceptive, mais émissive, partant du sujet ; pour autant, elle élargit et enrichit l’intérieur ;
  2. est globale et non pas localisée et limitée à une seule faculté ;
  3. est matérielle sous forme d’ondes partant du cerveau ;
  4. induit une forme au sens non aristotélicien, c’est-à-dire une limite avec le dehors et qui ne cesse de croître.

b) L’élévation de l’objet dans le sujet

La connaissance est le principe holographique par excellence, ainsi que le note saint Thomas dans un article fameux sur la connaissance comme remède à l’imperfection du devenir matériel : « la perfection de l’univers tout entier peut exister en une seule de ses parties [10] ».

De même, cette explication de la connaissance ressemble fort à l’idéalisme : « Il se trouve dans les choses créées un autre genre de perfection, celle notamment selon laquelle la perfection qui est propre à une chose peut exister dans une autre c’est là la perfection du connaissant en tant que connaissant [11] ». Se retrouver dans un espace supérieur, tel est le sens de l’amour. Mais cela suppose que le sens soit déjà constitué, ce qui n’est pas très idéaliste.

Ne pourrait-on dire que, dans l’exitus, l’univers atteint sa réalité mais que, dans le reditus, l’univers atteint sa perfection par l’idéalité.

De fait, les analogies sont nombreuses. Charles de Koninck en note une entre la concentration du Big Bang et celle de l’esprit humain qui contient tout l’univers en lui. Il faudrait ajouter, dans l’ordre de la charité, la concentration de tout l’univers non seulement dans les Idées divines mais dans l’amour créateur. Or, cette concentration est le principe, l’origine d’une dilatation elle-même aimante. Ainsi, l’amour ou le bien n’est pas seulement diffusif de soi mais concentrateur de soi. À moins que l’on ne distingue l’amour qui diffuse et la connaissance qui concentre.

c) Une réinterprétation à partir de l’amour

Dans la connaissance et plus encore dans l’amour, l’autre cesse de disparaître. Dans la connaissance, c’est l’autre qu’on reçoit. Dans l’amour, c’est soi qu’on donne à l’autre. Dès lors, le processus sacrificiel, nécessaire au plan de la vie biologique, disparaît.

C) Quelques synthèses par le sommet

1) Synthèses philosophiques

a) Cheminement cataphatique (Maurice Blondel)

Maurice Blondel propose une passionnante intégration du réalisme et de l’idéalisme dans le mouvement qui le caractérise :

 

« L’idéalisme et le réalisme sont donc également vains l’un sans l’autre, et également fondés l’un et l’autre, si au lieu d’y voir deux conceptions métaphysique incompatibles, on les considère comme l’expression de deux ordres de faits solidaires », l’objectivité et la subjectivité. En effet, « ce qui est connu n’est pas adéquat à ce qui connaît ; car connaître une chose, c’est être cette chose, être par cette chose, être en un sens plus que cette chose [12] ».

 

Autrement dit, le sujet connaît les éléments objectifs du réel et, en ce sens, il est réaliste. Toutefois, ces composants se dépassent dans le tout qui les synthétise ; or, cette totalité vient de l’intériorité et de la réflexivité. Et telle est la vérité de l’idéalisme.

b) Cheminement apophatique (Simon Franck)

Simon L. Franck se présente à la fois comme un disciple de Nicolas de Cuse (et, à travers lui, de Platon et Plotin) et un adversaire de Kant. En effet, son ouvrage La connaissance et l’être est un retournement de l’idéalisme en réalisme. En effet, il propose une élévation depuis l’humble perception jusqu’au Dieu révélé, notamment en passant par la relation Je-Tu [13].

2) Synthèse théologique

Et si la voie de réconciliation entre réalisme et idéalisme (notamment la phénoménologie), entre métaphysique de l’être et métaphysique de l’esprit, entre etc., était la suivante ? Il s’agirait de faire remonter vers Dieu l’ensemble du réel pensé (et pâti : vérité de la phénoménologie), donc spiritualisé, par l’esprit de l’homme.

Pourrait-on même aller jusqu’à établir la comparaison suivante : de même que, selon l’interprétation géniale du De Genesi ad litteram, le cosmos (la terre) fut pensé (mais aussi et plus encore célébré) par les anges (le ciel), est passé par la médiation des conceptions angéliques, et donc a connu une première concrétisation idéale, avant de s’incarner dans la matière, de même, faudrait-il dire que, symétriquement à cet exitus, le cosmos matériel ne peut accomplir son reditus qu’en étant pensé (mais aussi pâti et plus encore célébré) par l’esprit de l’homme qui, en l’élevant et en le spiritualisant, le prépare à sa pleine récapitulation en Dieu.

De ce point de vue, il sera aussi probablement nécessaire d’intégrer la médiation du Christ (et non seulement du Verbe) dont Paul nous dit qu’en lui tout fut créé et par qui tout est reconduit au Père pour pouvoir constituer la terre nouvelle.

La vérité de l’idéalisme est dès lors sauvée et son risque auto-idolâtrique ou sceptique est conjuré, à condition que l’activité de l’esprit ne soit pas tant une spontanéité informante et constituante de l’intelligibilité qu’une obéissance et un espace enveloppant (cf. Balthasar, La vérité du monde).

La vérité du réalisme est aussi assumée, puisque la démarche objective, ontologique, la donation de l’être, la prime information par le réel, demeurent premières et fondatrices ; mais ce ne sont que le pas originaire.

Je refuse donc les jonctions superficielles : par exemple la phénoménologie comme description, comme pédagogie, comme enrichissement. La métaphysique de l’esprit, donc la phénoménologie de lignée idéaliste, est un courant trop important pour être réduit à être un enrichissement. Il s’agit d’une transmutation. La métaphysique de l’être est transformée par son passage dans la métaphysique de l’esprit. Si une nouvelle forme est donnée, c’est qu’une neuve épistémologie doit être constituée, comme une troisième voie, en tout cas une voie inédite.

D) Quelques synthèses ascendantes à partir du réalisme

Plusieurs philosophes ont tenté de joindre la subjectivité moderne et l’objectivité classique. Nous proposerons deux voies complémentaires par le bas : la première part du réalisme pour rejoindre l’idéalisme, la seconde suit le trajet opposé. Nous illustrerons la première voie par Gabriel Marcel et Hans Urs von Balthasar. Nous aurions aussi pu partir de Karol Wojtyla qui propose une synthèse de la phénoménologie et du réalisme, à partir de celui-ci [14]. Mais, d’une part, il fallait choisir, d’autre part, nous allons retrouver la phénoménologie avec Edith Stein.

1) Gabriel Marcel

D’un côté, le philosophe français est sensible à la vérité de la position idéaliste, faisant de la connaissance est un prolongement de mon être (un perfectionnement). De l’autre, il défend le réalisme [15]. En effet, Marcel perçoit l’immédiateté de la connaissance sensible et cette immédiateté est source de toute certitude et vérité. La perte de l’immédiateté de la connaissance sensible blesse l’homme au plus intime. Il critique aussi en la situant l’explication mécaniste si fréquente. Mais, contre l’empirisme, si tout commence dans le sens, tout ne s’y réduit pas. Et la connaissance intellectuelle bénéficie elle aussi d’une immédiateté.

Marcel notait dans son Journal Métaphysique, le 4 mai 1916 :

 

« ‘Réalisé’ ce soir avec une intensité prodigieuse :

« 1) que la sensation (conscience immédiate) est infaillible, qu’il n’y a en elle nulle place pour l’erreur.

2) qu’en ce sens la foi doit participer de la nature de la sensation […].

3) l’immédiat de la sensation est forcément un paradis perdu. La dialectique, le drame de la sensation, c’est qu’elle doit être réfléchie, interprétée ; par là l’erreur devient possble. L’erreur fait son entrée dans le monde avec la réflexion. Mais, d’autre part, la sensation non-réfléchie est en deçà du plan du faillible ».

 

Et d’ajouter ce point capital :

 

« Il s’agit de savoir si l’intellection ne participe pas, au plan de la pensée, de l’infallibilité immédiate de la sensation. Au fond, toute réflexion, toute dialectique est invinciblement attirée par cela qui la supprime – par cela, où elle se nie [16] ».

2) Hans Urs von Balthasar

Balthasar s’est affronté à la tension idéalisme-réalisme à plusieurs reprises. Par exemple, dans le premier tome de la Gloire et la Croix, il affirme vouloir sauver l’activité de la connaissance : « La vision est la rencontre, le regard mutuel du dedans et du dehors, une promotion mutuelle [17] ». Et de citer Claudel : « Ce n’est pas assez dire que nous regardons le monde exister, nous l’existons par la vue [18] ». Dans Dieu et l’homme d’aujourd’hui, le moyen terme est idéaliste, mais la conclusion est réaliste [19]. Balthasar cherche à dépasser l’opposition.

La proposition la plus développée, et de loin, est celle de Wahrheit [20]. Dans la partie intitulée « Sujet et objet », Balthasar livre le cœur de son épistémologie. Lisons ce très grand texte avant d’en proposer un résumé et une très brève évaluation. L’épistémologie balthasarienne sera reprise dans toute son ampleur dans le chapitre conclusif (15).

a) Lecture

 

« Jusqu’ici nous avons considéré chacun pour soi les deux pôles de la connaissance, dans leurs présuppositions et leur aptitude à entrer en acte. C’est comme si l’on faisait, par exemple, une étude de la masculinité et de la féminité en soi, des fonctions et capacités préparant leur union. Or il faut voir l’union elle-même comme une troisième donnée, quelque chose de neuf où le sens des dispositions premières commence seulement à se découvrir véritablement. Le sujet est prêt à recevoir en lui l’objet : mais ce qui va se passer dans cet accueil, personne ne peut l’escompter. De même, l’objet est prêt à se manifester dans l’espace mis à sa disposition ; mais quel épanouissement va-t-il y recevoir, on ne peut le découvrir ni le déduire en partant de lui seul. Il n’est pas de l’essence de la matière, une fois reçue dans une faculté sensible, qu’elle prenne la forme de la couleur plutôt que du son. De même, il n’appartient pas davantage à la disposition générale de la capacité de connaître d’être déterminée, au plan concret, de telle façon plutôt que d’une autre. La connaissance, si on la voit comme une intériorisation du sujet et de l’objet, comme enrichissement de l’un par l’autre, demeure un événement inattendu pour l’un comme pour l’autre, et l’on ne saurait en aucune manière le déduire. Un homme qui entreprend un voyage dans le vaste monde ignore ce qu’il va rencontrer et quelles expériences il aura accumulées à son retour après bien des années. Il en est de même pour le sujet qui ne sait pas davantage ce que va lui apporter l’aventure de la connaissance. Ou encore, un invité accueilli dans une maison étrangère ne sait pas comment il sera reçu ni hébergé. De même, l’objet ignore ce qui va lui advenir dans la demeure étrangère du sujet. L’un et l’autre s’épanouiront dans la rencontre même, et par ailleurs cette plénitude aura pour chacun [64] le caractère d’un miracle et d’un pur cadeau. Leur rencontre les révélera l’un à l’autre, mais, en découvrant l’autre, chacun se découvrira lui-même, car c’est toujours et uniquement dans l’autre que la découverte peut se réaliser.

« La révélation de l’objet n’est pas possible ailleurs que dans l’espace du sujet. Là seulement, en effet, est disponible la lumière créatrice qui fait ressortir dans l’objet les possibilités qu’il est incapable de développer lui-même, pas plus que la semence ne peut donner son fruit sans la lumière du soleil. Par ailleurs, la révélation du sujet ne saurait se faire autrement que dans la rencontre avec l’objet. C’est uniquement par la contraposition de l’objet que le sujet rencontre l’occasion de faire de sa luminosité en puissance un éclairage réel, de la même manière que la lumière du soleil ne devient clarté qu’en entrant dans l’atmosphère. La connaissance de soi par le sujet exige le détour par la connaissance de l’autre ; c’est seulement en sortant de lui-même, dans sa mise au service créateur du monde, que le sujet fait l’expérience de sa signification et donc de son essence.

1.       L’objet dans le sujet

 

« Dans la recherche de l’essence de la vérité, rien ne serait plus dommageable que de voir le monde des objets comme un univers clos sur lui-même, ne postulant pas essentiellement, mais tout au plus par accident, le monde des sujets. C’est un fait qu’on se représente souvent l’objet de connaissance comme quelque chose d’achevé, de consistant et reposant sur soi. Il ne serait en rien touché par le fait d’être connu, un peu comme un paysage reste le même, qu’il soit ou non fixé en image par un peintre ou un photographe. On situe ainsi du côté du sujet la totalité du mouvement et du processus de connaissance ; on imagine que le sujet s’assimile à l’objet, assume son image et réagit sur elle jusqu’à en avoir obtenu la connaissance objective. Dans une telle conception, le monde des sujets se verrait caractérisé comme soumis au mouvement, au désir, et donc appartenant à l’ordre du créé, tandis que les objets revêtiraient en quelque sorte des traits divins en raison de leur immobilité et de leur absence de besoins.

« Il faut affirmer cependant que les objets de ce monde réclament, pour être eux-mêmes, l’espace du sujet. Ils ne se contentent pas d’envoyer dans cet espace un indicatif lointain ou des [65] messages qui seraient les témoins de leur existence indépendante. Bien au contraire, ils postulent d’eux-mêmes cet espace en vue de leurs fins les plus personnelles. Que l’on suppose un arbre sans sa parure verdoyante, sans la variété de ses couleurs d’automne ou la magnificence de ses fleurs au printemps, sans son parfum, la dureté ou l’élasticité de son écorce, sa hauteur et sa place dans le paysage environnant, ainsi que les mille autres propriétés qui le font tel que nous le connaissons : ce ne serait plus un arbre. Il requiert, en effet, un espace de sensibilité pour s’y épanouir ; il dévoile son coloris à l’intérieur d’un oeil sensible aux couleurs, il bruisse pour une oreille capable de percevoir des sons, il distille la saveur tout à fait unique de ses fruits dans une bouche étrangère qui les goûte. Il utilise lui-même cet espace offert, tout à fait comme il se sert du sol et de l’air ambiant pour grandir. Sans les espaces subjectifs de la sensibilité, il ne serait pas ce qu’il est ; il demeurerait incapable de fournir le sens, l’idée, de ce qu’il doit représenter. Bref, il n’obtient son statut décisif d,’arbre qu’en dehors de lui-même, dans le monde des sujets à l’intérieur desquels il s’épanouit. Cet achèvement n’est pas du tout un simple ajout dont il pourrait se passer, il lui est tout aussi nécessaire que les éléments naturels qui l’entourent. Et même on doit dire, si l’on considère le sens ultime de sa nature, qu’il lui est encore plus indispensable, car il lui offre la possibilité de s’accomplir dans un monde qui le dépasse, auquel pourtant il est manifestement destiné. L’espace de l’être subjectif lumineux et ouvert met à sa disposition des possibilités plus élevées de s’identifier, que ne le fait l’espace inférieur des éléments inertes. Si déjà la plante fait entrer le sol, l’air et la lumière dans sa synthèse vivante et leur donne par là une forme organique d’existence supérieure à ce qu’ils sont eux-mêmes en tant qu’inorganiques, lorsque cette totalité vivante est élevée à son tour dans l’espace de la perception sensible, elle acquiert la possibilité de se déployer en un milieu supérieur et d’exprimer par cet exhaussement la totalité de son essence. Qui oserait prétendre que cet arbre que l’on dépouille de toutes ses qualités sensibles et qu’on réduit au «principe vital» insaisissable, serait encore, en dehors de la connaissance, telle essence pleine de beauté, de sens et d’utilité, selon qu’elle a manifestement été pensée par son créateur? Abstraction faite de son espace subjectif, il ne peut plus être qu’un matériau, un substrat qui, en dépit de sa nécessité pour réaliser l’idée totale de l’arbre, n’est plus capable par lui-même d’en fournir la notion. Le concept [66] exprimant la nature complète de l’arbre requiert, pour s’achever, la présence en plus de ce substrat de quelqu’un qui le connaisse, chez qui – bien que ce soit un milieu hétérogène encore qu’analogique – sont disponibles les notes qui vont le compléter et qui sont nécessaires pour former, ensemble avec les caractéristiques du principe vital, la totalité d’un concept organique et unifié. Ce concept seul exprime ce qu’est l’arbre en vérité ou, en d’autres termes, la vérité de l’arbre. Cette vérité est le non-voilement de son être, mais l’acte qui le dévoile et fait sa vérité requiert nécessairement l’activité commune du sujet et de l’objet. Ce n’est pas une propriété attachée à l’objet seul, et que le sujet n’aurait qu’à découvrir ; la découverte, obtenue par l’acte propre du sujet, est elle-même partie essentielle du dévoilement de l’objet. Celui-ci a sa vérité objective, partie en lui-même, partie dans l’espace du sujet qui, par son activité, l’aide à devenir ce à quoi il est destiné. Cela ne signifie pas du tout que la vérité des choses deviendrait purement subjective, sinon arbitraire. Car le lieu du sens à l’intérieur du sujet est, lui aussi, dans sa spontanéité une nature déterminée ; l’activité supérieure de conceptualisation par l’esprit, où s’accomplit la synthèse des deux pôles de l’objet et du sujet, obéit elle aussi à une régulation de nature, même si elle est d’ordre spirituel. Il n’est pas contraire à l’objectivité de la vérité, que le sujet de connaissance contribue à la rendre effective, du moment que l’attitude du sujet ne dépasse pas celle d’un service d’assistance. La vérité des choses demande, par la connaissance, d’être découverte et mise au jour ; or elle ne peut, sans l’aide de la puissance inventive du sujet, être instaurée de telle manière qu’elle réponde à l’Idée du créateur. Cette Idée est par ailleurs indivisible, même si elle a besoin des pôles de connaissance de l’objet et du sujet, pour se révéler dans son unité. Ainsi l’inventivité spontanée du sujet demeure subordonnée à une activité de connaissance vraie, tournée vers la découverte objective de la vérité.

« Si l’on s’en tenait à la vision du réalisme naïf, imaginant que les qualités sensibles collent à l’objet, même indépendamment de la sensibilité qui les reçoit, il est évident que l’objet n’aurait aucunement besoin d’un déploiement dans l’espace subjectif. Il se trouverait, dans ce cas, fermé sur lui-même, et pour enrichir le sujet, il ne ferait rien d’autre, à la limite, qu’émettre des images pour communiquer une vision de son essence. Ces images seraient alors un pur doublet, mais pas du tout le [67] déploiement de l’essence ; de plus, la sensibilité ne serait pas un espace où les choses s’expriment et acquièrent un langage, étant donné qu’elles ont déjà en elles-mêmes la plénitude de leur expression et de leur signification. Bref, elles se suffisent en tant que vérité. Cette manière de voir le monde laisse totalement tomber le mystère merveilleux de la croissance mutuelle du sujet et de l’objet, de leur assistance réciproque dans l’élaboration et la découverte de la vérité. L’objet porterait en soi, de façon parfaite, sa vérité ontologique, et la vérité de la connaissance consisterait simplement dans une assimilation du sujet à ce donné déjà préexistant. Il n’y aurait aucun accès possible dès lors à ce pouvoir d’apprécier et d’interpréter le phénomène de l’apparition, qui seul donne à la chose-en-soi sa totalité et sa plénitude, sa réalité essentielle complète et pleinement significative, sa splendeur rayonnante. C’est seulement quand on a compris que l’apparition, telle que nous la saisissons comme surgissement de l’objet à l’intérieur de l’espace mis à la disposition par le sujet, est quelque chose de premier, d’original et d’indispensable pour l’objet lui-même, c’est alors qu’elle acquiert tout son poids ontologique. Car alors seulement la sphère des apparitions à l’intérieur du sujet étranger devient le champ d’expression de l’essence de l’objet, aussi essentiellement que le corps est le champ de l’expression de l’âme. Le sourire d’un visage n’est pas seulement un reflet amorti de la joie intérieure ; il en est l’expression, la communication, la mise en figure et en liberté. De même, l’apparition de l’objet n’est aucunement un pâle doublet de son essence se suffisant à elle-même ; elle est le déploiement nécessaire où commence à se manifester sa plénitude intérieure.

« Tandis que le réalisme naïf sous-estime le véritable sens de l’apparition, l’attitude critique opposée risque, pour sa part, de passer à côté de sa signification. Le réalisme a tout de même jusqu’à un certain point conscience de la plénitude de la vérité intramondaine, dans la mesure où il admet que les qualités sensibles composant la riche variété de ce monde appartiennent à la vérité des choses et à leur essence en soi. La théorie critique de la connaissance, devant laquelle la position naïve est devenue inconsistante, commence par séparer l’une de l’autre la part du sujet et celle de l’objet dans la constitution du terme de la connaissance. Cette manœuvre ne manque pas de justifications, mais elle place la notion de vérité intramondaine devant une décision lourde de conséquences. Désormais se pose la question [68] suivante : la participation du sujet doit-elle être refusée à la vérité et déniée à l’élaboration de l’essence de l’objet ; ou encore peut-on reconnaître à l’objet la possibilité de déployer sa vérité propre et objective à l’intérieur de l’espace de connaissance? La première voie conduit à un appauvrissement tragique du contenu de vérité du monde. En la suivant, on prive les choses de la plénitude de leur apparition, de ce qu’on appelle les qualités secondes qui se rapportent aux énergies spécifiques des sens- soit la couleur, le son, la saveur, l’odeur, etc. – et il ne reste plus que les qualités primaires, c’est-à-dire la temporalité et l’étendue. Même ces dernières pourraient aussi bien se dissoudre devant la critique, pour être ramenées à un a priori subjectif de la perception sensible ; alors il ne reste plus finalement aux choses, en fait de vérité, que quelques notes abstraites et non percevables, telles que l’en-soi, la substance, etc. En allant jusqu’au bout de cette démarche engagée manifestement par la critique, une tendance du réalisme moderne, par besoin de se prémunir contre le subjectivisme menaçant, s’est laissée dérouter vers une attitude qui restreint la vérité des choses et de la connaissance à une mesure minimale, de telle sorte que l’on a sacrifié la totalité du champ d’expression de la sensibilité.

« Pour remédier à cela il vaut mieux, en ce qui concerne la subjectivité de l’espace sensible, ne pas faire objection à sa participation à la constitution de la vérité de l’objet. En toute hypothèse, l’objet possède encore là son centre en lui-même. A partir de ce centre, qui est un en-soi, il rayonne dans l’espace de la connaissance pour s’y proposer de manière achevée. De ce fait, non seulement l’objet reçoit une nouvelle possibilité, celle de se déployer dans un espace supérieur, sans sacrifier pour autant son objectivité. Mais le sujet, lui aussi, se voit assigner une tâche nouvelle, celle d’être l’espace où la vérité des choses arrive à son terme. Une part de l’objet ne se déploie que dans le sujet, et celui-ci est constitué de telle manière qu’il est obligé de servir de lieu à ce déploiement. Ainsi son rôle n’est pas épuisé, lorsqu’il possède en soi l’objet ; il ne l’est que lorsqu’il se met fidèlement à sa disposition pour le conduire à son achèvement.

2. Le sujet dans l’objet

 

« Moins contestée que l’idée précédente est la vue complémentaire, selon laquelle le sujet a besoin de l’objet pour se déployer [69] et acquérir sa propre vérité. Sans la présence d’un objet dans le champ de sa réceptivité, le sujet demeure incapable de faire passer à l’acte ses possibilités de connaissance. On a levé le rideau de la scène, mais elle reste vide, le drame de la connaissance ne se joue pas. C’est seulement quand quelque chose d’étranger entre dans l’espace du sujet que celui-ci se réveille, comme la Belle au bois dormant : en même temps qu’au monde il devient présent à lui-même.

« Cette autoconnaissance n’est pas seulement suscitée du dehors par l’apparition de l’objet. En effet, la subjectivité n’est pas une grandeur achevée, qui serait déjà là de manière latente, n’attendant pour surgir que la venue de l’objet. De même que l’objet devient lui-même dans le sujet, de même le sujet prend conscience de soi par la médiation du monde qui se construit et se parachève en lui. Il ne suffit pas de dire qu’il se découvre dans le miroir des choses, c’est-à-dire en ce qu’il n’est pas : c’est dans l’élaboration même de la connaissance qu’il se constitue en soi. Sans le monde, il demeure un ‘moi’ informe, il n’a pas de figure ni de contour, aucune expression ni caractère. Il se construit seulement dans la proportion où il assume en lui le monde et l’aide à prendre figure. Ce n’est pas à dire que le ‘moi’, pour devenir lui-même, devrait de sa propre initiative se lancer dans l’aventure du monde. Il n’y a aucun motif de dire que le ‘moi’ devrait, à partir d’une considération quelconque, s’opposer un ‘non-moi’. Ce n’est pas du tout non plus comme si les objets devaient s’étaler pour que le ‘moi’ en devienne le simple spectateur, à la manière de celui qui regarde un film pour s’en faire une idée. Le monde, en effet, n’est pas le matériau mis à la disposition du sujet, afin que celui-ci en fasse l’inventaire et le classe. Les choses se présentent plutôt dans l’espace du sujet sans autre avertissement. Elles le placent devant le fait accompli de leur existence concrète, et le sujet s’éveille à la conscience par le fait qu’il est au cœur des choses et saisi par elles : il se trouve là plongé pour offrir à un monde d’objets espace et figure. Ses portes d’entrée sont déjà enfoncées et lui-même de longue date occupé au travail de la formation du monde. Sans qu’on l’ait consulté ni prévenu, il a été jeté dans l’entreprise de la connaissance. Depuis toujours, il a été embarqué en vue de l’édification du monde et ses instruments de travail se trouvent déjà à l’œuvre, dès avant qu’il en devienne conscient. Ainsi les choses ont déjà mis la main sur lui. Le sujet ne mène pas, dans le [70] monde, une existence privée, retirée et comme aristocratique, où il déciderait de plein gré d’entrer en contact avec les choses, dans la mesure où cela est à son goût. Bien plutôt, il lui faut commencer par le bas de l’échelle, dans la condition d’un dur prolétariat, sans pouvoir se défendre contre les choses et contre le travail qu’elles exigent. On doit obligatoirement faire ce travail, si l’on veut purement et simplement vivre comme sujet. La réceptivité du sujet, par où débute le processus de la connaissance, le condamne aux travaux forcés. Il lui faut d’abord apprendre à obéir, avant d’être à même de dominer le monde et de se poser soi-même. Dans le premier acte de son surgissement, le savoir est un service, car il débute par une mise en demeure imposée par le monde, et le jugement ne vient qu’au terme. Autrement dit, il commence par le contraire de ce qui paraît la caractéristique principale de la connaissance, c’est-à-dire la détermination, par le jugement : à son départ, en effet, on a l’invasion inattendue d’objets arrivant en vrac et jetés pêle-mêle dans les espaces libres du sujet. Et de même qu’ils sont imprévus, il n’existe non plus aucune logique dans l’ordonnance de leur série ; tout cela est, au contraire, totalement confus. C’est seulement par le travail pénible de la classification et de la division, de l’analyse et de la synthèse, que le sujet récupère peu à peu sa liberté. En un premier temps, il se trouve totalement dépossédé par le monde ; seule son activité comme sujet lui procure la récompense de son travail, qui sera de découvrir son caractère propre en tant que ‘moi’ consistant en soi, achevé et dominant sur le monde. Cette récompense est d’une richesse inattendue. En effet, dans son travail, le sujet est conscient que le chaos, d’où il se dégage avec peine, est la plénitude du monde et que cette plénitude lui a été donnée en cadeau dans son intériorité. D’abord il se croyait perdu dans le monde, mais dans la mesure où il s’éveille à lui-même en se tournant vers les choses, il comprend que le monde lui est également intériorisé. Il ne possède pas seulement des ‘décalques’ des choses, mais il en saisit quelque chose que précisément les objets ne détiennent pas en eux-mêmes, c’est-à-dire leur expression, leur déploiement dans les formes de l’apparition sensible. Et grâce à cette part de la vérité objective propre au sujet, celui-ci entre plus avant dans la vérité de l’essence que les choses gardent en elles-mêmes et dans leur Idée. Loin de s’évader en quelque sorte, par de pénibles raisonnements, hors de la prison d’une subjectivité close, pour essayer d’attraper au dehors une ‘vérité en soi’ [71] toujours menacée et douteuse, le sujet est déjà d’avance plongé dans la plénitude la plus riche de la «vérité en soi’ ; il n’a plus qu’à la saisir et à se comporter lui-même de manière à la travailler pour la transformer aussi en une «vérité pour soi’, c’est-à-dire pour le sujet. Au départ de son activité de connaissance, il est si peu isolé qu’il vit dans un brouhaha d’objets qui lui parlent et montrent leur vérité. S’il y a un côté éprouvant de la connaissance, il consiste seulement en ce qu’il faut comprendre ces voix et interpréter leurs multiples langages. Le sujet apprend à saisir la lettre sensible des mots comme l’expression d’un contenu spirituel, à la lire comme manifestation d’un sens qui habite le signe ; et c’est en constatant de cette manière (qu’il faudra approfondir) l’écart et le rapport entre expression et expressivité qu’il s’approprie la mesure de l’objet et, par conséquent, de sa vérité. Ces mesures se trouvent déjà, à cause de la forme réceptive du sujet, imprimées dans son espace intérieur (‘species impressa’) ; elles sont ensuite, par la spontanéité du sujet (en tant qu’intellect agent), transformées en mesures conscientes mesurées par la propre mesure de sa conscience (‘species expressa’). C’est dans cet acte premier, où le sujet est mesuré par les choses, puis applique sa propre mesure et celle des choses, que se construisent simultanément le monde et le ‘moi’. En se conformant consciemment et en se mesurant à la règle imposée par les choses, le ‘moi’ acquiert sa propre mesure, il reçoit sa structure interne et sa proportion : de la même manière, une statue reçoit sa forme des coups qui la martèlent du dehors, ou encore une masse diluée se cristallise de l’intérieur et se donne une structure. D’un côté, les contenus et les formes de vérité sont présentés de l’extérieur ; c’est par l’expérience et la tradition que le sujet accumule à la longue un trésor de vérités. D’un autre côté le sujet, dès qu’il s’éveille à la conscience, devient capable de faire l’inventaire de ce trésor toujours grossissant, à le mesurer selon sa norme personnelle, à lui donner le visage qui correspond à cette norme, procédant par choix et élimination, par classement des multiples significations, par accentuations et appréciations diverses. Plus il fait de progrès dans cette maîtrise, plus il est apte d’une part à voir les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, d’autre part à les apprécier selon qu’elles répondent à leur propre vérité. L’un et l’autre aspect se recouvrent toujours davantage, au rythme du progrès des connaissances ; le sujet, selon son expérience grandissante, devient de plus en plus informé par le monde, parce qu’aussi [72] une part plus grande de la vérité du monde se fait présente à son imagination. Et précisément en raison de cela, l’image du monde devient réciproquement plus personnelle, parce que la mesure de la conscience qu’on lui applique, devient plus englobante et plus perfectionnée. Plus le sujet se comprend comme une partie du monde et fait éclater, par une éducation croissante, l’étroitesse de sa subjectivité d’enfant encore repliée sur soi, pour s’aligner sur le sens total des choses, plus il acquiert aussi le droit d’ajouter sa parole personnelle, décisive et créatrice à la constitution de la vérité intramondaine.

« L’apport créateur du sujet ainsi formé n’est pas arbitraire, résultant purement des intérêts et des motivations d’une subjectivité égoïste. Autrement dit, le sens de la connaissance n’arien à voir avec une quelconque volonté de puissance. C’est qu’en effet l’apport subjectif ne sera créateur que s’il reste dans la ligne de l’attitude fondamentale à laquelle doit se plier le sujet, en vertu de sa nature réceptive, attitude qui est disponibilité au service de la vérité. Est première dans la connaissance, non pas la volonté de dominer, mais l’attitude de service. Ce n’est même pas la tendance à donner satisfaction à l’appétit de connaître (‘appetitus naturalis’) : celui-ci, en effet, ne surgit qu’après la mise en route de la fonction assimilatrice, tournée vers la représentation désintéressée de la vérité en dehors de soi. La première leçon que l’existence concrète donne au sujet est celle du don de soi et non pas celle de la domination intéressée. Et la seconde suit immédiatement, qui fait comprendre que le désintéressement du sujet lui ouvre davantage le monde et lui apporte plus de vérité que toute attitude égoïste, où l’on ne perçoit que ce que l’on écoute avec plaisir, et non pas ce qui existe en soi et est vérité.

« La première irruption du monde chez le sujet peut apparaître presque comme une violence brutale. Le sujet est contraint de se donner à la chose ; c’est seulement dans la suite que l’occasion lui est offerte de ratifier volontairement ce qu’i1reçoit de force. Mais l’homme et la femme qui veulent élever un enfant sont aussi contraints de se soumettre à des lois de nature indépendantes de leur liberté. De la même manière, le fruit spirituel de la connaissance ne mûrit pas autrement qu’en étant d’abord soumis à une contrainte naturelle. Il est donc faux de dire que le ‘moi’, pour arriver à se connaître, aurait, de par une liberté nécessairement ainsi constituée, à s’opposer un ‘non-moi’ en vue de se retrouver à partir de [73] l’autre. Supposer une telle liberté chez le sujet, ce serait lui accorder dès le départ un ‘moi’ divin, lequel justement n’aurait alors nul besoin d’un ‘non-moi’ pour parvenir à la conscience. Le caractère créé du sujet fini se signale, au contraire, de façon bien plus nette en ce qu’il est déjà de toutes façons mis au service, avant qu’il ne s’éveille à soi-même. En se soumettant il s’éveille, et cet éveil suivra toujours la mesure selon laquelle on se met au service dans l’oubli de soi. Si vastes que puissent apparaître au sujet ses espaces intérieurs, ils restent vides et stériles tant qu’i1s ne sont pas peuplés par les choses et comblés par le travail qui façonne leur figure. Quant à ses moyens propres, le sujet n’a pas à s’en préoccuper ; ils suivent immédiatement d’eux-mêmes, dès qu’il se tourne vers le monde pour se mettre au service. En tant qu’esprit, il lui revient seulement d’entrer dans le mouvement d’accueil et de collaboration qui est déjà le sien en tant qu’il est nature.

3. La double figure de la vérité

 

« La saisie de l’objet par le sujet prend son point de départ dans les images engendrées à l’intérieur du sujet, et dans leur perception. L’image sensible et sa perception constituent ainsi une parfaite unité, où se tiennent en balance l’aspect réceptif et spontané de l’imagination, la prestation de l’objet à l’intérieur de la subjectivité et celle du sujet en tant que reproduction créatrice de l’impulsion de l’objet. La perception est achevée lorsque l’image se trouve à l’intérieur, mais ce n’est pas encore pour autant une connaissance. En effet, en tant que perception, elle est tout à fait immédiate : personne ne peut exprimer adéquatement par des mots ce que veut dire voir du rouge ou savourer quelque chose de doux. Ainsi l’image sensible représente un contact particulièrement étroit entre le sujet et l’objet, et si intime qu’il est impossible vraiment d’en dire plus. L’objet s’est signalé à l’intérieur du sujet avec un langage qui d’abord est pure expressivité et qui, en tant que tel, n’indique rien sur l’essence de l’objet ni sur celle du sujet, tels qu’ils sont en eux-mêmes. Cependant cette expression de l’objet dans le langage des images sensibles contient tout ce que le sujet reçoit directement de l’objet pour l’appréhender. Même lorsque, sur la base des images, il pénètrera jusqu’à l’essence invisible et à l’être de l’objet, il ne fera cette rencontre jamais ailleurs que dans l’expression de l’image sensible ; il ne [74] découvrira jamais le sens de la parole que dans la parole elle-même.

« La capacité de découvrir ce sens, autrement dit de dépasser l’image pour rencontrer le support expressif de cette image, a pour fondement le fait que la sensibilité du sujet n’est pas fermée sur soi, mais se situe à l’intérieur de la totalité de l’espace de connaissance spirituelle, dont elle constitue une partie. C’est là, dans cet espace qui est essentiellement conscience, c’est-à-dire dans l’unité réflexe de l’être, que l’image devient significative comme expression de ce qui n’apparaît pas de l’objet. A partir de l’unité de sa conscience, le sujet peut réaliser trois choses. D’abord il est apte à rassembler synthétiquement l’image étalée dans l’espace, et à la saisir comme unité : c’est ainsi qu’il pose l’unité de l’aperception. Ensuite, par le fait qu’il possède, dans sa subjectivité, une connaissance immédiate du rapport entre le sens intérieur et l’expression extériorisée par la sensibilité, il peut, dépassant l’image unifiée dans l’aperception, lui attribuer l’unité d’un sens interne spirituel, c’est-à-dire un contenu d’essence : on a ainsi l’unité du concept. Finalement, en éprouvant dans sa conscience l’unité de l’être existant, sans préjudice du fait premier de l’analogie et de la distance qui distingue son être propre de l’être absolu, le sujet se trouve en état d’assigner au complexe d’essence perçu dans l’image une existence elle-même objective et indépendante de la pensée : il fonde ainsi l’unité de l’existence concrète.

« Ces trois synthèses de l’aperception sensible, de l’essence ou du concept, de l’existence, découlent toutes les trois de la puissance commune de l’esprit éveillé à la conscience, et qui synthétise et fonde l’unité parce qu’il fonde l’être. Toutefois, ce qui pourrait paraître ici une opération de connaissance totalement souveraine et créatrice est tout autant à rapporter à la réceptivité de la capacité de connaissance. En effet, d’une part l’unité de la conscience ne se produit pas autrement que sur la base de l’impulsion produite par l’objet sur l’imagination, autrement dit sur la base d’un processus naturel indépendant de toute décision spirituelle. Et d’autre part l’être dévoilé et saisi par la conscience n’est pas seulement l’être propre de l’esprit, mais bien expressément l’être commun, et donc dans la même immédiateté l’être du sujet et l’être du monde extérieur. L’assignation spontanée du sens et de l’être n’est pas univoquement à comprendre comme un investissement de l’objet étranger par [75] la richesse personnelle du sujet ; c’est plutôt une désignation de ce qui appartient toujours et originairement à l’objet, et qui est tel même dans l’autoconnaissance du sujet.

« En étant capable d’interpréter l’unité de la perception comme unité de signification et donc d’essence, le sujet extrait de l’image le sens spirituel avec son contexte qui, en tant que tel, ne réside pas dans le sensible. L’image sensible est sans relief, mais parce que le sujet est doué de sens et s’y connaît, il est capable de considérer l’image nue sur un plan élargi de perspective. Il est capable d’animer la multiplicité inarticulée qui se présentait dans la perception, en faisant ressortir l’essentiel et en mettant à l’arrière-plan ce qui ne l’est pas ; il peut saisir une figure particulière comme l’effet d’une force qui l’habite nécessairement, tout en n’apparaissant pas, éclairer ce qui est aperçu en l’inscrivant dans des contextes plus larges et des notions déjà connues. Par cette activité multiple s’accomplit simultanément le passage de la perception au concept (‘abstractio speciei a phantasmate’) et l’insertion du sens spirituel dans la perception (‘conversio intellectus ad phantasma’). Et de nouveau ici, deux mouvements sont simultanés : il y a une espèce de divination créatrice du sujet qui, avec la puissance spontanée de la connaissance, devine en quelque sorte le spirituel en le tirant du sensible, (il s’agit bien d’une manière de deviner et non d’une intuition directe de l’essence : la preuve en est le simple fait des erreurs si fréquentes dans l’interprétation de l’image perçue) ; mais c’est une divination dont l’appel et l’exigence viennent de l’image elle-même.

« Le même processus se répète finalement, comme on l’a déjà indiqué, dans la position de l’existence, qui est l’élaboration la plus haute et pour ainsi dire la plus audacieuse de la connaissance, puisque l’image en elle-même ne trahit rien de cette existence et ne la possède même pas. Et cependant l’image suffit pour donner au sujet, en même temps que la conscience de soi, la persuasion que la synthèse de sens dégagée de l’image ne pourrait devenir intelligible à partir du lieu interne de sa propre existence personnelle, mais exige directement la position d’une réalité indépendante de la pensée. Ainsi surgit réellement dans la connaissance une sorte d’identité entre le sujet et l’objet par le fait que, moyennant le signe sensible, le langage émanant de l’essence de l’objet devient audible et intelligible, mais bien entendu par le truchement du ‘verbe’ exprimé par le sujet en personne (‘verbum mentis’). Les deux [76] langages se recouvrent et, dans cette coïncidence, le sujet peut prendre la mesure de l’objet, celle de son essence comme celle de son existence concrète. C’est ainsi qu’il possède la vérité de l’objet en soi, inscrite dans l’unité de sa propre mesure, c’est-à-dire de sa conscience réflexe. Cependant cette identité s’efface tout de suite et, dans l’instant même de son surgissement, cède la place à une opposition décisive du connaissant et du connu, étant donné que, à l’intérieur de la conscience, le connu est présent comme connu et non comme connaissant. C’est seulement quand il saisit l’objet comme un étant pour-soi dans son opposition que le sujet possède l’entière mesure de sa vérité. Bref, c’est par l’immanence de l’objet dans la conscience que sa transcendance devient finalement intelligible.

« Par le lien indissoluble du réceptif et du spontané dans la connaissance, le rapport entre le sujet et l’objet et de ce fait la vérité elle-même reçoivent une note remarquable de bipolarité. Nous l’avons déjà signalée de multiples manières, mais nous allons lui donner ici un nouveau visage et l’on verra que les deux versants de la vérité peuvent recevoir des noms nouveaux et pleins de significations.

« Selon que la spontanéité de la connaissance se trouve entièrement au service de la réceptivité (autrement dit : l’intellect agent est l’instrument de l’intellect possible, c’est-à-dire de la raison théorique), la connaissance de la vérité et la vérité de la connaissance sont synonymes d’objectivité stricte. La vérité comme mesure de l’être est l’expression de ce qui est. Tout gauchissement dans la reproduction précise du contenu de la chose est aussi du même coup un écart par rapport à la vérité. L’esprit n’a pas, en effet, la tâche de s’inventer un monde peut-être plus beau et meilleur que celui qui existe de fait. Il a à prononcer ce qui est. Son attitude première consiste donc à vouloir une parfaite conformité avec la chose. Il doit se présenter ouvert au donné, de manière que celui-ci se montre à lui avec la plus grande fidélité possible. Il doit l’aborder sans aucune affirmation préjudicielle, sans aucune théorie préconçue concernant l’objet ou concernant son propre acte de connaissance ; c’est ainsi qu’il pourra d’emblée percevoir, avec la plus grande précision, le message de l’objet. Pour le sujet connaissant, le milieu dans lequel l’objet s’exprime doit être d’abord tout à fait indifférent, que ce milieu soit celui d’un sujet ou non. Ainsi prétendre, en raison de la subjectivité du milieu où l’objet apparaît – qui d’ailleurs n’est pas sans influencer la [77] manière du surgissement de l’apparition –, considérer aussi comme subjectif ce qui apparaît en le ramenant par exemple, pour l’y réduire, à des formes a priori de la perception et de l’activité informatrice de l’esprit, serait aborder l’objet avec un énorme préjugé : on aurait déjà dénié d’avance à l’objet la possibilité de s’extérioriser et de se manifester en sa réalité originelle. Tant que le sujet garde la volonté d’être objectif, tant qu’il met à la disposition de l’objet son propre espace spirituel (sensible ou intelligible) pour aider à construire son apparition, il n’a aucunement à craindre d’empiéter sur le domaine de la vérité à cause de sa propre subjectivité. Le fait que la fonction de la sensibilité est purement médiatrice l’empêche de causer préjudice à cette vérité (à condition que l’on considère celle-ci en sa totalité et non dans une abstraction désincarnée). L’attitude foncière du sujet connaissant ne peut, en conséquence, être autre chose que l’exigence phénoménologique d’une disponibilité d’accueil totale et indifférente, ne souhaitant rien de plus au départ que de recueillir et reproduire le phénomène dans sa pureté la plus authentique. Cette attitude mérite le nom de justice, car elle accorde et mesure au donné, avec une entière intégrité, tout ce qui lui appartient. Que fasse défaut cette attitude, alors la connaissance cesse d’être vraie.

« Mais d’un autre côté, par le simple fait de la connaissance, un rapport nouveau et original est né entre le sujet et l’objet. Si l’on rend justice au donné, on ne peut évidemment parler, sans plus, d’une quelconque revendication de droit chez l’objet. En effet, le sujet n’a pas seulement mis sa sphère intérieure de perception à la disposition de l’objet pour que celui-ci se déploie et se donne à connaître – ce qu’il n’aurait pu faire tout seul – ; il lui a prêté, en outre, instrumentalement pour rendre intelligible cette représentation, sa propre sphère spirituelle intérieure, et donc ce qu’il a de plus personnel. Ainsi la stricte objectivité du sujet signifie une avance faite à l’objet, de même que l’ouverture de la sensibilité signifiait pour l’objet une sorte de faveur. Le fait que lui soit proposé cet espace spirituel, où il peut développer ses possibilités propres, ne saurait être ramené à une ‘exigence’ de sa part. Car être sujet, cela signifie que l’on possède un domaine intérieur personnel, libre et souverain, bien éloigné de se présenter comme une pure ‘table rase’, où l’on peut inscrire à son gré tout ce qui vient à la pensée. Cette ‘table’ est faite du matériau le plus précieux que le monde connaisse, nous voulons dire l’esprit. Toute impression [78] qu’on y laisse peut avoir des conséquences incalculables sur la vie personnelle, car on ne peut toucher la sensibilité d’un sujet sans que l’on n’atteigne en même temps le fond de la personnalité spirituelle où réside la sensibilité.

« Le sujet, dans la mesure où il est esprit et jouit de la conscience de soi, est libre et se détermine personnellement ; mais quand une nature libre se prête ainsi à une autre pour servir ses fins, cette autre contracte du même coup une obligation. L’image de l’objet, peut-être passagère et sans guère d’importance, est quand même ‘éternisée’ dans le savoir et la mémoire du sujet spirituel. Et la connaissance ne représente pas seulement l’empreinte d’une image, avec son reflet dans le sujet ; elle est, en tant que vision de l’essence, une élaboration en profondeur et divinatoire ; en tant qu’objectivation, elle est une reconnaissance et confirmation, une légitimation et une déclaration du caractère incontestable de l’existence de l’objet. S’il arrivait jamais que l’objet soit tenté de douter de lui-même, de son existence concrète et de son identité, il n’aurait qu’à se reporter à cette affirmation du sujet pour retrouver sa sécurité. Avoir été une fois dévoilé ne fut pas chose vaine, car c’est dans cette relation de vérité qu’il a trouvé sa plénitude ; c’est elle qui lui a confirmé que sa mesure d’être était juste et authentique. S’il n’est pas lui-même un sujet, il n’aurait pas pu prendre de par soi cette mesure et donc n’aurait pu s’identifier à lui-même, dans l’unité qu’il obtient seulement par son entrée dans la lumière d’une conscience spirituelle. Cette unité, en effet, dépasse essentiellement celle de la pure réalité de fait. C’est l’unité de l’essence, et celle-ci ne s’exprime qu’imparfaitement en chacune de ses formes accidentelles, elle ne dessine son contour que dans le contexte total du monde et finalement n’acquiert sa perfection originelle que dans l’Idée créatrice de Dieu. Car l’unité véritable de l’objet se pose là dans sa fondation créatrice et le sujet connaissant collabore, lui aussi, à cette élaboration active. Le verbe mental (‘verbum mentale’), où surgit ainsi le sens et l’être de l’objet, est bien plus qu’un simple cliché de la facticité brute de l’objet. C’est uniquement grâce au sujet qu’il peut découvrir son sens final, lequel s’accomplit seulement dans l’espace supérieur de l’esprit. Dans le miroir créateur du sujet lui sera proposée l’image de ce qu’il est, de ce qu’il peut et doit être. Or cette activité créatrice du sujet n’a plus rien de commun avec une simple attitude de justice ; elle est, bien plutôt, un acte d’amour que l’objet n’est pas [79] en droit d’exiger. Même si le sujet s’applique normalement à la plus grande objectivité possible, cette volonté de faire ressortir l’objet dans sa vérité est tout de même quelque chose qui dépasse la justice et plonge ses racines dans un amour spontané. Ce n’est pas à dire que ce serait déjà l’amour spirituel et libre au sens fort, car la connaissance ne commence pas justement par un attachement libre du sujet à l’objet, mais plutôt dans le fait nécessaire de la réflexion sur soi en vue de connaître. Toutefois, dans la mesure où le sujet se trouve, dès le départ, confronté à ce don de soi, l’exerce en chaque acte de connaissance et, par là même, le sanctionne, on voit déjà se profiler la racine du don qui sera élevé, dans son développement conscient et libre, au rang d’amour spirituel. Cet amour colore par conséquent aussi l’attitude de justice, laquelle inclut et suppose, en tant que volonté de service de la vérité, une attitude d’abnégation. La stricte justice, requise dans la vérité, ne serait pas possible sans ce moment, qui se trouve toujours au-delà de la justice, qui la tempère, l’élève et la situe, à plusieurs niveaux et de manières diverses, dans une sphère supérieure.

« Ainsi donc, l’aspect créateur de la connaissance humaine est une participation analogique de la créature à l’acte de mesure créateur de la vérité par la connaissance divine originaire et fondatrice. C’est cette capacité qui élève gratuitement dans la sphère propre de l’esprit ce qui s’offre à être connu, afin de lui donner la possibilité de se déployer à partir de l’énergie et de la lumière du sujet, avant même de passer au stade de la connaissance objective. Et encore faut-il ajouter que son objectivité, à laquelle le sujet lui-même a fourni sa collaboration, se trouve de manière inattendue élargie et surélevée à la mesure et l’image vraie de l’objet, telle que l’amour seul, en l’inventant, peut la contempler. Seul, en effet, le regard créateur de l’amour est capable d’appliquer au donné sa mesure, et de lui présenter le miroir qui contient sa vérité dernière, c’est-à-dire objective ; il en est ainsi parce que le regard de Dieu sur sa créature n’est pas non plus la rigueur de celui qui juge en stricte justice, mais c’est le regard de la miséricorde. Nous reviendrons plus loin sur ce thème ».

b) Bref exposé

Les deux pôles, subjectif et objectif, de la connaissance sont considérés dans leur unité. Or, leur rencontre est un événement toujours inattendu et comme miraculeux (p. 63 et 64).

À nouveau, la démarche se dédouble, selon que le mouvement de la ren­contre cognitive va de l’objet au sujet (1) ou du sujet à l’objet (2), ce dynamisme demeu­rant irréductible­ment bipolaire (3).

1’) L’objet dans le sujet

L’objet ne déploie sa vérité que dans le sujet et non pas en lui-même. En effet, dans la connaissance, le premier est reçu dans l’espace intérieur du second [21] ; or, la sensibilité et, a for­tiori, l’esprit élèvent l’objet à un niveau d’être que lui interdit son être propre ; il est introduit dans un monde qui le dépasse et, accomplissant ses virtualités, y déploie toute sa richesse (p. 64-66).

Cette thèse s’oppose à deux positions extrêmes : le réalisme naïf pour qui l’objet trouve son achèvement hors toute référence à l’esprit et qui fait de l’image un pur doublet de la chose ; l’attitude critique qui sacrifie l’objectivité de l’être au profit du seul espace intérieur et « prive les choses de la plénitude de leur apparition » (p. 66-68).

2’) Le sujet dans l’objet

Dans l’autre sens, le sujet n’accède à la vérité que par le monde de l’objet. Déjà, le monde permet au sujet de s’éveiller à lui-même et d’ainsi se connaître. Mais, plus profon­dément, c’est par la médiation du monde que, de l’intérieur, se construit la conscience de soi. En effet, au point de départ, les choses investissent les espaces du sujet de sorte que celui-ci leur est soumis et ne s’en différencie pas ; puis, peu à peu, en classifiant, en mesu­rant, le sujet cesse d’être mesuré par les choses mais les mesure, distinguant simultané­ment le moi et le monde (p. 68-72).

Balthasar s’oppose donc à l’erreur identifiant l’attitude du sujet connaissant à une volonté de domination exercée sur l’objet [22], pour faire de la connaissance de la vérité un service – autre catégorie centrale – que le sujet rend au monde (p. 72-73).

3’) La double figure de la vérité

La connaissance est constituée d’une bipolarité irréductible et dynamique.

Celle-ci se présente, ainsi qu’on l’a déjà vu, comme spontanéité et réceptivité. D’une part, la connaissance est activité de synthèse ou d’unification. Celle-ci se déploie au triple plan de l’aperception sensible dans l’unité d’une image, du contenu de l’essence dans l’unité d’un concept, de l’être dans l’unité d’un existant concret. D’autre part, à considérer ces mêmes trois plans, le connaître est tout autant réceptivité d’un donné qui dépasse toute mesure interne. En effet, « à l’intérieur de la conscience, le connu est présent comme connu et non comme connaissant » (p. 73-76, ici p. 76).

Puis, les deux pôles de réceptivité et de spontanéité sont envisagés non plus l’un en face de l’autre, mais dans leur entrejeu, sans qu’il soit jamais possible de résorber tout mouve­ment de va-et-vient. D’un côté, la spontanéité de la connaissance se trouve entièrement mise au service de la réceptivité ; autrement dit, la vérité est mesurée par l’objectivité de l’être ; or, être adéquat à la chose, c’est lui être a-justé ; par conséquent, l’attitude de totale disponibilité du sujet mérite le nom de justice. De l’autre côté, la réceptivité est assumée dans la spontanéité de la connaissance, elle élève l’objet à sa propre sphère spirituelle ; or, l’objet n’est pas en droit d’exiger le miroir créateur du sujet qui lui est proposé ; la gra­tuité du don s’identifiant à l’amour, l’activité créatrice du sujet constitue donc un acte d’amour pour l’objet. Dès lors, au terme de cette première partie, la vérité se présente comme justice et amour ; non seulement le sujet rend justice à l’objet, mais, et surtout, il l’aime (p. 76-79). Une nouvelle fois s’ébauche ici de manière implicite l’ontophanie, c’est-à-dire l’être comme mystère : la justice qui mesure est à l’amour qui se donne sans mesure, ce que la figure (finie) est au fond (infini).

c) Commentaire

La première clé est fournie par l’intention de Balthasar : fonder une épistémologie jésuite. C’est ce qu’il confie dans une importante lettre, en 1945. La seconde est l’ontologie du mystère que systématise la constitution ontophanique.

Les propositions de Balthasar sont riches et très suggestives. Elles permettent de dépasser bien des tensions entre réalisme et idéalisme, sous sa forme kantienne ou husserlienne.

Pour autant, a-t-il tout expliqué de la connaissance ? Nous ne le croyons pas. D’une par, demeure le mystère de la connaissance qu’est l’unité du connaissant et du connu. D’autre part, il concède trop à une pensée de la polarité, peut-être héritée de Guardini.

Redisons-le, nous reparlerons en détail de l’épistémologie balthasarienne dans le chapitre final sur la connaissance comme amour.

Pascal Ide

[1] Introduction à l’étude du problème religieux, Paris, Aubier, 1944.

[2] Léo Elders, La philosophie de la nature de saint Thomas d’Aquin, p. 484.

[3] Réginlad Garrigou-Lagrange, « La surnaturalité de la foi », Revue thomiste, 22 (1914), p. 17-38, ici p. 33-34.

[4] De Ver., q. 2, a. 2, corpus.

[5] Propos recueillis dans Ecclesia, Noël 1963, p. 53.

[6] Cf. par exemple le classique de Pierre Courcelle, Connais toi toi-même. De Socrate à saint Bernard, Paris, 1974-1975, qui insiste surtout sur l’aspect moral du précepte delphique.

[7] François Xavier Putallaz, Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, coll. « Études de philosophie médiévale » LXVI, Paris, Vrin, 1991.

[8] Ibid., p. 284-289. Dans les p. 289 à 304 de sa conclusion, le philosophe valeisan confronte son interprétation à d’autres parues sur le même thème : son intention n’est alors pas de dialoguer avec les penseurs contemporains sur ce sujet mais de mieux comprendre ce qui s’est passé à la fin du XIII siècle et qui conduit à GuIllaume d’Occam.

[9] Cf. ST, Ia-IIae, q. 15, a. 1, ad 3um, début.

[10] De Ver., q. 2, a. 2, corpus.

[11] De Ver., q. 2, a. 2, corpus.

[12] Maurice Blondel, L’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, p. 97, note 1 : Œuvres complètes. Volume 1. 1893. Les deux thèses, Claude Troisfontaines (éd.), Paris, p.u.f., 1995, p. 131, note 1.

[13] Cf. Simon L. Franck, L’inconcevable. Introduction ontologique à la philosophie de la religion, trad. Pierre Caussat, Paris, Le Cerf et Ad Solem, 2008.

[14] Bibliographie primaire : Karol Wojtyla, Personne et acte, Paris, Centurion, 1983 ; cf. aussi « Le personnalisme thomiste », in En Esprit et en vérité. Recueil de textes 1949-1978, Paris, Centurion, 1980, p. 88-102.

Bibliographie secondaire : Rocco Buttiglione, La pensée de Karol Wojtyla, trad., Paris, Communio-Fayard, 1984 et la discussion très intéressante de Georges Kalinowski, Autour de ‘Personne et acte’ de Karol Cardinal Wojtyla. Articles et conférences sur une rencontre du thomisme avec la phénoménologie, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1987, notamment p. 103-123.

[15] Cf. Roger Troisfontaines, De l’existence à l’être. La philosophie de Gabriel Marcel, coll. « Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de Namur » 16, Louvain, Nauwelaerts et Paris, Béatrice Nauwelaerts, 1968, 2 tomes, notamment chap. VI « La Sensation », p. 165-171.

[16] Gabriel Marcel, Journal métaphysique, p. 131.

[17] La Gloire et la Croix, tome 1, p. 342.

[18] Présence et prophétie, p. 95.

[19] p. 70 s.

[20] Hans Urs von Balthasar, La Théologique. I. La vérité du monde, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 11, Namur, Culture et Vérité, 1994, « Sujet et objet », p. 63-79 ; Phénoménologie de la vérité. La vérité du monde, trad. Robert Givord, coll. « Bibliothèque des Archives de Philosophie », Paris, Beauchesne, 1952, « Sujet et objet », p. 45-62.

[21] On notera que Balthasar parle encore d’espace et point encore d’intimité : celle-ci appelle l’intervention de la liberté spirituelle ; or, il n’en sera question que dans la deuxième partie de l’ouvrage.

[22] Et, implicitement et symétriquement à cette attitude plus idéaliste, il s’oppose aussi à l’indifférence du monde à l’égard du sujet prônée par le réalisme naïf.

14.4.2025
 

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